Qu'est-ce qu'un pyromane? Dans le langage courant il s'agit d'un incendiaire, occasionnel ou habituel, quelqu'un de dangereux de toute façon. En fait le passage à l'acte n'est pas une obligation. Un pyromane peut être tout simplement fasciné par le feu.
Dans Le pyromane , le narrateur de Thomas Kryzaniac relèverait de la catégorie des sujets simplement fascinés par le feu. Encore qu'il est bien difficile de ne parler que de fascination dans son cas. Il s'agirait plutôt d'une obsession et le récit ne permet même pas d'être absolument sûr qu'il n'y a jamais eu de sa part de passages à l'acte, tant imagination et réalité peuvent se confondre dans son esprit.
D'ailleurs n'est-il pas passé d'une obsession l'autre? Avant que d'être obsédé par le feu, il l'était, enfant, par les chats écrasés sur la route traversant son petit village d'Alsace. Il en tenait registre dans un cahier. Son obsession n'avait cessé que quand il avait découvert que quelqu'un en avait fait périr une vingtaine sur un bûcher, dans un grand feu de joie, au milieu d'un champ:
"Personne ne brûlait les chats dans le village. C'était l'acte d'un homme isolé, étranger à nos manières, un homme excédé, comme moi, par ces satanées bêtes, et qui avait voulu exprimer sa colère. Il n'y avait aucun indice à proximité, rien qui pût permettre d'identifier mon allié, mon ami."
Parvenu à l'âge adulte, le narrateur vit reclus dans un appartement à Strasbourg, comprenant un salon, une chambre, une cuisine et une salle de bains. Il est tellement obsédé par le feu qu'il l'a vidé de tout ce qui peut s'enflammer facilement: "les papiers, les plantes, les meubles et même les livres", ne gardant que le strict nécessaire pour subsister.
Il est tout le temps sur le qui-vive. Il dort mal:
"Je vérifie sans arrêt si ma gazinière est bien coupée, si je n'ai pas laissé une casserole sur le feu. Cette routine transforme mon mode de vie. Parfois je me sens si mal que je n'arrive pas à sortir de chez moi: je vérifie, je vérifie encore, mais sitôt le pas de la porte franchi, je me demande si j'ai vraiment bien vérifié, si je ne me suis pas mis ça en tête pour une raison ou une autre, alors je rentre chez moi, et comme je sais que ce manège peut durer des heures, je renonce finalement à sortir."
Il aurait bien besoin d'un allié, d'un ami pour conjurer cette menace d'incendie. Après que son canari est mort, en qui il avait fondé beaucoup d'espoirs, il croit un moment l'avoir trouvé en la personne de son nouveau voisin du dessus, Eric Reuner, un artiste-peintre, qui peint des visages de femmes "noyées sous des couches de détritus et des matériaux de récupération collés à même la toile":
"La beauté de ces femmes est suggérée derrière la souillure, par un contraste maladroit; je prends pitié d'elles, trop anxieux pour ne pas m'identifier à une représentation du malheur."
Mais le courant ne passe pas entre ces deux solitaires, volontiers lunatiques, en dépit de plusieurs tentatives, qui émaillent le récit. Peut-être sont-ils au fond trop semblables ou, au contraire, trop dissemblables. Et l'obsession du feu ne cessera pour le narrateur, comme ce fut le cas avec celle des chats que par une rupture qui ne se produira qu'à la toute fin du livre et dont il prendra, cette fois, l'initiative.
Le roman de Thomas Kryzaniac est obsédant. L'obsession de son narrateur, qui ébranle sa confiance en lui-même, est communicative. Il la communique en décrivant ses états d'âme et le dénuement dans lequel il vit et qui ne laisse place qu'à son obsession. Le récit introspectif, servi par un style dépouillé, ressemble à un examen clinique. De quoi frissonner en le lisant. Comme l'eau fait au contact du feu.
Tout autour de son personnage, les êtres et les choses prennent des côtés sinistres, qu'il s'agisse des lieux de Strasbourg qu'il arpente, de l'accumulation des faits divers sordides qu'il lit dans les journaux, de la musique de jazz, du hard bop, qu'écoute Eric Reuner et qui pollue son univers sonore, des révélations que ce dernier fait involontairement sur lui-même et que fait également sur lui un visiteur, Arthur Grünewald, qui se présente comme son psychiatre...
Quand la rupture se produit, quelque terrible qu'elle soit, le lecteur pousse un soupir de soulagement et comprend que le narrateur, délivré, puisse exprimer le sien en ces termes:
"A partir de là je ne me suis plus beaucoup soucié du feu."
Francis Richard
Le pyromane, Thomas Kryzaniac, 208 pages, L'Age d'Homme