C'est le 3 octobre 2013.
Un bateau venu de Libye, chargé de plus de cinq cents migrants, a fait naufrage ce matin à moins de deux kilomètres des côtes de l''île de Lampedusa; près de trois cents victimes seraient à déplorer.
Dans A ce stade de la nuit, Maylis de Kerangal raconte comment elle a vécu cette catastrosphe humaine quand elle l'a appris, juste après les douze coups de minuit, à la radio, dans sa cuisine.
Cette nuit sera longue. Tout le monde dort. Elle ne dort pas. A ce stade de cette nuit tragique, des images viennent assaillir son esprit.
Lampedusa évoque pour elle l'auteur du roman Le Guépard, porté à l'écran en 1963 par Luchino Visconti, avec Burt Lancaster dans le rôle titre, celui de Don Fabrizio, le prince Salina. Le même Burt Lancaster incarne cinq ans plus tard Ned Merrill dans The swimmer de Frank Perry:
Peu à peu, le prince Salina et Ned Merrill m'apparaissent comme deux versions d'une même humanité, le recto et le verso d'un même homme.
Plus elle y pense, plus elle trouve extraordinaire que Burt Lancaster, désigné si souvent comme un "aristocrate" du cinéma, soit né à New-York en 1913, issu de l'immigration anglo-irlandaise, et tienne ensemble ces deux identités qui cohabitent dans le nom de Lampedusa: le prince et le migrant.
Le Guépard qu'elle a vu la dernière fois au Reflet Médicis, rue Champollion à Paris, se termine par un bal. En traversant la Seine, ce soir-là, sur le chemin du retour chez elle, elle réalise que Visconti avait filmé le bal du Guépard exactement comme un naufrage...
Plus tard, elle fait un autre rapprochement: Salina est aussi un toponyme, désigne aussi une île de la Méditerranée, celle-ci non pas située au sud de la Sicile comme Lampedusa, mais au nord, dans un autre archipel, celui des îles éoliennes: deux noms pour deux îles. D'un nom à l'autre, d'une île à l'autre, la migration se poursuit.
Maylis de Kerangal, pour qui les noms véhiculent des paysages, pour qui la mémoire permet de métamorphoser les espaces illisibles en récit, fait celui de son voyage au bout de cette nuit d'octobre, qui lui rappelle d'autres voyages et d'autres nuits:
Cette nuit-là, surexcitée, j'ai imaginé que les songlines aborigènes, une fois rassemblées, composaient une représentation quasi intégrale de l'espace australien et servaient de topo-guide à quiconque désirait le pénétrer, et s'y déplacer; j'ai visualisé les parcours innombrables à la surface de la terre, ce maillage choral déployé sur tous les continents, instaurant des identités comme des flux, et un rapport au monde conçu non plus en termes de possession mais en termes de mouvement, de déplacement, de trajectoire, autrement dit en termes d'expérience.
La fin d'un monde, le commencement d'un autre...
Venant de Libye, des hommes plus pauvres que pauvres se sont mis en mouvement et ce sont des pauvres, moins pauvres qu'eux, mais pauvres tout de même, qui les ont hébergés, les ont relevés et l'humanité entière avec eux. Hospitalité.
Maylis de Kerangal conclut: Etrangement, le toponyme insulaire n'avait encore jamais recouvert le nom de fiction qui avait fini par sédimenter en moi - ce nom de légende, ce nom de cinéma -, mais ce matin, matin du 3 octobre 2013, il s'est retourné comme un gant, Lampedusa concentrant en lui seul la honte et la révolte, le chagrin, désignant désormais un état du monde, un tout autre récit.
Francis Richard
A ce stade de la nuit, Maylis de Kerangal, 80 pages, Verticales
Des livres précédents de l'auteur, chez le même éditeur:
Réparer les vivants (2014)
Naissance d'un pont (2010)