Dans quelle situation est la France? Mauvaise, mais pas désespérée.
Omniprésent là où on ne l'attendrait pas, l'État n'est pas là où il faudrait peut-être qu'il soit. Pierre Manent ne le dit pas dans ces termes, mais cela y ressemble quand il dit que l'État "n'a plus ni volonté ni autorité pour orienter la vie intérieure de la société".
A ce constat sur l'État, il ajoute que la France n'a plus d'espérance, dans laquelle ses habitants puissent se retrouver, et qu'elle est sans force: "Nous avons partie liée à une société qui défait ses liens, non plus à une nation qui s'efforce au rassemblement et à l'indépendance."
La France est désarmée face au fait religieux. On lui a tellement dit que l'humanité devenue majeure était sortie de la religion, laquelle ne serait plus qu'une affaire privée, qu'elle n'est plus en mesure de comprendre un fait religieux tel que l'islam.
La société française "est d'abord l'organisation et la garantie des droits individuels", alors que, pour les musulmans, la société est "d'abord l'ensemble des règles qui fournissent la règle concrète de la vie bonne".
Comment concilier ces deux formes de vie? Pierre Manent ne croit pas que l'islam puisse se réformer dans le cadre de la laïcité française telle qu'elle est conçue abstraitement, c'est-à-dire comme la simple séparation de l'institution religieuse et de l'État.
D'une part, l'expérience française ne donne pas l'exemple d'une société religieusement neutre et d'un État simplement protecteur des droits individuels:
"La laïcité à la française n'a pas neutralisé religieusement la société française, qui est restée une société de marque chrétienne, principalement mais point exclusivement catholique, avec une présence fort caractérisée des protestants et des juifs."
D'autre part, la poussée de l'islam, "pris comme un tout significatif en mouvement", est un fait à constater. Le rétrécissement de l'Europe, son désarmement en son coeur, en est un autre, "démographique, politique, militaire, spirituel".
Trois éléments sont à prendre en compte dans cette poussée de l'islam:
- "l'installation de populations musulmanes nombreuses dans des pays comme la France"
- "l'influence croissante des pays du Golfe aux capitaux illimités"
- "le terrorisme islamique"
Ces trois éléments sont bien évidemment distincts. Ainsi "l'immense majorité de nos concitoyens musulmans n'ont rien à voir avec le terrorisme, mais", car il y a un mais, "le terrorisme ne serait pas le même, il n'aurait ni la même portée ni la même signification si les terroristes n'appartenaient pas à cette population et n'étaient pas nos concitoyens."...
A cette poussée, indéniable, à cette situation qui n'a pas été voulue, il faut répondre: "Nous devons donc nous défendre. Cela veut dire plus précisément: nous défendre sans autre perspective que de nous défendre et de préserver autant que possible ce qui est nôtre, nos biens matériels, moraux et spirituels."
Pierre Manent, en guise de réponse, propose une politique possible, qui est "un compromis entre les citoyens français musulmans et le reste du corps civique", reposant sur deux principes inséparables:
- l'acceptation des musulmans comme ils sont, sans prétendre moderniser leurs moeurs, ni réformer l'islam (c'est trop tard), avec pour seules restrictions: "la légalité exclusive du mariage monogame" et l'interdiction du voile intégral
- la sanctuarisation de "certains caractères fondamentaux de notre régime et certains traits de la physionomie de la France", tels que la "liberté complète de pensée et d'expression", c'est-à-dire pouvoir "traiter l'islam comme depuis au moins deux siècles on traite toutes les composantes politiques, philosophiques et religieuses de nos sociétés".
L'Union européenne ayant échoué à devenir une forme politique nouvelle susceptible d'abriter la vie européenne et à se substituer à la pluralité des nations, Pierre Manent voit dans la nation "le cadre principal et décisif de la vie des Européens":
"Le problème spécifique posé par l'islam ne fait que rendre ce cadre plus nécessaire et plus salutaire. Si l'islam s'étend et se consolide dans un espace dépourvu de forme politique, ou dans lequel toutes les formes du commun sont livrées à la critique des droits individuels devenus la source exclusive de toute légitimité, alors il n'y a plus d'autre avenir pour l'Europe qu'une islamisation par défaut."
Comment retrouver ce cadre? En effet "les droits de l'homme ont été radicalement séparés des droits du citoyen et, au lieu de libérer les sociétaires pour les rendre capables et désireux de participer à la chose commune, ils sont désormais censés se suffire à eux-mêmes." Eh bien, en recouvrant un régime représentatif du peuple français en son tout, qui comprend les musulmans.
Cela suppose un préalable: "commander aux musulmans de France de prendre leur indépendance par rapport aux divers pays musulmans qui dépêchent les imams, financent et parfois administrent les mosquées": cette initiative aurait le mérite de "nouer la relation représentative et d'engager une conversation civique animée et révélatrice pour tous".
A ce prix (les financements par les collectivités locales des mosquées et des associations culturelles musulmanes continueraient, parce qu'ils seraient moins corrupteurs que ceux d'institutions ou de pays étrangers...), les musulmans de France, musulmans toujours, pourraient devenir des citoyens libres:
"Le citoyen en tant que tel n'est ni musulman, ni juif, ni chrétien, ni membre de quelque autre communauté d'opinion ou de religion que ce soit, sinon précisément de la communauté des citoyens."
Le choix de la France par les musulmans ne peut être sincère que si, se donnant à la France, ils reçoivent leur religion en retour: "Dans cet échange qui ne change rien et qui change tout, le groupe religieux éprouve un rétrécissement et un agrandissement, ou, en termes chrétiens, une humiliation et une élévation."
Pierre Manent précise: "Rétrécissement ou humiliation car il faut accepter d'être la partie d'un tout; agrandissement ou élévation puisque, par la participation à ce tout, le groupe accède à plus grand que soi. Cette opération est à la fois politique et religieuse. Dans cette opération, le politique et le religieux sont articulés sans être séparés."
Les musulmans doivent donc trouver leur place en France, c'est-à-dire dans un pays de marque chrétienne. Ils doivent le faire comme les catholiques le font eux-mêmes, en accomplissant l'opération délicate qu'est "l'union sans confusion entre le politique et le religieux".
Les catholiques peuvent bien sûr se sentir pris entre deux fronts, celui de la laïcité (dans son interprétation agressive et partiale) et celui de l'islam (avec sa place de plus en plus considérable dans l'espace public). Mais ils ont un rôle de médiateurs à jouer.
Aujourd'hui l'Eglise catholique (son passé d'intolérance est le passé) est la seule force spirituelle capable de nourrir une relation significative et spirituelle avec les autres forces spirituelles que sont le judaïsme, l'islam, le protestantisme évangélique, l'idéologie des droits de l'homme.
Pierre Manent le rappelle: "L'Europe fut grande par ses nations tant qu'elle sut mêler les vertus romaines, courage et prudence, à la foi dans un Dieu ami de toutes et chacune." L'Europe ne redeviendra grande que si elle prend forme et a pour but le bien commun.
Il conclut: "Il ne suffit pas pour réunir les hommes de déclarer ou même garantir leurs droits. Ils ont besoin d'une vie commune. L'avenir de la nation de marque chrétienne est un enjeu qui nous rassemble tous."
A méditer.
Francis Richard
Publication commune avec lesobservateurs.ch
Situation de la France, Pierre Manent, 176 pages Desclée de Brouwer
Pierre Manent répond à trois questions relatives à son livre sur YouTube: