Albertine Damien a dix-neuf ans. Le 19 avril 1957, elle fait le mur de la prison-école de Doullens et se casse l'astragale. Un passant, Julien Sarrazin, lui porte secours et la soigne. Ils se marient, mais la prison les sépare pendant huit ans. En prison, Albertine écrit deux romans, dont L'Astragale... Deux ans après sa parution, Albertine meurt, libre, à vingt-neuf ans...
"Perdre pied, c'est aussi perdre vingt-cinq os plus l'astragale (les manuels disent vingt-six, pris par la tentation jamais aboutie de méconnaître l'unicité absolue de l'astragale), seize articulations, cent sept ligaments. L'astragale, architecture, flore, fabacée, Albertine Sarrazin, Guy Casaril, Marlène Jobert."
Barbara Polla sait de quoi il retourne quand il s'agit de pied. Elle est médecin et un jour, à Paris, en 2009, elle a perdu pied, littéralement et littérairement: "Je traverse la place de la Concorde dans la nuit et les phares des voitures éclairent le pavé noir et brillant de la pluie grasse du soir. Un homme marche devant moi et moi je suis dans mes rêves."
Une voiture rouge vient de la Madeleine, droit sur elle, et accélère. L'homme devant elle aussi. Elle pas:
"La voiture va me percuter, je le sais. Je la regarde, sidérée, on dirait que je l'attends. La mort arrive en voiture rouge. J'entends un grand bruit dans mes jambes. Mais mon ange géange gardiange m'attrape par la nuque et au lieu de tomber sous la voiture rouge, je gicle au loin sur les pavés. Et dans ce temps volé, j'ai le temps de penser calmement à tout ce que je n'aurai pas fait, pas écrit."
Ce jour-là elle a tout perdu, fors l'écriture, l'amour et la vie. Elle a notamment perdu pied. Elle s'est fracturé le calcanéum, mais elle a chanté partout que c'était l'astragale: "La douleur de l'astragale est plus aiguë, plus longue, plus rémanente et donne plus de joie que celle du calcanéum. La fracture de l'astragale est liberté. L'astragale a trois a, comme Barbara. Elle me va bien."
Barbara Polla est galeriste, passionnée par l'art. Et son livre, sans être une biographie comme il le lui avait demandé, est, à sa façon, un hommage vibrant à un peintre qu'elle a aimé, Jacques Coulais, mort en juin 2011, peu de temps après qu'elle lui a rendu visite en Saintonge, avant que ne s'ouvre et ne se ferme la parenthèse de sa mort entre la vie et la vie: "L'absence définitive est le seul vrai chagrin d'amour."
Ce jour de juin, qu'elle aurait voulu être en novembre, comme elle aurait aimé achever d'écrire ce livre en novembre plutôt qu'en août, elle a aussi perdu les pieds de Jacques, qui n'avaient pas grandis, parce que, cinquante plus tôt, il avait contracté une poliomyélite, à l'âge de six ans. Elle a imaginé les peindre en bleu comme ses yeux à elle, comme ses yeux à lui:
"Le bleu est musique, couleur d'enfance, le ciel et les lacs et tes yeux encore, un rêve de calme qui révèle puis éteint la noirceur de la nuit."
Dans ce livre dédié aux yeux de Jacques, dont elle porte "le deuil en bleu", il est donc question d'écriture, d'amour et de vie, c'est-à-dire tout ce que "la blonde sans espoir", comme dit d'elle son amie Ornela Vorpsi, a gardé par devers elle après son accident parisien. Jacques lui a offert les rêves qu'il a écrits, elle l'aura aimé sans que les légistes puissent déchiffrer cet amour par son ADN et elle continuera d'ébaucher sa propre vie, indéfiniment.
Dans cette ébauche, l'écriture est peut-être une drôle de pratique, mais elle est essentielle: "Ecrire, c'est se réinventer. Sortir des prisons du corps. Et c'est passer du moi à l'autre: j'écris pour lui, pourqu'il me lise, qu'il me connaisse, pour qu'il aime mon histoire. Raconter mon histoire pour qu'il me raconte la sienne. L'écriture: altruiste alors? - même si elle reste, au moment même de son étrange pratique, fondamentalement solitaire."
Alors, Barbara se raconte: sa préférence pour les oeuvres sombres, "vitales, sanguinolentes, cruelles"; son amour pour le corps singulier de Jacques, et d'une manière générale pour chaque corps, dont elle apprend quelque chose; sa conviction qu'il faut lire à voix haute les textes écrits pour que la langue ne se mette pas "à exister comme une relique"; sa raison de vivre qu'est la vie, la vie intense; son étonnement que les écrivains se suicident avec une fréquence supérieure.
Qu'est-ce donc que cet hommage qui n'est pas biographie? Un acte d'amour, comme le roman:
"Le roman, comme un acte d'amour. Barthes. Mais ceci n'est pas un roman. Un acte d'amour, pour parler non pas de soi mais des autres qu'on aime. Alors peut-être que ceci est un aussi un roman, rempli des paroles de ceux que j'aime. Leurs mots sont mes mots, ma matière, leurs mots m'appartiennent comme ils vous appartiennent, ceux dont j'aime et emprunte les mots qu'ils ont écrits pour vous pour les donner encore."
Francis Richard
PS
Ceux, que Barbara Polla aime et dont elle emprunte les mots pour les redonner, figurent en fin de volume. Ils sont quarante...
Vingt-cinq os plus l'astragale, Barbara Polla, 120 pages, Art & Fiction (sortie aujourd'hui)
Livres précédents de l'auteur:
Victoire, L'Age d'Homme (2009)
Tout à fait femme, Odile Jacob (2012)
Tout à fait homme, Odile Jacob (2014)
Troisième vie, Editions Eclectica (2015)
Collectifs sous sa direction ou sa coordination:
Noir clair dans tout l'univers, La Muette - Le Bord de l'Eau (2012)
L'ennemi public, La Muette (2013)