Dans moins de deux semaines, à la Fondation Martin Bodmer, une exposition consacrée à Germaine de Staël et Benjamin Constant - L'esprit de liberté célèbrera ces deux figures majeures de l'histoire littéraire et politique, du 20 mai au 1eroctobre 2017.
L'année 2017 est en effet le double anniversaire du bicentenaire de la mort de Germaine de Staël (14 juillet 1817) et des 250 ans de la naissance de Benjamin Constant (25 octobre 1767).
Cette exposition exceptionnelle permettra de voir entre autres:
- des manuscrits autographes
- des documents intimes
- des éditions rares
- des tableaux
- des gravures
En attendant, à Lausanne, le Cercle Démocratique de Lausanne et l'Institut Libéral organisaient ce samedi 6 mai 2017 à Lausanne un colloque sur le thème: L'actualité de Benjamin Constant, où il était surtout question du philosophe politique et dont j'ai commencé à rendre compte le lendemain.
Alain Laurent cite un article de Benjamin Constant, où, à sa connaissance, se trouve la seule occurrence dans son oeuvre du mot individualisme, alors qu'il emploie à de nombreuses reprises l'expression d'indépendance individuelle, qui est une innovation lexicale datant de 1805.
Dans cet article, paru dans le numéro du 1er février 1826 de la Revue encyclopédique, Benjamin Constant fait une critique de l'ouvrage de Charles Dunoyer intitulé L’industrie et la morale considérées dans leur rapport avec la liberté. Il écrit notamment:
Le système de M. Dunoyer est ce que ses critiques appellent l'individualisme; c'est-à-dire, qu'il établit pour premier principe que les individus sont appelés à développer leurs facultés dans toute l'étendue dont elles sont susceptibles; que ces facultés ne doivent être limitées qu'autant que le nécessite le maintien de la tranquillité, de la sûreté publique, et que nul n'est obligé, dans ce qui concerne ses opinions, ses croyances, ses doctrines, à se soumettre à une autorité intellectuelle en dehors de lui. Ce système que nous croyons le seul juste, le seul favorable au perfectionnement de l'espèce humaine, est en horreur à la nouvelle secte, qui veut fonder un papisme industriel.
Ce passage est si important aux yeux de son auteur qu'il l'insérera trois fois par la suite au sein d'autres textes...
Déjà, dans sa conférence à l'Athénée royal, en 1819, intitulée De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, il avait montré à quel point l'indépendance individuelle était précieuse aux modernes:
L'indépendance individuelle est le premier besoin des modernes : en conséquence, il ne faut jamais leur en demander le sacrifice pour établir la liberté politique. Il s'ensuit qu'aucune des institutions nombreuses et trop vantées qui, dans les républiques anciennes, gênaient la liberté individuelle, n'est point admissible dans les temps modernes.
Cette indépendance individuelle, c'est le refus du paternalisme et du conformisme, le refus de demander l'autorisation à quelque autorité que ce soit: alors que les anciens étaient des collectivistes, les modernes sont des individualistes en ce sens qu'ils ont besoin avant tout d'indépendance privée, intellectuelle et morale.
A la fin de sa vie, en 1829, dans Mélanges de littérature et de politique, il écrit le passage cité dans l'article précédent sur le Colloque, qui figure sur une plaque apposée promenade Derrière-Bourg, à Lausanne, et qui est précédée d'une phrase qui n'y figure pas mais qui montre qu'il s'agit là pour lui d'un parachèvement:
J’ai défendu quarante ans le même principe, liberté en tout, en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en politique : et par liberté, j’entends le triomphe de l’individualité, tant sur l’autorité qui voudrait gouverner par le despotisme, que sur les masses qui réclament le droit d’asservir la minorité à la majorité.
S'il faut s'engager en politique, ce n'est donc pas pour autre chose que pour le service de l'indépendance individuelle: si la liberté politique est un moyen, l'indépendance individuelle est une fin en soi. Alexis de Tocqueville dira, dans De la démocratie en Amérique, qu'elle peut connaître sa perte avec l'égalitarisme...
Guillaume Poisson, bibliothécaire-documentaliste scientifique à l'Institut Benjamin Constant, parle de l'actualité de la recherche constantienne.
Cette recherche s'intéresse depuis des décennies à l'élaboration de la pensée politique et constitutionnelle de Benjamin Constant non seulement à travers ses textes, mais à travers son action politique et, particulièrement, son oralité.
Guillaume Poisson, lui, s'est intéressé à un aspect qui n'a pas encore été abordé par les autres chercheurs: les représentations iconographiques de Benjamin Constant et les caricatures qui l'ont visé.
Benjamin Constant a été notamment attaqué par les caricaturistes au moment des Cent-Jours pour son... inconstance.
Guillaume Poisson présente des gravures d'époque:
- sur l'une on voit un jeune homme, le libéral, tout fringuant, et, à côté de lui, un vieil homme, l'ultra, tout tremblant
- sur une autre, le libéral respire la santé et la jeunesse, le bourgeois du centre a la bedaine bien remplie, l'aristocrate ultra est tout maigre et fait pitié
Il montre aussi des gravures qui, quel que soit l'âge de Benjamin Constant, le représentent en jeune homme, qu'il ait 50 ou 60 ans...
Benjamin Constant sera aussi vivement attaqué parce qu'il est étranger, de surcroît libéral. Déjà...
Dans Mélanges de littérature et de politique, Benjamin Constant parle entre autres De la perfectibilité de l'espèce humaine.
Olivier Meuwly explique quelle est la conception de Constant en la matière: l'homme est une éponge. Il a des sensations de deux sortes:
- les sensations proprement dites, dont il n'est pas maître
- les idées qui se forment du souvenir d'une sensation ou de la combinaison de plusieurs et qui sont une propriété véritable
Le perfectionnement n'est pas linéaire. Il connaît des ruptures, des ratés, des virages. Il n'y a pas de déterminisme. L'homme éprouve seulement une nécessité de perfectionnement.
Constant est dans la tradition de Condorcet, mathématicien anticlérical et libéral (c'était un lecteur de John Locke), lequel pensait que le perfectionnement était illimité et que son moteur était l'égalité.
Benjamin Constant est plus nuancé. Il réfute l'absolu de l'égalité: il y a égalité devant la loi, sinon l'inégalité est naturelle. C'est la perfectibilité humaine qui conduit inéluctablement à l'égalité, eschatologique.
Les abus rencontrés sont utiles (les ratés seront évacués par eux-mêmes): Lorsqu'un abus tombe, c'est que son utilité n'existe plus.
Olivier Meuwly termine en posant la question qui fâche, celle du transhumanisme: est-ce un débouché naturel de la perfectibilité de l'espèce humaine et de sa tendance à l'égalité?
Carlo Lottieri traite des limites de la souveraineté majoritaire.
Pour Constant la liberté est la valeur politique suprême. Il faut toujours la défendre contre le pouvoir. S'il critique Rousseau, il opte cependant pour la démocratie.
La société doit être ordonnée. C'est pourquoi il faut remplacer la volonté du roi par la volonté générale. Mais Rousseau et Constant ne lui donnent pas le même sens.
Pour Rousseau la volonté générale résulte de la transcendance. Pour Constant elle résulte de l'acceptation de la règle majoritaire, sans qu'elle soit infaillible, à condition toutefois que jamais le tout ne détruise le droit des individus.
(Dans Principes de politique, Constant écrit: Les citoyens possèdent des droits individuels indépendants de toute autorité sociale ou politique, et toute autorité qui viole ces droits devient illégitime. Les droits des citoyens sont la liberté individuelle, la liberté religieuse, la liberté d’opinion, dans laquelle est comprise sa publicité, la jouissance de la propriété, la garantie contre tout arbitraire. Aucune autorité ne peut porter atteinte à ces droits, sans déchirer son propre titre.)
Le système démocratique n'est pas le but, mais doit être l'instrument de la garantie contre l'arbitraire, alors que, chez Rousseau, la démocratie est le but.
Les règles majoritaires s'appliquent uniquement à ce qui est mis en commun. C'est une souveraineté limitée qu'aujourd'hui d'aucuns ont du mal à imaginer, formatés qu'ils sont...
(Toujours dans Principes de politique, Constant écrit: La souveraineté n’existe que d’une manière limitée et relative. Au point où commencent l’indépendance et l’existence individuelle, s’arrête la juridiction de cette souveraineté. Si la société franchit cette ligne, elle se rend aussi coupable que le despote qui n’a pour titre que le glaive exterminateur ; la société ne peut excéder sa compétence sans être usurpatrice, la majorité, sans être factieuse.)
Existe-t-il un compromis entre le libéralisme et la démocratie? La concurrence...
Benjamin Constant a mis 40 ans à écrire De la religion considérée dans sa source, ses formes et ses développements.
Karen Horn, qui est économiste et auteur, l'a lu il y a une dizaine d'années. Et s'est rendu compte que Benjamin Constant s'était inspiré d'Adam Smith.
A l'origine Constant voulait écrire un livre contre la religion. Mais il a constaté qu'en l'homme existe un sentiment religieux et que c'est un besoin qui lui est propre. Son engagement pour la liberté s'est alors poursuivi par un engagement contre le dogmatisme étroit.
Pour Adam Smith, l'homme est à la fois doté d'amour-propre et tourné vers les autres: il a envie d'échanger; la morale s'autogénère par les échanges.
Pour Constant, le sentiment religieux provient d'un besoin de consolation. C'est une force positive. Il est tolérant par définition. Le processus d'évolution des formes est mû par lui. Il a pour qualité de conduire individuellement à la pureté spirituelle grâce à l'interaction avec Dieu et avec les autres.
Benjamin Constant est optimiste. Selon lui, l'abus religieux n'empêche pas l'évolution et la perfectibilité des formes religieuses. Aussi est-il pour la liberté religieuse: la concurrence entre elles est bénéfique et l'innovation religieuse les fait évoluer vers toujours plus de pureté.
On peut tout de même se poser les questions suivantes, au regard de l'actualité:
- la multiplication des sectes, est-ce apaisant?
- même quand il s'agit de sectes ultra-conservatrices?
- n'est-ce pas l'échec de l'évolution spontanée?
Alors, que peut-on retenir de ce que dit Benjamin Constant en matière de religion?
- que la foi est affaire privée
- que la multiplication des religions donne le choix
- que son approche est dynamique
- que le droit est là pour empêcher les abus.
Francis Richard