Hier soir
Gwenaël est également prévenant à l'égard des spectateurs. Pour que leurs oreilles apprécient pleinement paroles et musiques, il leur conseille de ne pas occuper les deux premiers rangs... Ce qui ne gâte rien, il a beaucoup d'humour, pince-sans rire.
Miguel Moura, fondateur de l'association, après avoir réalisé une vidéo apéritive sur l'invitée, diffusée sur Facebook, parle d'elle à la troisième personne, avec beaucoup de finesse, comme à l'accoutumée. L'intéressée en est surprise, même si Miguel a juste remplacé ses je par des elle.
Défilent derrière lui des photos qu'elle a choisies et qu'elle aime, telle cette reproduction du portrait de Marzella d'Ernst Ludwig Kirchner (1909), qui apparaît en arrière-plan sur la photo ci-dessus et qui, dit Miguel, est le logo de son ordinateur...
Parmi ces photos, elle aime celle d'un jeune homme enjambant le Mur, à Berlin, prise par Raymond Depardon, le 11 novembre 1989, celle d'une femme vue de dos, séparé en deux par une longue cicatrice, une longue couture. L'une est frontière franchie, l'autre semble infranchissable.
Pierre Fankhauser commence par lire un extrait d'Exploration du flux.
L'auditeur est tout de suite dans le sujet: un flux de mots s'empare de lui et lui parle de flux qui parcourent le corps humain, de flux humains qui parcourent terres et mers. L'auteure s'est toujours intéressée aux liens qui existent entre l'intérieur du corps et l'extérieur du monde.
Dans ce livre poétique, qui porte bien son titre, Marina Skalova explore le flux, sous toutes ses formes, parce qu'elle aime la vie et que la vie est mouvement, flux. Quand le flux s'arrête, la mort est là, celle du corps ou du monde.
Marina Skalova prend des notes à la main, écrit ses textes à la main, avant d'en éprouver la sonorité à l'oral, avant de transcrire le résultat obtenu sur son ordinateur par l'intermédiaire du clavier qui se substitue au stylo.
Marina Skalova, d'origine russe, peut écrire aussi bien en allemand qu'en français. Son premier livre, Atemnot (Souffle court), d'ailleurs, est bilingue, mais les deux suivants sont écrits en français, peut-être parce que finalement elle s'y sent plus à l'aise.
Elle a pris de la distance avec les réseaux sociaux, qui prennent du temps. Or elle en a besoin, pour écrire. A côté de la création littéraire, elle fait des traductions. Ces deux activités sont au fond complémentaires: l'une est égotique, l'autre ouverture sur les autres. Et puis, quand elle n'arrive plus à écrire, elle peut toujours traduire, ce qui est une façon d'écrire autrement.
Ses thèmes, récurrents, sont justement l'altérité et l'exil. Il n'est donc pas étonnant qu'elle se soit intéressée aux flux. D'autant qu'une expérience personnelle (quand il s'est agi pour elle de renouveler son permis de séjour), même si elle s'est bien terminée pour elle, l'a incitée à réagir. Il lui fallait dire sa colère. Elle ne pouvait pas se taire.
Dans Exploration du flux, elle emploie le mot de forteresse. Ce mot est ambivalent et significatif de la contradiction humaine. Sous sa plume, elle parle en effet de la forteresse du corps, de la forteresse tout court qui pourrait bien être l'Europe, de la forteresse dans la forteresse qui pourrait bien être la Suisse.
Dans ce texte parodique, qui ne se veut pas argumentatif, mais invite à la réflexion, ce mot de forteresse signifie aussi bien refuge, protection, que territoire interdit: tout dépend si on se trouve à l'intérieur ou à l'extérieur (naguère des pays empêchaient leurs ressortissants de sortir, aujourd'hui d'autres empêchent des étrangers d'entrer).
Une forteresse abrite des principes, mais ceux-ci prennent froid facilement ou, tout simplement, ne sont plus dedans... Il n'est pas étonnant que Marina Skalova, dans ces conditions, ne se sente pas enfermée dans une seule patrie et que ce concept de patrie soit pour elle pluriel, c'est-à-dire source de richesses, mouvant, c'est-à-dire flux.
Marina Skalova lit, Simone Aubert chante et joue de la musique. Alternativement, ou de concert... Si bien que leur duo ressemble à une performance et est performance, si bien que l'auditoire est suspendu aux mots et aux notes, si bien qu'en lui se grave des passages comme celui-là (où la contradiction humaine éclate crûment aux yeux), tiré d'Exploration du flux, publié dans la mythique collection Fiction & Cie du Seuil, (ce qui n'est pas une assurance sociale pour la suite):
Une frontière, c'est ce qui permet de séparer une chose d'une autre chose, il faut séparer pour faire une différence, pour pouvoir dire que l'un est l'un et que l'autre est l'autre, et que même si on peut bien s'aimer l'un l'autre, l'autre ne peut pas rester auprès de l'un tout le temps, l'un ne peut pas garder l'autre indéfiniment, dans les mathématiques, on dit bien un plus un, et pas un plus autre, parce que malgré tout, même si on peut franchir des frontières pour se rencontrer, l'un reste l'un et l'autre reste l'autre. On ne mélange pas les serviettes et les torchons, les moutons restent des moutons, les cochons restent des cochons.
Francis Richard