Ils sont habiles, ils sont d'une autre espèce, ils sont nombreux, ils sont entreprenants; et il s'était passé que dans les temps anciens (mais il n'y avait pourtant pas si longtemps), ils s'étaient avancés un jour jusqu'en deçà du col, s'étant emparés, du côté de chez nous, d'un beau morceau de pâturage.
Au-delà du col, qui est le lieu de la séparation, ils parlent une autre langue, et pas seulement une autre langue, mais un patois d'une autre langue, qui s'en va changeant toujours plus lui-même, loin des montagnes, puis du plateau et des collines, vers la mer.
Alors, Firmin dit aux autres, la veille de la redescente des vaches, qu'il a un moyen de les chasser d'ici une fois ou l'autre qu'à cause qu'il ne serait pas juste qu'ils n'aient pas leur part de dérangements, et qu'on ne les vole pas, du moment qu'ils nous ont volés!
Le moyen de Firmin, sans que les autres soient d'accord, est de leur ravir Frieda, qui vient presque tous les jours sur le col, à cause de la belle vue. Ce n'est pas seulement pour se venger, mais c'est aussi qu'elle est belle, qu'elle est grande, plus grande que lui:
Elle est comme du lait, elle est rose comme la rose... Elle n'est ni brune, ni noire, ni jaune de teint, comme elles sont chez nous...
Que faire d'elle, une fois emportée avec lui? Il va la garder chez lui. Ce qui ne sera pas du goût de sa mère, laquelle ne voudra pas cohabiter avec cette païenne, car ceux d'au-delà du col croient à un autre Dieu. Quant à ces derniers, ils prépareront vengeance.
En attendant que le col puisse être franchi à nouveau, à la remontée des vaches, un colporteur, Mathias, qui parle les deux langues, se rendra en éclaireur au village où est retenue Frieda, en contournant la montagne pendant des jours et des jours.
Mathias rencontrera Frieda que Firmin semble avoir apprivoisée et qui s'est d'ailleurs mise à apprendre sa langue. Ensemble ils trameront quelque chose à l'insu de Firmin, qui espère pourtant que, s'il y a la montagne entre eux, ils ne resteront pas séparés.
Aujourd'hui l'époque sans subtilités a fait du mot race un tabou, comme bien d'autres mots exclus du vocabulaire. Dans sa préface, Benjamin Mercerat explique le titre que l'auteur a donné à cette considérable leçon de style et de maîtrise narrative:
Dans la pensée de Ramuz le mot race ne désigne en rien une entité politique ou une fatalité génétique, mais il signale l'élection d'un peuple, sa réussite, son charisme. Ramuz appelle race ce qu'on appellerait plus volontiers culture.
Dans le titre, ce n'est d'ailleurs pas le mot race qui est le plus important mais le mot Séparation:
Selon une formule que Ramuz associe à un ensemble de projets littéraires dont aucun ne verra le jour éditorial, les hommes sont "posés les uns à côté des autres", donc séparés; l'Art ayant comme mission de signifier, voire d'instituer leur réunion. [...] La Séparation des races semble bien n'être qu'un aspect secondaire de cette Séparation fondamentale, existentielle, que Ramuz constate entre les hommes.
Francis Richard
La Séparation des races, Charles-Ferdinand Ramuz, 228 pages, L'Aire bleue
Du même auteur à l'Aire Bleue:
Vendanges (2020)
Chez Zoé:
Les signes parmi nous (2020)