Je peux vous assurer que mes compatriotes français n'ont pas grand chose à m'envier. En effet je ne paierais certainement pas beaucoup plus d'impôts en France, qui est pourtant réputée pour avoir la main lourde en matière de fiscalité. La raison en est simple. Ici l'Etat existe à trois niveaux : la commune, le canton et la Confédération. A chacun de ces niveaux l'Etat se sert à profusion, croyez-moi. Ce qui freine ici tout de même l'Etat, c'est la démocratie directe et la concurrence fiscale, qui existe tout du moins au niveau des cantons et des communes. Raison pour laquelle les socialistes suisses veulent harmoniser la fiscalité, entendez par là l'uniformiser, en bons égalitaristes qu'ils sont. Quant aux plus riches des contribuables ils ne sont pas dissuadés de rester ici. Ils sont imposés fortement, mais certainement bien moins qu'en France ou en Allemagne, parce que l'on reconnaît ici, avec sagesse, que l'on a besoin d'eux.
A l'occasion de cette réunion d'hier de l'OCDE, dont, entre parenthèses, la Suisse est membre, réunion qui n'a réuni que 17 de ses 30 membres, c'est particulièrement le ministre social-démocrate allemand des finances, Peer Steinbrück, qui s'en est pris à la Suisse. Selon lui elle devrait faire partie de la liste noire des paradis fiscaux, parce qu'elle ne coopère pas suffisamment en matière fiscale. Il aurait même recommandé l'usage du "fouet" si la manière douce ne suffisait pas. Son homologue français, le réformateur Eric Woerth, proche pourtant du libéral Hervé Novelli, n'était pas vraiment en reste. Lui s'en est pris plus précisément au secret bancaire. Selon lui il a des limites et, si la Suisse a fait des progrès, elle doit aller beaucoup plus loin dans sa remise en cause.
C'est, entre autres, le mot de "fouet", employé intempestivement par Peer Steinbrück, qui a
profondément fâché le Conseil fédéral. Il a donc chargé la ministre des Affaires étrangères, Micheline Calmy-Rey, de convoquer l'ambassadeur d'Allemagne cet après-midi pour
lui faire part de la surprise et du mécontentement du gouvernement helvétique à la suite des déclarations faites par Peer Steinbrück. Il était particulièrement réjouissant de voir la
ministre socialiste s'indigner contre de tels propos, sur l'antenne de TSR1, ce midi, dans le téléjournal de 12 heures 45, puis, ce soir, dans celui de 19 heures 30, alors que le
porte-parole du PS, Andreas Käsermann, donc son collègue de parti, allant un peu trop vite en besogne, considérait hier encore que "la liste noire de l'OCDE devrait constituer un
avertissement aux partis bourgeois" (ici).
La presse suisse et lesdits partis bourgeois du pays ne s'y sont pas trompés. En fait la France et l'Allemagne, qui ont convoqué cette réunion de l'OCDE, et qui engagent des centaines de
milliards d'euros pour sauver leurs banques, bien mal en point, cherchent des boucs émissaires. La Suisse en est un tout trouvé. Dans l'imaginaire collectif de ces deux pays envieux, c'est un
pays affreux, parce qu'il se distingue en principe par une meilleure gestion des fonds publics, et privés, et parce qu'il respecte davantage les libertés individuelles.
Le secret bancaire fait partie de la protection de ces mêmes libertés individuelles. C'est évidemment impensable en France, par exemple, où il existe une longue tradition d'inquisition
fiscale, que les contribuables ne remarquent même plus, tant ils sont habitués à courber l'échine.
Le secret bancaire suisse ne date pas d'hier, mais de 1713. A l'époque le roi de France empruntait aux banquiers calvinistes de la place de Genève et il ne voulait pas que cela se sache.
Pensez : le Roi Très Chrétien, à la tête de la Fille aînée de l'Eglise, empruntait à des hérétiques ! Le Grand Conseil genevois adoptait une réglementation qui obligeait les banquiers "à tenir un
registre de leur clientèle et de leurs opérations", mais leur interdisait "de divulguer ces informations à quiconque autre que le client concerné, sauf accord exprès du Conseil de la Ville". Le
secret bancaire suisse était né. Il y a bientôt trois siècles.
Le secret bancaire suisse allait être renforcé en 1934. Ce renforcement sera la réponse d'un pays libre, d'une part à la divulgation en France par un député socialiste, Fabien
Albertin, de la liste de 2'000 clients français de la Banque commerciale de Bâle, qui avaient des avoirs en Suisse, d'autre part à la série de lois de l'Allemagne nazie obligeant, à partir de
1933, les citoyens allemands à déclarer leurs avoirs à l'étranger, avec la peine de mort pour sanction en cas de défaut de déclaration : trois Allemands seront exécutés en 1934 pour crime de
posséder un compte en Suisse... L'Allemand Peer Steinbrück ne va pas aussi loin puisqu'il ne préconise que le fouet...
Depuis 1934 le secret bancaire suisse fait l'objet de deux articles du code pénal, les articles 162 et 320. En vertu des ces articles un banquier suisse qui viole le secret bancaire encourt
jusqu'à 6 mois d'emprisonnement, ou jusqu'à 50'000 francs d'amende, les deux peines pouvant se cumuler. Par ailleurs l'article 271 du code pénal vise les administrations étrangères qui
enquêteraient sur le territoire de la Confédération et l'article 273 les espions étrangers qui essaieraient d'obtenir des informations sur un client d'une banque suisse. Le secret bancaire
ne peut être levé que dans des cas limités : héritage, divorce, dettes et faillite, affaires criminelles. Le secret bancaire protège tous les clients des banques, qu'ils
soient suisses ou étrangers.
La Suisse fait une distinction entre la fraude fiscale et l'évasion fiscale. L'évasion fiscale consiste à omettre de déclarer une partie de sa
fortune ou de ses revenus. Elle n'est qu'une infraction administrative. Les Suisses et les résidents étrangers sont sanctionnés par une amende ou un rattrapage, les étrangers
non-résidents ne sont pas sanctionnés et les banques n'ont pas le droit de renseigner le fisc étranger dans ce cas-là. La fraude fiscale consiste à soustraire frauduleusement des
contributions au moyen de titres faux, falsifiés ou contenant de fausses indications. La fraude fiscale est punissable pénalement. Les banques doivent renseigner l'autorité judiciaire
suisse ou étrangère à la demande d'un juge suisse compétent.
Le rapport à l'impôt du peuple suisse est spécifique. La Suisse est née en 1291 du refus de payer les impôts démesurés exigés par l'Empereur. Et c'est le peuple suisse qui vote l'impôt
contrairement à ce qui passe dans la plupart des pays, comme la France ou l'Allemagne. De plus le peuple suisse est très attaché au respect de la sphère privée. Le secret bancaire est un
élément important de ce respect. Quand des Etats totalitaires, ou à tendance totalitaire, se sont voulu inquisiteurs, le peuple suisse a renforcé sa législation pour le protéger. L'UDC
propose même de l'inscrire dans la Constitution de la Confédération. Tout socialisés qu'ils sont, d'aucuns, en Europe, ont du mal à comprendre cette conception libérale.
Afin de ne pas renoncer au secret bancaire qui est intrinsèque à la mentalité suisse, la Confédération, dans ses
relations bilatérales avec l'Union européenne, a fait des concessions. Elle a accepté de conclure un accord sur la fiscalité de l'épargne (ici ): "Le noyau de l'accord est constitué par l'engagement de la Suisse d'introduire une retenue d'impôt atteignant 15 % dans un
premier temps, 20 % à partir du 1er juillet 2008 et 35 % à partir du 1er juillet 2011. Grâce à cette solution, la Suisse garantit que la réglementation prévue par
l'UE ne pourra pas être contournée par des placements dans notre pays. Par ailleurs, l'ordre juridique suisse et le secret bancaire sont préservés."
La Suisse coopère bien entendu avec l'UE dans la lutte contre la fraude fiscale, telle que définie plus haut, et contre les activités criminelles, tels que le
blanchiment d'argent. La Suisse n'est donc pas un paradis fiscal, n'en déplaise à Messieurs Woerth et Steinbrück, qui sont des ignares, ou feignent de l'être. J'aimerais bien pourtant qu'elle
soit un paradis fiscal, comme tous les Etats devraient l'être. Cela signifierait que l'Etat helvétique ne se mêle que de ce qui le regarde, c'est-à-dire qu'il se cantonne dans ses fonctions
régaliennes et ne joue pas, comme partout ailleurs, à la nounou.
Au lieu de chercher des boucs émissaires, la France et l'Allemagne devraient se demander pourquoi les riches fuient leurs impôts trop élevés et si elles ne devraient pas plutôt les chouchouter
pour qu'ils investissent chez elles au lieu de planquer leur épargne ailleurs.
Francis Richard