A la veille de la commémoration de l'armistice de 1918, la lecture du petit livre - il ne comporte que 60 pages - de Pierre Nora et de Françoise Chandernagor éclaire d'une
lumière vive la différence qu'il convient de faire entre mémoire et histoire.
Si, comme le rappelle Pierre Nora, la première a toute sa raison d'être... pour ne pas oublier, la seconde ne peut pas jouer le même rôle. Son rôle n'est ni dogmatique, ni moral,
il est d'établir des faits et de les expliquer, à l'issue d'une démarche scientifique, en les resituant dans leur contexte.
Le livre de nos deux auteurs est éponyme d'une association créée il y a trois ans par René Rémond ici, présidée aujourd'hui par Pierre Nora, et vice-présidée
par Françoise Chandernagor. Cette association lançait le 12 décembre 2005 un appel historique ici , dans lequel un certain nombre
d'historiens faisaient part de leur inquiétude devant la prolifération, en France, de lois destinées à faire mémoire - pas moins de 5 à ce jour - et à donner une version officielle,
étatique, de la vérité historique. Ce qui est la marque des régimes totalitaires.
Les signataires n'étaient pas spécialement de droite : Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean
Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock. Mais il
s'agissait de véritables historiens.
Tout avait commencé avec la loi Gayssot. A l'époque cette loi n'avait pas soulevé, hormis à droite justement, d'objections majeures, et encore. Pourtant le ver liberticide était dans le fruit. Et
je trouve que Pierre Nora a trop de mansuétude à l'égard de cette loi qui se retourne aujourd'hui contre ses semblables. Il en condamne seulement "l'extension", et "la
généralisation de la notion de crime contre l'humanité", qui conduisent à "la rétroactivité sans limites et (à) la victimisation généralisée du passé", "double dérive". Quant
à Françoise Chandernagor elle considère que ce n'est "pas la plus mal faite" de ces lois liberticides.
Pourquoi cette mansuétude ? Parce que la loi Gayssot, du nom du ministre communiste qui l'avait concoctée - les communistes sont des orfèvres en matière de libertés - "avait été
conçue, nous dit Pierre Nora, dans les ciconstances très précises du négationnisme faurissonien, non pas contre les historiens, mais contre les militants de la contre-vérité historique". En
faisant ce distinguo, Pierre Nora va à l'encontre de sa démonstration.
En effet le négationnisme ne doit pas plus être combattu par la loi que la vérité historique ne doit être établie par elle. Le meilleur moyen, conforme à la liberté, de
combattre les charlatans en matière d'histoire est de démonter leurs supercheries en leur opposant des faits dûment établis. Le doute ne peut que s'installer quand une loi
s'avère nécessaire pour faire taire les contradicteurs. C'est la loi du plus fort qui n'est pas toujours la meilleure.
Françoise Chandernagor est un tout petit peu plus - mais seulement un petit peu plus - convaincante quand elle dit que la loi Gayssot a introduit le délit de
contestation - et non pas de négation qu'elle aurait trouvé plus approprié (?) - et que ce délit "qui peut être puni de prison, et qui l'a été à plusieurs
reprises, n'est pas défini par la loi qui le réprime. Il est donc entièrement laissé à l'appréciation des juges, ce qui a l'avantage de la souplesse, mais l'inconvénient de
l'arbitraire".
Il faut rappeler que la loi Gayssot punit la contestation de crimes contre l'humanité tels que définis par l'accord de Londres du 8 août 1945 instituant le Tribunal de Nüremberg, que l'on peut retrouver sur l'European Navigator ici :
"L'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis
contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux lorsque ces actes ou persécutions, qu'ils aient constitué
ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime."
Parmi ces crimes contre l'humanité, poursuivis par le Tribunal de Nüremberg, il y a le massacre des officiers polonais à Katyn, imputés incontestablement alors aux Nazis. L'ouverture des archives
soviétiques a permis d'établir que ce massacre était en fait imputable aux Soviétiques russes, qui... figuraient parmi les juges de Nüremberg. En vertu de la chose jugée et de la
loi Gayssot je ne suis pas sûr qu'il soit possible de contester aujourd'hui que ce sont les Nazis qui sont coupables de ce crime atroce. Cet exemple montre, s'il en était besoin, que les
juges ne sont pas les plus habilités à écrire l'histoire.
Toujours est-il que la loi Gayssot a permis l'éclosion de pas moins de 5 lois historiennes françaises et 1 européenne, qui, selon Françoise Chandernagor, "violent le droit, violent
aussi parfois l'Histoire". Elle prend l'exemple de l'assignation faite à Olivier Pétré-Grenouilleau, auteur des Traites négrières, en vertu de la loi Taubira du 21 mai 2001, sur
l'esclavage et la traite négrière. Que disait en substance cette assignation ? "On ne peut pas parler de la traite négrière arabe, car ce serait banaliser la traite transatlantique; mais on ne
peut pas parler non plus de la traite transatlantique, car le Parlement, par sa reconnaissance, l'a "sortie du champ de l'Histoire"."...
Je recommande donc la lecture de Liberté pour l'histoire, même si je fais une réserve sur la
mansuétude des deux auteurs à l'égard de la loi Gayssot, dont ils reconnaissent pourtant la nocivité. Pierre Nora définit bien le rôle irremplaçable de l'histoire, que la mémoire ne
doit pas manger et empêcher d'exister en toute liberté. Françoise Chandernagor analyse bien le risque pour la liberté que constituent les lois dites historiennes, dont la plus redoutable est
encore la 6ème, "la décision-cadre européenne, votée sur proposition de la France"...
Francis Richard
PS
J'ajouterai qu'il est malsain de ne se souvenir que des mauvaises choses et de faire seulement repentance. Il est beaucoup plus édifiant et plus roboratif de se souvenir des bonnes et belles
choses, et de les prendre pour modèles. Dans le temps les modèles des hommes c'étaient des saints, ou des héros... Mais c'est une autre histoire.
Rectificatif du 11.11.2008
Comme j'avais un doute sur le fait que le massacre de Katyn figurait bien dans le jugement du Tribunal militaire international de Nüremberg, je viens de me livrer à quelques recherches sur la
question. De plusieurs sources il ressort que, si le massacre de Katyn, à la demande des Soviétiques, figure bien dans l'acte d'accusation du procès, il ne figure pas dans le
jugement final. Parmi ces sources il y a un article de Jean Sévillia dans Le Figaro Magazine du 19.03.2005 (ici ), dont je tire l'extrait suivant :
"En 1946, les Soviétiques font inscrire Katyn dans l’acte d’accusation du procès de Nuremberg, mais le massacre disparaîtra du jugement final : la vérité, les Anglo-Américains la connaissaient,
mais la proclamer serait revenu à accuser l’allié avec lequel ils venaient de gagner la guerre. En 1953, une commission d’enquête américaine parvient à la conclusion que les officiers polonais
retrouvés à Katyn ont bien été assassinés par les Soviétiques. Mais ce n’est qu’en 1990, perestroïka oblige, que ces derniers, par la voix de Mikhaïl Gorbatchev, confessent leur responsabilité.
En 1992, alors que l’URSS n’existe plus, Boris Eltsine remet au président polonais, Lech Walesa, les preuves de la préméditation du massacre de Katyn."
J'avais donc bien raison de ne pas être sûr que contester la responsabilité nazie dans le massacre de Katyn tombait sous le coup de la loi Gayssot... Ce qui ne signifie pas
pour autant que les juges soient habilités à écrire l'histoire...