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Payerne, dans la ville natale de Jacques Chessex, en 1942, un crime immonde - "j'ai honte d'en écrire le moindre mot" dit l'auteur - a été commis par des habitants du cru, tout ce qu'il y a
d'ordinaires. Avec la guerre le chômage frappe durement cette petite ville de cinq mille habitants. Ils sont cinq cents à être sans emploi, et deux cents, non mobilisables, à "traîner leur
misère dans les cafés, survivant de combines et de coups de main" et, pour certains, à chercher des responsables de leurs malheurs.
L'auteur, qui a huit ans à l'époque, n'a rien oublié de l'ambiance qui règne dans cette ville de charcutiers "recuite dans la vanité et le saindoux". Il n'a rien
oublié des protagonistes de cette histoire dont il fréquente les enfants à l'école et dont il s'est décidé sur le tard à faire un roman, après en avoir été hanté toute sa vie. Dans
L'Hebdo du 8 janvier dernier, Isabelle Falconnier - dans un article ( ici )
qu'il vaut mieux lire après avoir lu le livre - écrit à propos de Jacques Chessex : "En 1967, dans le recueil Reste avec nous, il écrit Un crime en 1942, première incursion
romanesque dans l'horreur de ce crime".
Le Juif de cette histoire, qui fait froid dans le dos, et qui vous coupe l'appétit pour un bon moment, est le bouc émissaire rêvé. Il est juif, riche et costaud. Il respire la
santé et l'aisance. Marchand de bétail, il vient régulièrement de Berne pour acheter des bêtes sur la place de la Foire de Payerne. Attiré, un beau matin d'avril, à l'écart de la
place, dans une étable, où il se rend sans aucune méfiance - "il n'y a pas de logique devant la mort" - il est assassiné pour l'exemple par une poignée de médiocres
militants pro-nazis.
Et de quelle manière ! Il est assommé, puis, comme cela ne suffit pas, une balle lui est tirée dans la tête. C'est alors que son corps est dépecé, coupé en morceaux comme un
cochon, qui est une spécialité de la ville. Les morceaux sont ensuite empilés dans des boilles, qui sont des seaux à lait utilisés en pays de Vaud. Les boilles sont enfin jetées dans le lac de
Neuchâtel dans les eaux basses qui se trouvent au droit du port de Chevroux. La nouvelle de la disparition d'Arthur Bloch se répand vite dans la ville où l'on se contente de
ragoter dans un premier temps, puis de faire profil bas dans un deuxième, avant, puis après l'arrestation des coupables.
En contre-point de toute cette horreur il y a tout autour de la ville des lieux d'une beauté à couper le souffle : ils sont "d'une intensité presque surnaturelle qui tranche sur les
lâchetés du bourg. Campagnes perdues, forêts vaporeuses à l'odeur de bête froide à l'aube, vallons giboyeux déjà pleins de brume, harpes des grands chênes à la brise tiède. A l'est les collines
enserrent les dernières maisons, les valonnements s'allongent dans la lumière verte et dans les dernières plantations à perte de vue le tabac commence à monter au vent de la
plaine".
Le dernier livre de Jacques Chessex est-il vraiment un roman ? Il fait plutôt penser à la reconstitution minutieuse d'un crime inimaginable, commis par des fanatiques ordinaires, adeptes d'une
idéologie luciférienne. Car les personnages portent leurs noms exacts. Les faits sont également exacts. Le romancier a seulement restitué l'atmosphère de l'époque telle qu'il l'a lui-même
vécue. Il a seulement décrit les personnages et réécrit leurs dialogues avec cette sobriété incisive, qui est l'aboutissement de son écriture à près de soixante-quinze ans
d'âge.
La balance entre la fiction et la réalité penche indéniablement du côté de cette dernière. Et la réalité, c'est celle du Mal, qui surgit où on pourrait l'attendre le moins. Le
maître-penseur des criminels nazis de cette histoire sordide n'est-il pas un pasteur, c'est-à-dire un homme de Dieu ? Aussi ce livre apparaît-il comme une manière d'exorciser le passé. Au
contraire des Bienveillantes de Littell - dont je n'ai pas réussi pour le moment à dépasser les 300 premières pages - Chessex a choisi de voir les choses du côté de la
victime, plutôt que du bourreau. Et le fait est que, le talent de l'écrivain aidant, le choc qui en résulte, comme tout choc véritable, n'a pas besoin de la durée d'un pavé pour vous
ébranler profondément.
Même les deux passages où Chessex stigmatise La Ligue Vaudoise (voir ici et ici ) des années sombres ne sont-ils pas une façon d'exorciser le temps où il était édité par les Cahiers de la Renaissance
Vaudoise ( ici ), dirigés par Bertil Galland, alors protégé de Marcel Regamey ? Comme je me plais à le répéter :
rien n'est simple. Non seulement Portraits des Vaudois, et Carabas, ont été édités, en 1969 et 1971, par la maison d'édition de La Ligue Vaudoise, mais également
Reste avec nous, en 1967, évoqué par Isabelle Falconnier, où Chessex parle déjà de ce crime de 1942...
Le livre se termine par ces phrases qui ne peuvent que toucher le chrétien que je suis : "Tout est plaie. Tout est Golgotha. Et la rédemption est si loin. Mais y a-t-il une résurrection ? Pitié,
Dieu par la rose du ventre ouvert. Pitié par la couronne d'épines et les barbelés des camps. Aie pitié, Seigneur, de nos crimes. Seigneur, aie pitié de nous".
Francis Richard