Rapport aux bêtes est un véritable exercice de style, un monologue tout ce qu'il y a d'intérieur. La prouesse n'était pas d'écrire comme on parle, mais comme on pense, avec tous les raccourcis de la langue que cela suppose, surtout de la part d'un inculte. Il y avait également la volonté de la part de l'auteur de restituer tout un monde agreste où un homme, au contact des bêtes, qui sont pour lui le centre du monde, se révèle davantage bestial qu'humain et où sa vision de la femme, jusque dans la façon dont il prénomme sa moitié, réduite à un ventre, fait pour la jouissance et la fécondation, ne peut qu'être le reflet d'une nature brute, au sens où on parle d'art brut.
Avec Efina, édité chez Gallimard (ici), rien de tel. Le décor change. Nous quittons la campagne pour la ville. Cette fois l'existence de la femme a une réelle consistance, même si son physique, plutôt frêle, correspond bien à son prénom, qui donne son titre au livre. L'homme, qui l'obsède tout au long d'une vie, est un certain T, acteur de théâtre charismatique, qui sait habiter les personnages qu'il joue, encore qu'il serait plus juste de dire que ce sont les personnages qu'il joue qui l'habitent, tellement il est transformé et méconnaissable une fois qu'il monte sur les planches. Passionné de théâtre comme je suis, je ne pouvais qu'être ravi de cohabiter le temps d'un roman avec une telle créature.
Il faut croire que l'auteur a une particulière tendresse pour les hommes bien charpentés, aux formes plutôt arrondies, parce que c'est déjà ainsi que je m'imaginais le narrateur de son premier roman, avec toutefois une musculature puissante, au contraire de celle de T. Car, si T est à la fois une bête de scène et une sorte de monstre velu, il apparaît que ses chairs sont flasques, envahissantes. Tel quel il n'a pourtant pas de difficulté à attirer les femmes dans ses pattes, puis dans son lit. Efina ne fait pas exception, à la différence près toutefois qu'elle va l'obséder tout du long, comme elle est obsédée par lui. Ils vont se prendre, se déprendre, se rapprocher, s'éloigner, se croiser, et se trouver, dans les intermèdes, compagnons et compagnes de rechange.
Cette fois les phrases sont bien écrites, et non pas pensées. Elles sont dans l'ensemble courtes, incisives, ce qui donne au récit un rythme particulier, volontiers clinique. Certaines images, assez crues, sont l'occasion de véritables trouvailles d'expression. Il y a aussi des passages d'anthologie, notamment sur les chiens - toujours les bêtes - ou sur le théâtre.
Le livre est doublement écrit, puisque Efina et T s'écrivent régulièrement des lettres qu'ils ne s'envoient ni ne lisent pas toujours. Ces lettres ont la particularité d'être serties au milieu du récit qui, en quelque sorte, leur sert d'écrin et n'en sont pas séparées, en font intégralement partie. Quand ces lettres se répondent elles ne sont pas spécialement tendres. Ce n'est pas l'amour purement bestial, ce serait plutôt cette fois l'amour vache.
Autant Rapport aux bêtes évoquait un monde sédentaire, arriéré, aujourd'hui en grande partie enfoui, autant Efina est un roman où les protagonistes sont bien de notre époque. Les corps et les âmes y vagabondent et papillonnent sans se fixer, sans besoin de repères. La Valaisanne qui a commis ce roman n'est-t-elle pas née en soixante-huit ?
Francis Richard
Voici l'entretien, avec Noëlle Revaz, diffusé par Gallimard sur YouTube :