Déjanté.
C'est l'adjectif qui me vient à l'esprit pour qualifier Chambranles et embrasures et ... Pierre Yves Lador.
Et sous ma plume, c'est un compliment...
Ce roman a la prétention d'être initiatique érotique onirique et ironique. Cette prétention n'est pas usurpée. Il est tout cela à la fois.
Le narrateur, ancien chimiste, sonne à la porte de belles amazones urbaines auxquelles il récite des poèmes, qu'il vend en plaquettes, en montant les étages des locatifs.
Ce poète scientifique essuie plus d'échecs que de succès, mais, chaque jour, au moins une femme l'accueille par curiosité:
"Une sur dix achète, une sur quinze fait l'amour, une sur cinq écoute."
Un jour, cette femme qui lui fait l'amour, c'est Sophie. Son mari la trompe et elle ne lui rend la pareille, sans esprit de lendemain, qu'avec des visiteurs de hasard, femmes ou hommes, tels que lui.
Cette partie de jambes en l'air lui donne des ailes. Au sortir de la ville, le lendemain, il monte le long d'une route sinueuse, jusqu'à une propriété cossue.
La maîtresse de maison, Eliane, une riche veuve, l'accueille et lui pose nombre de questions insolites, puis lui propose un deal: il lui écrira chaque semaine un texte "sensuel, érotique même, d'une page", une histoire complète, qu'elle lui paiera vingt euros et qu'il lui apportera le vendredi. Après, il pourra en faire ce qu'il veut et le publier même, s'il veut en tirer plus d'argent...
Son premier texte n'enchante guère Eliane. Pour elle, il manque un peu de nerf. Elle lui demande alors ce qu'est pour lui l'érotisme. Il répond:
"C'est une porte ou plutôt une embrasure."
La maison d'Eliane qui ne ressemble pas au souvenir qu'il en a gardé de la fois d'avant, comporte de multiples portes, comme autant de possibles qu'il ne peut tous emprunter. Eliane se propose alors d'être son initiatrice:
"Si tu veux que je m'occupe de toi, tu devras m'obéir sans discussion et répondre à mes questions. Les portes n'ouvrent pas seulement un destin mais des millions d'autres."
Ses poignets attachés dans des anneaux suspendus au plafond, le narrateur lit, dans le plus simple appareil, son premier texte, posé sur un lutrin. Eliane seule parvient à la jouissance au bout de cette lecture:
"L'apprentissage et l'exercice conduisent à la maîtrise qui autorise la perte de la maîtrise. La conscience de son corps permet de profiter de tout ce qui passe, c'est l'intérieur qui commande, pas l'extérieur, toi, pas l'autre, ton corps, pas le sien, même s'il est indispensable, en peau, en chair et en os ou en image."
Le nombre de séances du vendredi de son initiation dépendra de lui et de l'organisation de l'univers...
Les séances se suivent et ne se ressemblent pas. Eliane lui ouvre des portes, mais n'ouvre sur elle que des fenêtres, c'est-à-dire des parties d'elle-même. Les deux mamelles de son enseignement sont "attendre longtemps et jouir promptement"...
Elle lui enseigne aussi:
"L'érotisme est une voie entre les mondes, désirer c'est ouvrir la porte, après il faut passer le seuil."
Il ne doit jamais rebrousser chemin:
"Le retour, s'il y en a un, se fait toujours en avançant."
D'une séance l'autre la maison d'Eliane, en mouvement perpétuel, prend une autre forme, par exemple celle d'une maison où les pièces sont des bulles, ou celle de l'absence de maison remplacée par une clairière, ou celle encore d'un palais ensorcelé aux mille et une chambres, si bien que le narrateur - et le lecteur avec lui - peut se demander s'il rêve ou s'il a absorbé un hallucinogène...
D'une séance l'autre le narrateur va de surprise en surprise et, malgré qu'il en ait, semble, à un moment, vraiment dépassé par les tours qu'Eliane lui joue:
"Je lui avais avoué me moquer des catégories, jouer sur les frontières comme une espèce de saute-ruisseau des idées, explorer les points de rebroussement, tenter d'effacer tous mes a priori."...
Le narrateur poursuit sa quête et, saisi par le doute, s'interroge:
"Toutes ces portes, tous ces possibles, et n'avoir qu'une vie."
Il doit prendre son temps - qui ne compte pas - s'il veut trouver enfin le moment favorable, que lui a promis Eliane, le fameux kairos des Grecs...
Pierre Yves Lador est déjanté et son livre itou, ai-je peut-être écrit un peu vite au début de ce billet.
Car, après tout, les fantasmes - et Pierre Yves Lador en a à revendre: ce livre le prouve - ne sont-ils pas nécessaires à notre équilibre mental?
En tout cas, Pierre Yves Lador séduit par sa liberté de ton et son ironie. Il séduit aussi parce que son narrateur, comme lui, n'a pas peur de se distinguer:
"Je ne suis que particulier, n'aime que le particulier, ne vis que le particulier. L'improbable est mon destin."
J'en connais d'autres qui sont dans ce cas-là...
Francis Richard
Chambranles et embrasures, Pierre Yves Lador, 192 pages, L'Aire
Dimanche 27 octobre 2013, le Prix des Ecrivains Vaudois sera décerné à Pierre Yves Lador pour l'importance de son oeuvre par
L'Association Vaudoise des Ecrivains