Finalement je suis de plus en plus convaincu que les histoires les plus courtes sont les meilleures. Le livre de Sabine Dormond me le confirme.
Le titre fait penser au refrain de la chanson homonyme d'Alain Souchon, sur un aria de Bach:
"Foule sentimentale
On a soif d'idéal
Attirée par les étoiles, les voiles
Que des choses pas commerciales
Foule sentimentale
Faut voir comme on nous parle
Comme on nous parle"
Ce ne peut être le fruit du hasard. Même si la première des dix-sept nouvelles, dont la plus longue n'atteint pas dix-huit pages, évoque sous ce nom l'engouement fatal pour le Yatzy des deux amoureux représentés en couverture sur un banc public.
Si le jeu peut être fatal - une nouvelle traite de l'addiction aux jeux vidéo sans la dose desquels une musicienne perd toute maîtrise -, l'alcool peut ne l'être pas moins, et pas seulement en amour. C'est le thème de deux nouvelles plutôt noires, où la prose peut se faire même poésie épique, dans l'une d'elles, pour décrire une bagarre générale:
"Tout le monde se pisse derche se disperse, on t'intube, on titube, on se cognac joint biture, on se cogne à la jointure, ambulance smur, on fonce dans le mur, t'allais par là déménage fricassée, t'as les parois des méninges fracassées, à ce stade, l'étroit ciel vert t'implose, le troisième verre s'impose."
Les nouvelles se suivent et ne se ressemblent pas. Les surréalistes succèdent aux réalistes. Dans l'une, après la disparition des abeilles, les humains sont réquisitionnés pour les remplacer, butiner et polliniser à leur place. Dans l'autre un institut de bien-être se trouve dans un endroit impossible, et inaccessible. Dans une autre encore des voyageurs d'un bus ne savent pas où ils vont mais ils y vont et culpabilisent les réfractaires.
Dans le registre de la qualité opposée à la quantité, l'auteur consacre une nouvelle à une usine à livres, où les idées sont cultivées à partir de songes à l'état brut et où un jeune rebelle a renoncé à son emploi, pour emboîter le pas d'un écrivain dissident, véritable génie, ignoré des critiques, qui consacrait tout son temps à l'écriture et ne vendait rien. Dans une autre, une petite fille dérangeante fait la leçon, et fait du bien, à une femme au moment de la pause de midi en la culpabilisant sur l'origine de ce qu'elle mange, puis disparaît, mission accomplie.
L'humour, parfois grinçant, n'est pas absent du livre. L'air de la campagne, tant vanté aux citadins, ne réussit pas à l'un d'entre eux, qui manque d'y passer. Un reptile bébé devient grand, se révèle prédateur redoutable, mais il est adopté à ses dépens par un universitaire à qui il est présenté comme appartenant à une espèce protégée, ce qui est le sésame pour lui. Un couche-tôt est ulcéré par le bruit télévisuel d'un voisin avec lequel il est prêt à s'engueuler mais qui est tellement charmant qu'il regarde avec lui la petite lucarne.
La nouvelle la plus grinçante, me semble-t-il, est celle d'un automobiliste qui roule à toute allure en direction du sud, qui renverse et tue une jeune cycliste. Convaincu depuis toujours que la surpopulation est le plus grand péril de notre époque, il se donne bonne conscience en se disant qu'il a contribué au salut de la planète en la débarrassant d'une personne qui aurait consommé des tonnes d'équivalent pétrole. Du coup il récidive.
Des personnages de certaines nouvelles sont à côté de la plaque. Ainsi un couple veut-il faire un cadeau de poids à un autre couple, de voisins, et trimballe ce fardeau pendant toutes ses vacances. Au retour, au moment de le donner, il s'aperçoit qu'il est complètement inapproprié et qu'il doit le garder. Un pépé inquiet de l'islamisation du pays demande à une jeune femme, dont il ignore qu'elle est fiancée à un musulman, de l'emmener voter contre la construction de minarets.
Dans la vie, la mort occupe une place que l'auteur ne veut pas ignorer, puisque ses nouvelles, sans l'air d'y toucher, soulèvent nombre de questions existentielles. Une femme se livre au spiritisme pour entrer en contact avec son jeune garçon disparu et finit par vouloir le rejoindre. Une autre femme, jeune, voit son heure venue, alors que rien ne le laissait présager, et conclut un pacte avec la faucheuse qui, spécialisée dans les morts à l'aveuglette, ne peut revenir bredouille et en emmène une autre.
Sabine Dormond, dans ces textes courts, où chaque mot compte, ne laisse aucun répit au lecteur, ravi de se faire malmener de si belle et si folle façon. La densité et la diversité des thèmes abordés contribuent à nourrir ses réflexions sur l'humaine condition, l'auteur lui laissant toute liberté d'interprétation. La brièveté de ces nouvelles permet de les relire, donc de les savourer, jusqu'à satiété.
Francis Richard
Full sentimental et autres nouvelles, Sophie Dormond, 160 pages, Editions Mon Village ici