Le livre de Yasmina Reza commence par une citation, mise en exergue, de béatitudes signées Jorge Luis Borges:
"Heureux les aimés et les aimants et ceux qui peuvent se passer de l'amour.
Heureux les heureux."
Pourquoi reproduire cette citation? Parce qu'elle est un excellent résumé du propos de l'auteur et parce qu'elle a donné son titre au livre.
Heureux les heureux est un livre qui se compose de monologues d'une multitude de personnages. Dix-huit au total. Dont trois seulement monologuent deux fois.
Il vaut donc mieux ne pas être trop fatigué pour lire ce livre. Les personnages se croisent, sont parfois très proches, offrent au lecteur des points de vue divergents sur les mêmes choses et il est impératif de lire le livre en entier, d'une seule traite, pour que se dessinent tous les liens parfois ténus qui les relient entre eux.
Aussi n'est-ce pas tant leur histoire générale qui a de l'importance que les différentes situations qui se succèdent et qui sont
le miroir d'un monde propre à l'auteur, mais extensible aisément à tous les autres. Car ces situations sont celles du quotidien de beaucoup de gens, dont la vie est on ne peut plus prévisible
dans ses grandeurs - il y en a peu -, comme dans ses petitesses - il y en a beaucoup.
Ces personnages racontent pour la plupart des scènes de couples, réguliers ou adultérins. Leurs récits comprennent des conversations et des choses vues, prises sur le vif, dans un supermarché, dans une chambre à coucher, dans un salon, dans une salle d'attente de médecin, dans un restaurant, dans un train, dans une chambre de clinique, dans une voiture etc.
Ernest Blot est marié à Jeannette. Après sa mort il veut être incinéré, que ses cendres soient dispersées dans une rivière. Sa soeur, Marguerite, collectionne les hommes. Sa fille, Odile, avocate, est mariée avec Robert Toscano, a eu deux fils avec lui, Simon et Antoine, est la maîtresse de Rémi Grobe, journaliste auquel elle n'est liée que par une attraction sexuelle réciproque et dont le meilleur ami est Raoul Barnèche.
Raoul Barnèche est un joueur invétéré. Il est marié avec Hélène, avec laquelle il a eu un fils, Damien. Lequel, en la conduisant
et la raccompagnant sur le tournage d'un film, raconte à Loula Moreno, l'actrice, l'amante tourmentée de Darius Ardashir, comment Géraldine tergiverse pour passer à l'acte quand il la poursuit de
ses assiduités.
Luc Condamine s'envoie en l'air avec Paola Soares, qui est une amie d'Odile Toscano. Il aimerait faire se rencontrer Virgine Déruelle et son ami Robert Toscano. Laquelle Virginie est secrétaire médicale, s'occupe beaucoup de sa grand-tante Marie-Paule et en pince pour Vincent Zawada, qui rend visite à sa mère cancéreuse dans l'hôpital où elle travaille.
Dans ce même hôpital Jean Ehrenfried, un ami d'Ernest Toscano et de Darius Ardashir, se fait soigner par l'oncologue Philip Chemla, lequel trouve son plaisir sexuel, depuis sa jeunesse, en se prostituant à des hommes et en reçevant des gifles de leur part, sans lesquelles son bonheur ne serait pas complet.
Les Hutner, Lionel et Pascaline, amis de Robert et d'Odile Toscano, forme un ménage sans histoire. A l'exception de l'histoire de leur fils, Jacob. Lequel ne se prend pas seulement pour Céline Dion, mais en est la vivante réincarnation, au point de parler quebécois comme il respire.
Céline-Jacob touche au plus haut point Chantal Audouin, la maîtresse du ministre Ecoupaud, soignée comme Jacob par Igor Lorrain.
Lequel soumet aussitôt, et à nouveau, sexuellement, Hélène Barnèche, son ancienne maîtresse, quand il la rencontre fortuitement dans un autobus.
C'est simple. Non? Comme la vie...
Dans ce livre, tous les aimants, les aimés, ceux qui se passent de l'amour, mais le font, sont-ils heureux? C'est vite dit. Il semble que les béatitudes de Borges appliquées au monde de Reza, soient bien dérisoires. Etre heureux suppose-t-il d'avoir une disposition pour cela ou requiert-il d'être exigeant? Il n'y a évidemment pas de réponse à ces interrogations.
En tout cas dans le monde de l'auteur les personnages sont surtout bien médiocres, et pathétiques. Alors il est bien possible qu'il y ait parmi eux des heureux. Ne parle-t-on pas d'imbéciles heureux?
Au fait, le bonheur existe-t-il vraiment ici-bas? Pas sûr, mais il y a tout de même toujours des instants de
bonheur...
Francis Richard
Heureux les heureux, Yasmina Reza, 192 pages, Flammarion