L'adaptation théâtrale du roman de Yasmina Khadra, Les hirondelles de Kaboul, était encore au répertoire du Théâtre du Nord-Ouest ici le mois dernier.
Après avoir assisté à la dernière représentation il y a dix jours j'ai eu envie de faire davantage connaissance avec l'auteur de cette histoire d'amour, qui se situe dans la Kaboul des Talibans.
Il se trouve que justement a paru cette année, chez Julliard ici, son roman L'équation africaine. Une occasion rêvée de faire de cette envie une réalité.
Le narrateur, Kurt Krausmann, est médecin. Il vit à Frankfurt, en Allemagne. Il a épousé une belle femme, Jessica, qui a la faiblesse de vouloir faire carrière, en la faisant bientôt passer avant sa vie personnelle.
Quand Jessica se suicide, Kurt est le premier étonné. Personne de son entourage ne comprend non plus ce geste inattendu, alors que Jessica avait, semble-t-il, tout pour être heureuse. Kurt comprend encore moins lorsqu'il apprend par une amie proche de sa femme que cette dernière s'est donné la mort après s'être vu ajourner une promotion.
Pour faire son deuil de cette mort subite et traumatisante - c'est lui qui a trouvé Jessica inanimée dans sa baignoire - Kurt accepte de suivre son ami, Hans Makkenroth, un riche industriel qui a décidé de joindre les Comores à bord de son voilier pour y équiper un hôpital et venir ainsi en aide à des nécessiteux.
Quand le voilier se trouve dans le golfe d'Aden, après avoir navigué en Méditerranée puis en Mer Rouge, il est arraisonné par des pirates. Après avoir jeté à l'eau leur cuisinier Tao, promis à une mort certaine, les pirates prennent en otages les deux Allemands et les emmènent à travers brousse et désert jusqu'à un poste d'observation désaffecté, au Soudan.
L'aventure africaine commence alors vraiment pour eux. Mais c'est peu de dire que l'Afrique n'apparaît pas à Kurt sous le meilleur des jours. Les massacres, les mauvais traitements, les cruautés ne sont guère de nature à le convertir aux charmes de ce continent, sauvage à ses yeux de civilisé européen.
Après le départ de Hans, qui a dû être échangé contre une grosse rançon, Bruno, un Français, qui bourlingue en Afrique depuis quarante ans, qui a été fait prisonnier par ces pirates au sortir de Mogadiscio et qui partage sa captivité avec Kurt, lui tient ces propos qu'il n'est pas encore en disposition d'esprit d'admettre :
"Le monde est devenu daltonien. Pour les uns comme pour les autres, ou tout est noir ou tout est blanc, et aucun ne daigne faire la part des choses. Le Bien et le Mal, c'est de l'histoire ancienne. Désormais, il est question de prédateurs et de proies. Les premiers sont obsédés par leur espace vital, les seconds par leur survivance."
Pour Kurt l'Afrique sera encore longtemps bizarre, complètement étrangère :
"On tue, on vole, on rançonne, on dispose de la vie comme du dernier des soucis..." s'exclame-t-il un jour, en colère.
Pourtant peu à peu il va apprendre que la soif de vivre est ce qui, paradoxalement, caractérise l'Africain. Ce que Bruno exprime en ces termes :
"L'Africain sait que sa vie est son bien le plus précieux. Le chagrin, les joies, la maladie ne sont que pédagogie. L'Africain prend les choses comme elles viennent sans leur accorder plus d'opportunité qu'elles ne le méritent."
Et qu'il reformule en ces termes :
"Ici, lorsque la vie perd du sens, elle garde intacte sa substance, à savoir cette opiniâtreté inflexible qu'ont les Africains de ne jamais renoncer à la moindre minute du temps que la nature leur accorde."
Pour en convenir il faudra du temps à Kurt. Il lui faudra traverser bien des tribulations, prendre de la distance, découvrir, entre autres, que l'un de ses geôliers est tout autant une brute qu'un véritable poète. Il lui faudra se rendre compte qu'il peut éprouver de l'amour pour une autre femme, dévouée aux autres, et qui lui aura d'abord inspiré du désir :
"Elle me dévisage. Je la contemple. La lumière de la lune l'éclaire avec douceur. Elle est très belle, Elena ; je ne me lasserai pas de le répéter. Son tricot moule la volupté de son torse, ses bras soyeux n'en finissent pas d'étendre leur majesté. Son odeur musquée me grise, ses prunelles rappellent deux rubis enveloppés dans du velours."
Pendant un temps, après être retourné en Allemagne, Kurt se promettra bien de mourir borgne plutôt que de retourner en Afrique, comme le veut le proverbe que lui a soufflé Bruno :
"Qui voit l'Afrique une seule fois dans sa vie mourra borgne."
Seulement il recevra à la fin un mail qui le décidera à ne pas mourir borgne. Lors de son retour il se récitera ces vers de son pirate de poète disparu :
Vis chaque matin comme s'il était le premier
Et laisse au passé ses remords et méfaits
Vis chaque soir comme s'il était le dernier
Car nul ne sait ce que demain sera fait.
Un tel roman ne se laisse pas déprendre avant la fin. Car Yasmina Khadra a des talents à la fois de conteur et de poète, qui ne vous laissent pas vous échapper comme ça de leur emprise. Il nous retient par une écriture superbe et raffinée qui nous permet d'accepter tout à la fois les beautés et les horreurs de l'existence. Il nous rappelle surtout que le monde n'est pas manichéen, mais tout en nuances. Encore faut-il accepter d'ouvrir les yeux avec lui pour les discerner.
Francis Richard