Richard Millet, je l'ai déjà dit sur ce blog, est un styliste comme on n'en fait plus. Il est d'ailleurs le premier à regretter de faire partie d'une cohorte réduite à une portion congrue.
Il est aussi l'un des derniers à faire la distinction entre le style, qui est signe extérieur de richesse littéraire de quelques uns, et l'écriture, à laquelle se livre le plus grand nombre.
De quelque sujet qu'il parle, la forme, chez lui, donne au fond une intensité qui ne se retrouve que chez les plus grands
écrivains. Hommage lui en sera rendu un jour.
Richard Millet est prolifique. Il publie plusieurs titres par an, chez plusieurs éditeurs, dont Gallimard.
Parmi ces livres publiés chaque année, j'aime particulièrement ceux que Pierre Guillaume de Roux édite depuis deux ans, parce qu'ils tiennent dans ma poche et qu'ils sont à contre-courant. Ce qui ravit mon esprit de contradiction, sans laquelle il n'est point de libre expression.
Au contraire de ceux qui les ostracisent sans les avoir lus, je lis et relis les livres de Richard Millet dans la collection grise des essais/histoire ou dans la collection bleue de littérature française de cet éditeur.
Je le fais par pur plaisir de la langue d'abord, puis par goût de me frotter à quelqu'un qui ne pense pas toujours comme moi, mais le fait avec élégance et arguments.
L'Être-boeuf est le sixième titre paru chez cet éditeur depuis Fatigue du sens, paru en 2011. Pour les yeux rétrécis par l'insomnie, la taille de la police de caractères en fait une lecture de confort. Le thème n'en est pas banal, puisqu'il s'agit du boeuf, en toute majesté.
Jusqu'à l'âge de vingt-ans, Richard Millet abhorrait la viande. Alors qu'il est de bon ton, de nos jours, dans les milieux écolos de vouloir cantonner le boeuf à sa fonction décorative, ses pets polluant autant que les automobiles, c'est donc à l'âge des amours qu'il s'est fait une autre religion à ce sujet:
"Pour la viande bovine, justement, j'ai à présent un goût extrême, qui m'est venu en même temps que la découverte du corps féminin."
Il l'aime saignante, non pas crue, ou alors "sous sa forme séchée ou fumée, ou lamellisée"...
Il aime particulièrement la limousine, qui est, dans son esprit, "tout à la fois une femme et une vache":
"C'est donc la race limousine que je veux évoquer ici, en outre heureux de pouvoir employer le mot race sans m'exposer aux fourches et aux faux du Nouvel Ordre moral, encore qu'il y ait une poésie des races, humaines et animales, qui est, William Faulkner l'a magnifiquement montré, comme Proust, comme Lawrence Durell, le noyau tout à fait obscur et lumineux de la littérature."
Il aggrave son cas:
"Préférer en tout cas la vache au cheval, c'est attirer sur soi un irrévocable mépris, et dire qu'on aime la viande de cheval, se vouer aux gémonies, l'époque étant, on ne le dira jamais assez, à l'anthromorphisation de l'animal, à un totémisme infantile qu'accentue, paradoxalement, la disparition, irréversible, de bien des espèces animales, l'empire du Bien s'établissant sur la destruction de la nature et l'écologie n'étant qu'un symptôme tardif de la mauvaise conscience citadine."
Et il n'en reste pas là puisqu'il est "passionnément attaché à la corrida, à présent menacée d'interdiction par le révisionnisme politiquement correct du rapport aux bêtes", alors qu'il y voit "une noble tradition", "le rappel de la valeur musicale autant que sacrée du combat", "l'actualisation du combat mythologique de Thésée contre le Minotaure".
Il se souvient, dans le même temps:
"Dans la communauté rurale où je suis né, nul n'aurait jamais pensé à réclamer de droits pour les animaux, ceux qui les maltraitaient se mettant d'eux-mêmes au ban de la communauté."...
Le ton du livre est donné.
L'essai devient alors récit. Car, après le Limousin, l'auteur nous transporte au Liban, où il va de digression en digression, où l'érotisme n'est pas absent.
Le récit fait enfin place au retour de la mythologie, à "l'inattendue épiphanie de la bête", du Boeuf avec un B majuscule, au milieu de convives en train de manger une côte et "parcourus d'un frémissement dont il était l'épicentre":
"Ce boeuf en majesté [...] tirait de son torse monumental non seulement la nourriture, mais aussi les femmes qu'il nourrissait, divin et adamique, ayant engendré celles en qui il se reproduisait et dont il dévorait peut-être les fruits, comme Chronos, en tout cas brouillant les circuits du social, du sang et du temps."
Francis Richard
L'Être-boeuf, Richard Millet, 96 pages, Pierre Guillaume de Roux