Le titre de ce livre est emprunté à un vers d'un poème de l'acméiste Ossip Mandelstam, tiré de son recueil Simple promesse:
"Quelle douleur - chercher la parole perdue,
Relever ces paupières douloureuses
Et, la chaux dans le sang, rassembler pour les tribus
Etrangères l'herbe des nuits."
D'emblée, le lecteur sait donc que l'auteur se place dans une perspective poétique, voire hallucinée. Et que la petite musique
de Modiano, qui le berce depuis des décennies, va se mettre en route nostalgique dès que ce nouveau livre sera commencé.
Le narrateur, Jean, essaye non pas de restituer son passé, mais les "épisodes d'une vie rêvée, intemporelle", qu'il "arrache, page à page, à la morne vie pour lui donner un peu d'ombre et de lumière". C'est-à-dire pour lui donner quelque relief.
Pour ce faire, point trop confiant dans sa mémoire, il se sert d'une béquille, un petit carnet noir rempli de notes qui devraient suffire à faire resurgir son passé enfoui un demi-siècle plus tôt, par le même phénomène déclencheur que le petit morceau de la madeleine de Proust trempé dans du thé.
A l'époque il faisait des recherches sur la baronne Blanche, Tristan Corbière, Jeanne Duval - la maîtresse de Charles Baudelaire -, Restif de la Bretonne, parmi d'autres, et il avait une amie, la mystérieuse Dannie, prénom à l'orthographe improbable, aux patronymes multiples, employés au gré des temps et des lieux, des circonstances.
Autour de Dannie gravitaient de curieux personnages qui ne semblaient pas bien recommandables: Ghali Aghamouri, le pseudo-étudiant marocain, Jacques Chastaignier, Pierre Duwelz, Gérard Marciano et l'énigmatique "Georges", fréquentant tous, comme elle, l'Unic Hôtel, tenu par Lakhdar, un autre marocain, hôtel sis à Montparnasse, dans une des rues à l'ombre de la gare et du cimetière.
Jean ne sait pas ce qu'a fait Dannie disparue, mais, un jour, il est convoqué quai de Gesvres par un certain Langlais, qui se rend compte qu'il n'est en rien mêlé aux affaires troubles des clients de l'Unic Hôtel, aux mines de conspirateurs, tous couleur de muraille. Dans ce temps-là Jean sait seulement par Aghamouri qu'"elle risque de très gros ennuis d'ordre judiciaire" et qu'"on risque de s'apercevoir qu'elle est impliquée dans une sale histoire".
L'herbe des nuits est le récit de cette quête, menée bien des décennies plus tard par Jean, pour savoir la vérité sur Dannie, qu'il a accompagnée à l'époque en maints lieux, de manière clandestine, sans se poser trop de questions, perdant même à jamais, dans un de ces lieux quittés précipitamment, un manuscrit d'une centaine de pages...
Dannie lui avait demandé ce qu'il dirait si elle avait tué quelqu'un, simple hypothèse. Il lui avait répondu: rien, avant qu'elle ne lui dise qu'elle plaisantait... Et aujourd'hui, il ferait la même réponse:
"Est-ce que nous avons le droit de juger ceux que nous aimons? Si nous les aimons, c'est bien pour quelque chose, et ce quelque chose nous défend de les juger. Non?"
Quoi qu'il en soit, une nuit, elle avait fait un mauvais rêve dans lequel elle tirait sur un type horrible, aux paupières lourdes...
Francis Richard
L'herbe des nuits, Patrick Modiano, 192 pages, Gallimard