Le dernier livre de Jacques Chessex est sorti en Suisse, le 7 janvier dernier, enveloppé de cellophane avec une étiquette "réservé aux adultes" ici , parce
qu'il contient des scènes crues. Comme un vulgaire livre porno, tel qu'on en trouve en vente dans les gares ou les stations-service. L'autre matin, une invitée de la Radio Suisse
Romande a employé le mot de préservatif pour désigner la chose.
Le jour même l'éditeur, Grasset, annonce qu'au tirage initial de 25000 exemplaires un tirage supplémentaire de 6000 exemplaires est déjà prévu ici.
Jacques Chessex aurait écrit la dernière ligne de ce livre le 9 octobre 2009, le jour de sa mort, à l'âge de 75 ans, c'est-à-dire au même âge que Donatien Alphonse François de
Sade.
Ce contexte et cette orchestration ne sont pas favorables à une lecture sereine du dernier roman de l'ermite de Ropraz. Il y a ceux qui se précipitent sur le
livre, par l'odeur du soufre alléchés, et ceux qui se refusent seulement à le lire, par répulsion pour ces relents nauséabonds. Jacques Chessex qui n'en était pas à une
provocation près doit jubiler dans sa tombe.
Aussi, pour m'abstraire de ce contexte délétère, ai-je profité d'être un lève-tôt et du calme de ma maisonnée catovienne, encore endormie, pour lire ce matin, en deux heures de
temps, ce roman ultime, et publié post mortem.
D'emblée disons que réduire ce dernier roman aux scènes crues, qui s'y trouvent effectivement, n'est pas vraiment en rendre compte. D'autant moins que Jacques Chessex n'en est
pas à son premier coup d'essai dans le domaine. Si son oeuvre romanesque parle des femmes et de la fascination qu'elles exercent sur lui, de l'existence de Dieu et du doute
existentiel, de la mort et de son omniprésence dans la vie, elle donne en effet une large place au sexe mal assumé, ou alors exhibé par bravade.
Le portrait que trace Chessex des derniers mois de Sade à l'Hospice d'aliénés de Charenton n'est guère flatteur. Voilà un homme dont le corps est difforme, bouffi, rongé
par toutes sortes de maux. Voilà un homme frénétique, insatiable, qui recherche le plaisir jusqu'au bout des forces de ce corps meurtri. Chessex parle de monstre au début du livre. Il
ne reprend pas le terme jusqu'à la fin. Il est indéniable que Chessex est plus que subjugué par la liberté débridée et par la bleuité du regard du pensionnaire de Charenton.
La postérité a retenu surtout que ce "marquis" jouissait de la souffrance des autres. Chessex nous rappelle que le fouet et l'aiguille
n'étaient pas les seuls instruments de sa jouissance. Sade était surtout un sodomite impénitent et Chessex, avec sa complaisance coutumière, ne nous épargne aucun des détails
anatomiques les plus scabreux de cette prédilection sexuelle, comme on dit aujourd'hui, avec une précision suggestive, comme s'il découpait ce qu'il imagine au scalpel.
Sade était surtout aussi un ennemi juré de la religion catholique et se livrait avec ses partenaires à des singeries blasphématoires. Il ne voulait pas qu'après sa mort une croix
se dresse sur sa tombe. Son voeu ne sera pas exaucé. Ou sinon, quatre ans après sa mort, quand le cimetière où il reposait sera bouleversé et que commencera l'errance de son dernier crâne,
celui de la dernière forme prise par ce dernier, avant de passer.
Sade ne veut pas non plus qu'après sa mort son corps de fou soit autopsié - comme c'était l'usage à l'Hospice - pour en préserver sans doute les
secrets des curiosités de la science, comme il dissimulait ses turpitudes, comptabilisées dans son Journal, sous un langage codé. Ce voeu-là sera exaucé.
Le soufre n'est pas seulement dans les actes et les pensées. Il émane de ce corps tourmenté et brûle ceux qui s'en approchent de trop près avec de mauvaises intentions
à son égard. Ce n'est pas vraiment la beauté du diable mais son incandescence et son irradiation infernales. Cette propriété démoniaque sera celle aussi de son dernier crâne dont Chessex
nous conte, pour finir, les péripéties dantesques, une sorte de survie osseuse après la mort.
Au cours de son oeuvre, de livre en livre, Chessex s'enfonce davantage dans la morbidité. Ses deux précédents livres, Le vampire de Ropraz et Un
juif pour l'exemple ici, en témoignent. Dans le même temps son style s'allège, s'épure. Du rabelaisien de
Carabas, il ne reste plus rien. Il demeure l'exactitude des mots. A l'insolence provocatrice succèdent l'inquiétude métaphysique, associée à la
poésie, et l'intérêt pour les êtres qui bouillent à l'intérieur et qui soudain explosent.
Au début d'un chapitre Chessex explique sa démarche quand il se penche sur les derniers mois délirants de Sade :
"La conduite d'un homme avant sa mort a quelque chose d'un dessin au trait aggravé. Il y acquiert un timbre à la fois plus mystérieux, et plus explicite de son
destin. Dans la lumière de la mort, dont le personnage ne peut ignorer entièrement la proximité, chacune de ses paroles, chacun de ses actes résonne plus fort, de par la cruauté du sursis"
Cette démarche prend une forte résonance quand nous savons - il est difficile d'échapper complètement au contexte - quelles furent les circonstances de la mort de Chessex ici, et quand nous lisons les derniers mots du présent livre, tracés le 9
octobre 2009, qui sont la traduction, de l'allemand au français, de vers de poète :
"Comme nous sommes las d'errer ! Serait-ce déjà la mort ?"
Francis Richard
Nous en sommes au
546e jour de privation de liberté pour Max Göldi et
Rachid Hamdani (de droite à gauche), les deux otages suisses en Libye