Le train de sucre porte un sous-titre: contes.
Et c'est bien un livre de contes, mais comme on n'en écrit plus guère de nos jours. En effet, aujourd'hui, on écrit soit des contes pour enfants, soit des contes pour adultes. Or il s'agit en l'occurrence de contes que les enfants tout comme les adultes peuvent lire avec grand plaisir, dépaysement garanti.
Ces contes se situent, en effet, à notre époque, dans un pays arabe, où on imagine très bien que pourraient y être lus les
contes des Mille et une nuits, auxquels, d'ailleurs, il est fait par l'auteur une brève allusion, et où le temps semble s'être immobilisé, en dépit de la présence, dans
le décor, d'objets bien actuels, tels que voitures et télévision.
Trois compères, Balthasar, Désiré, Manuel, ont mis toutes leurs économies dans un train chargé de sucre et tout au long du récit, Marie-Jeanne Urech nous tient au courant de la progression de ce train qui, pendant un mois, en provenance des terres du sud, va parcourir 10'000 km avant de parvenir jusqu'à ses propriétaires.
L'achat de tout ce sucre devrait rapporter gros, mais le sucre, comme bien des denrées alimentaires, est soumis aux aléas d'un marché très volatile, qui frémit à la moindre rumeur, aux variations de consommation, à une surproduction ou, a contrario, à la perte d'une récolte.
Les trois compères sont trois amis, "de ceux qu'on ne délie plus", tant les années s'y sont mêlées:
"Ils se réunissaient quotidiennement dans un café où ils avaient leur table, leurs habitudes, leurs histoires, à l'ombre d'un gommier défiant le chaos urbain qui serpentait autour d'eux."
Le café a pour nom Takaïba. En attendant leur train, les trois y viennent chaque fin d'après-midi. Ils y déploient la carte du monde, ils y parlent de cours du sucre, tel qu'il est publié dans le journal, et de ce qu'ils comptent faire de la fortune qu'ils gagneront à coup sûr dans l'opération, du moins le croient-ils.
Chaque jour, ils écoutent l'un d'entre eux, le plus souvent Balthasar, raconter des histoires édifiantes, qu'il faut bien appeler des contes parce qu'ils illustrent des vérités éternelles, sous couvert de fiction, et parce qu'ils constituent des éléments de la sagesse du monde.
Il y est par exemple question d'un homme qui meurt pour de l'argent afin d'acquérir une perle destinée à sa douce; de femme délaissée par son mari pour assouvir sa passion des pigeons; de trompe-l'oeil pour sauver une situation compromise; d'homme monstrueux à la voix d'or; de préparatifs de mariage sans fin qui dévorent toute une vie; d'un jeune homme qui se brûle les ailes en voulant gagner une terre promise etc.
Parmi ces contes il en est un, raconté par Désiré, qui permet à la fois de se rendre compte de leur actualité et leur intemporalité, celui du visiteur et de l'immigré.
Un immigré meurt dans une terre étrangère où il a vécu vingt ans. Dieu lui propose de choisir entre l'enfer et le paradis. Comme il hésite, il lui propose de séjourner dans l'un des deux pendant cinq jours.
L'immigré choisit l'enfer. Il y passe les cinq meilleurs jours de son existence. Il choisit donc l'enfer comme séjour permanent et déchante très vite. Car ce n'est pas ce que les cinq jours passés lui avaient permis d'y entrevoir et il proteste auprès de Dieu:
"A cet instant, Dieu ricane et a pour lui ces mots terribles: "Après une vie d'émigration, tu n'as toujours pas compris la différence entre un visiteur et un immigré?"
Cette question de la différence pourrait tout aussi bien se poser entre un touriste et un habitant...
Le train de sucre finit par arriver à destination et son histoire est elle-même un conte qui sert d'écrin à tous les autres. L'épilogue n'échappe donc pas non plus à la loi du genre.
Marie-Jeanne est une véritable conteuse. Elle n'est pas avare de détails qui sonnent justes et qui parlent à l'imagination de
ceux qui la lisent. S'opère alors, à l'écrit, la magie que l'on retrouve dans toutes les traditions orales et qui agrémente l'écoulement des soirs, à la veillée, sans qu'il n'y ait pour autant,
bien au contraire, de perte de sens.
Francis Richard
Le train de sucre, Marie-Jeanne Urech, 128 pages, L'Aire
Marie-Jeanne Urech est l'invitée le lundi 3 juin 2013 de l'association littéraire Tulalu, à 20
heures, au Lausanne-Moudon, place du Tunnel à Lausanne.