Le livre de Carla del Ponte, ancien procureur, de nationalité suisse, auprès du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, TPIY, intitulé La traque, les criminels de guerre et moi, publié aux éditions Héloïse d'Ormesson ici, fait état de prélèvements, à partir de l'été 1999, d'organes sur des prisonniers serbes et sur des prisonniers kosovars albanais, considérés comme des collabos par l'UCK [l'Armée de libération du Kosovo : Ushtria Climritare o Kosoves] ou appartenant à des factions rivales de celle-ci.
Cette publication a conduit la Commission des questions juridiques et des droits de l'homme de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, à demander à un de ses membres, le Conseiller national suisse Dick Marty [la photo provient d'ici] d'établir un rapport, sur le Traitement inhumain de personnes et trafic illicite d'organes humains au Kosovo, rapport ici qu'il a terminé le 12 décembre 2010 et rendu public le 16.
Dans ce rapport, deux raisons essentielles expliquent que cette affaire ne resurgisse qu'aujourd'hui :
- les crimes commis par les troupes serbes, seuls à avoir été vraiment dénoncés, ont eu pour conséquence "que s'est développé un climat et une dynamique qui a conduit à considérer tous les événements et les faits dans une optique rigoureusement manichéenne : d'un côté les serbes, nécessairement méchants, de l'autre les kosovars albanais inévitablement innocents."
- le contrôle de fait de l'UCK sur toute la région, à l'époque, a eu pour conséquence que "les pays occidentaux qui se sont engagés au Kosovo se sont bien gardés d'intervenir directement sur le terrain, préférant recourir aux frappes aériennes, l'UCK devenant ainsi leur indispensable allié pour les opérations terrestres."
Il était donc difficile de mettre en cause l'UCK, comme il avait été tabou de parler des crimes de l'URSS de Staline, qui avait contribué à la défaite de l'Allemagne d'Hitler...
Pour Dick Marty :
"Aucune ambiguïté ne doit subsister quant à la nécessité de s'attaquer à tous les suspects de crimes, même s'ils occupent d'importantes fonctions institutionnelles et politiques".
Or, au cours de sa mission, le Conseiller national tessinois a pu constater qu'il était difficile de reconstituer les faits qui se sont produits en 1999 et 2000, et même après. Le TPIY, la MINUK [Mission intérimaire des Nations Unies au Kosovo] ou le parquet albanais ont clairement manqué de volonté d'établir la vérité et les responsabilités de ce qui s'est passé dans ces années-là :
"Le faisceau d'indices existant contre certains hauts responsables de l'UCK explique en grande partie ces réticences. Il y a des témoins de ces événements qui ont été éliminés, d'autres sont terrorisés par le simple fait d'être interpellés sur ces événements. Ils ne font absolument pas confiance dans les mesures de protection qu'on pourrait leur accorder."
Quoi qu'il en soit, Dick Marty a tout de même pu reconstituer un certain nombre de faits qui pourraient être facilement corroborés par les enquêteurs des diverses parties, s'ils avaient un peu plus la volonté et le courage de découvrir la vérité.
Le portrait de l'UCK, tel qu'il ressort des investigations menées par le rapporteur du Conseil de l'Europe n'est pas des plus glorieux. Certes il y avait dans ses rangs des soldats courageux et réellement patriotes, prêts à donner leur vie pour leur cause, mais, dixit le rapport, ils "ne constituaient pas nécessairement la majorité".
"Les principales activités opérationnelles des membres de l'UCK, avant, pendant et immédiatement après le conflit [qui a pris fin le 12 juin 1999] étaient menées sur le territoire albanais, où les forces de sécurité serbes n'étaient jamais déployées". L'UCK avait donc toute latitude d'y faire tout sauf la guerre, en toute tranquillité.
L'UCK apparaît dans ce rapport sous un jour auquel les médias ne nous ont guère habitués. Au début, en 1996, elle apparaît "comme un groupe marginal et désorganisé d'insurgés". Deux ans plus tard seulement elle apparaît, grâce au soutien explicite des Etats-Unis, ceci expliquant cela, "comme le fer de lance de la lutte menée par les Kosovars albanais pour la libération du Kosovo."
Comment y est-elle vraiment parvenue ? En consacrant plus d'énergie à évincer ses factions rivales qu'à lancer des opérations militaires contre les Serbes... Ce qui me rappelle l'attitude des communistes à l'égard des anarchistes pendant la guerre civile d'Espagne, que décrit avec force détails George Orwell dans son Homage to Catalonia...
En 1998 et 1999, des groupuscules font leur apparition au sein de l'UCK avec à leur tête des chefs de clans et de familles dont l'autorité s'exerce sur une zone géographique du Kosovo bien déterminée. Un groupuscule va se distinguer parmi les autres. En effet il va prendre "contrôle, au plus tard à partir de 1998, de la majeure partie des activités illicites auxquelles les Albanais du Kosovo ont participé en République d'Albanie". Son nom ? Le "Groupe de Drenica" [la Drenica est une vallée du Kosovo, qui est le berceau de l'UCK].
A la tête de ce "Groupe de Drenica" se trouve Hashim Thaçi, qui n'est pas n'importe qui :
- Chef de l'UCK
- Premier ministre autoproclamé du gouvernement provisoire du Kosovo en 1998
- Chef de la délégation des indépendantistes kosovars aux négociations de Rambouillet en février 1999
- Premier ministre du Kosovo en décembre 2007 à la suite des résultats des élections législatives de novembre 2007
- Chef du parti PDK qui, avec 31% des voix, est arrivé en tête des élections législatives du 12 décembre 2010 [les premières élections législatives depuis la proclamation d'indépendance du Kosovo le 17 février 2008].
Selon Dick Marty cette ascension n'aurait pas été possible "sans le soutien politique et diplomatique des Etats-Unis"...
Quelles seraient les activités "illicites" du groupe? Traite d'êtres humains, vente de véhicules volés, trafic de drogues, assassinats, enlèvements, détentions, agressions, interrogatoires musclés ... et courtages d'actes chirurgicaux "illicites". Avec la complicité des autorités albanaises, des services de renseignements albanais et de la mafia albanaise... soit de beaucoup de monde.
Le groupe aurait géré les "centres de détention de l'UCK sur le territoire albanais" et fixé le "sort des prisonniers détenus dans ces établissements, et notamment des nombreux civils enlevés au Kosovo et conduits, au-delà de la frontière, en Albanie".
Au vu des éléments qu'il a pu recueillir, Dick Marty écrit :
"Nous sommes parvenus à la conclusion que les violences commises par les membres et les auxiliaires de l'UCK en Albanie vont bien au-delà de simples aberrations qui auraient été l'oeuvre d'éléments hors-la-loi ou rebelles d'une force de combat par ailleurs disciplinée. Nous estimons au contraire que ces violences étaient suffisamment généralisées pour correspondre à un mode d'action systématique."
Où se trouvaient les centres de détention, aux mains de membres et d'associés de l'UCK ? A Cahan, Kukës, Bicaj, Burrel, Rripe, Fushë-Krujë, tous lieux se situant sur le territoire albanais...
Sont passés dans les centres de détention :
- de Cahan et Kukës des prisonniers de guerre, d'avril à juin 1999, interrogés "brutalement" et maltraités : certains ont été libérés, d'autres y sont décédés...et ont donc été libérés définitivement
- de Rripe des personnes disparues, enlevées à partir de juillet 1999, appartenant essentiellement à l'ethnie serbe : des femmes y ont fait l'objet d'exploitation sexuelle et des détenus sont décédés dans la maison K., qui aurait tenu lieu par ailleurs "d'étape intermédiaire"
- de Bicaj, Burrel, Rripe et Fushë-Krujë, des victimes de la criminalité organisée, qui y auraient transité et qui y auraient subi, du moins à Rripe et Fushë-Krüje, des tests de compatibilité immunologique, avant d'être exécutés puis conduits à une clinique proche de l'aéroport de Tirana où leurs reins auraient été prélevés pour être transplantés ailleurs.
Comme dit plus haut les témoins directs ont été éliminés ou sont terrorisés à un point tel qu'ils "préfèreraient d'être traduits en justice pour le rôle qu'ils sont supposés avoir respectivement joué dans la gestion des camps de détention que de compromettre les anciens hauts commandants de l'UCK sous les ordres desquels ils auraient agi et qui sont aujourd'hui devenus des responsables politiques et économiques". C'est une version kosovare de l'omerta.
Ajouté à cela que la police kosovare met des bâtons dans les roues pour communiquer les renseignements qu'elle détient à l'EULEX, la mission civile menée par l'Union européenne pour établir l'Etat de droit au Kosovo :
"Tout ceci a pour effet, conclut Dick Marty, de permettre à des dirigeants politiques d'écarter de manière plausible les allégations selon lesquelles l'UCK aurait pris part à des actes de détention, de torture et d'assassinat en Albanie, et de présenter comme simple "spectacle" orchestré par la propagande politique serbe des allégations sérieuses méritant, comme nous l'avons vu, des enquêtes bien plus poussées que celles qui ont eu lieu jusqu'à présent."
La vérité aura bien du mal à émerger dans ces conditions. Il sera encore plus difficile de rendre justice aux victimes. Mais il sera difficile désormais de mettre toutes les horreurs commises dans cette région du monde sur le compte des Serbes qui ont eu bon dos jusqu'à présent. C'est déjà en soi un résultat non négligeable.
Francis Richard
L'internaute peut écouter ici sur le site de Radio Silence mon émission sur le même thème.