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17 novembre 2023 5 17 /11 /novembre /2023 20:15
Le retour de Mara Roux, d'Anne-Frédérique Rochat

Je m'appelle Mara. Je suis chanteuse. J'ai trente-six ans. Aujourd'hui je vais vous raconter mon histoire. Un petit bout de mon histoire. Un petit bout important.

 

Le retour de Mara Roux a lieu du 11 au 17 juillet, après une longue absence.

 

Avec Soline, qui joue du violon, Mara chante, depuis sept ans. Sa comparse compose la musique des chansons qu'elle écrit.

 

Si elle a quitté son village, c'est parce qu'elle était rejetée par les habitants et incomprise par son père.

 

Les habitants, qu'ils soient de son âge ou pas, n'acceptaient pas sa différence, physique. Elle avait, et a toujours, sur la joue, une tache de naissance:

 

Avec un peu d'imagination, ma tache ressemble à un hérisson ou à une pelote de laine.

 

Soit ils se moquaient d'elle, soit ils y voyaient un signe de mauvais oeil (sic).

 

Son père ne comprenait pas qu'elle puisse être une artiste - être chanteuse n'était pas un métier dont on pouvait vivre - et qu'elle ne lui succéderait pas à la tête de la petite entreprise familiale.

 

Mara est revenue surtout pour dénouer les choses avec son père. Comment mieux lui faire entendre raison et affection, sinon en venant chanter au village dans l'ancienne église désaffectée lors de deux concerts.

 

C'est un des rares habitants qui est resté et ne lui a jamais été hostile qui a organisé ces deux soirées.

 

Seulement il y a hic. Chemin faisant pour se rendre au village, Mara a perdu sa voix, autrement dit son meilleur argument.

 

À partir de ces prémices, le lecteur se demande comment Anne-Frédérique Rochat va réussir à dénouer une situation qui s'annonce bien mal.

 

S'il connaît l'auteure pour avoir lu ses oeuvres précédentes, il n'a aucune peine à penser qu'elle saura le faire et c'est bien ce qui se produit, après quelques coups de théâtre, genre dans lequel elle excelle.

 

Ce qu'il y a toutefois de particulier dans ce livre, c'est qu'il est facile à lire, non pas qu'elle écrive d'habitude des textes inabordables, mais elle a accepté cette fois de le destiner à des adultes en difficulté de lecture.

 

Aussi ce livre est-il vraiment facile à lire. La police de caractères peut être qualifiée de très confortable. Les tournures de phrases sont simples. Pour autant, tout cela n'enlève rien à la qualité de l'ouvrage.

 

Il faut donc espérer que les adultes en question apprécient, ou apprécieront, l'effort qui a été fait pour eux et qu'à leur tour, ils feront l'effort de ne pas en rester là et de, progressivement, parvenir à lire des textes qui sont, aujourd'hui, moins évidents pour eux.

 

En effet il serait dommage qu'ils n'aient pas un jour le bonheur de pouvoir lire indifféremment des livres classiques, ou pas, de la  littérature française ou romande. Leur propre vie en serait assurément changée:

 

La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c'est la littérature.

Marcel Proust

 

Francis Richard

 

Le retour de Mara Roux, Anne-Frédérique Rochat, 112 pages, BSN Press - OKAMA

 

Livres précédents chez Slatkine:

Longues nuits et petits jours (2021)

Quand meurent les éblouissements (2022)

 

Livres précédents aux Éditions Luce Wilquin:

Accident de personne (2012)

Le sous-bois (2013)

A l'abri des regards (2014)

Le chant du canari (2015)

L'autre Edgar (2016)

La ferme vue de nuit (2017)

Miradie (2018)

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16 novembre 2023 4 16 /11 /novembre /2023 19:30
Les secrets de nos coeurs silencieux, d'Isabelle Aeschlimann

Il y a, dans le Jura suisse, une petite région délicieusement nommée l'Ajoie.

 

Dans un petit village de cette région, Isabelle Aeschlimann situe le début de son histoire. Comme dans tout village, tout se sait. Enfin, en principe, parce qu'en réalité, les secrets peuvent y être tout aussi bien gardés que dans les villes.

 

Quels sont Les secrets de nos coeurs silencieux ?

 

En 1981, Antonio Caligiari, 24 ans, et Élise Dubois, 22 ans, font l'amour le jour de son anniversaire à elle, alors qu'il est homosexuel et étranger - mais il est son meilleur ami-, qu'elle est la fille du maire et que c'est sa première fois.

 

Le lendemain soir Antonio et Élise se retrouvent pour discuter d'avenir dans l'écurie abandonnée d'une ancienne ferme. Ils y sont surpris par Le Gros Louis, un être méprisable qui a perdu deux doigts à cause d'Antonio, neuf ans plus tôt.

 

Une bagarre éclate entre Antonio et Le Gros Louis. Antonio est mal en point. Lucien Comte, un amoureux transi d'Élise, qui les a suivis, jette à terre Le Gros Louis et enjoint Élise de rentrer chez ses parents où, meurtrie, elle s'endort.

 

Le surlendemain, Élise apprend par son père Richard qu'Antonio a poignardé dans le dos Le Gros Louis, que Lucien est venu le prévenir et que, lorsqu'ils sont arrivés sur place, ils n'ont pu que constater son décès. Antonio a dû s'enfuir.

 

Richard Dubois en parle à son frère Thierry, qui est policier et qui s'occupe de faire disparaître le cadavre en l'inhumant dans les terres familiales... Quelques semaines plus tard, Élise, enceinte d'Antonio, accepte de se donner à Lucien.

 

Lucien croit être le père et épouse Élise. Six ans plus tard, ils apprennent que Christa est épileptique. Quatre ans encore et ils donnent à Christa une petite soeur, qu'ils prénomment Julie. Six ans encore et Christa devient malentendante.

 

Ces secrets empoisonnent l'existence de la famille qui en restera ébranlée quand Christa et Julie auront vingt-six et seize ans respectivement, d'autant qu'elles ont aussi leurs secrets et qu'elles vont en découvrir d'autres dans leur parentèle. 

 

Trois femmes, Élise, Christa et Julie souffrent en silence de ces secrets, mais elles ne sont pas au bout de leur peine, jusqu'à la fin. Le lecteur ne peut qu'en être ému, de même qu'il l'est du sort qui y est réservé à ceux qui sont différents.

 

Toutes vérités sont-elles bonnes à dire? Certainement, mais importent la façon de les dire et le bon moment pour les dire. Il y faut de la bienveillance et de l'amour. Et c'est la plus jeune des trois femmes, Julie, qui saura les faire surgir.

 

Francis Richard

 

Les secrets de nos coeurs silencieux, Isabelle Aeschlimann, 418 pages, Nouveaux Auteurs

 

Livre précédent:

Un été de trop, 384 pages, Plaisir de lire

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14 novembre 2023 2 14 /11 /novembre /2023 22:00
Ligne 19, de Gilbert Pingeon

Ligne 19 est un recueil de sept nouvelles dont le titre est celui de la première. Tous les personnages sont ordinaires, mais ne le restent pas. Un événement vient perturber leurs tristes petites vies et c'est l'occasion de trouver une solution à leurs continuités...

 

Léon Jobard (sic) est chauffeur de bus sur la Ligne 19. Cet homme de quarante-deux ans aurait peut-être eu un autre métier s'il avait eu de l'ambition. Un jour il sort de sa zone de confort et accueille sous son toit une jeune fille de quinze ans, en cavale...

 

Maude est furieuse contre son homme. Ils avaient convenu qu'après son travail elle ferait les courses et qu'il irait au square avec leur fils Tony. Un moment de Distraction lui a suffi pour que Tony disparaisse. Quand il le retrouve, cela lui donne un idée...

 

Un inconnu frappe à la porte d'une femme. Il vient de Là-Haut, mais il ne peut en placer une pour faire son Annonciation, car elle fait les questions et les réponses, a une imagination fertile et parle beaucoup. Quand elle se tait enfin, docile, elle le suit...

 

Un garçon, Michel, est pris en auto-stop par un inconnu. Sa destination? N'importe où. Anton l'emmène alors chez lui. Pour ses voisins, c'est un Loup-garou. Ce n'est pourtant qu'une rumeur mais elle va les pousser à passer à l'acte et le garçon à la fuite...

 

Grégoire et Martine forment un curieux couple. Cet ours mal léché pèse cent vingt-sept kilogrammes, cette jolie blonde est fervente adepte de la minceur. Qu'elle le trompe, le rend féroce. Il se mue en chasseur sur la piste Vita, déterminé à éliminer sa Proie...

 

Le gladiateur est un motard. Il arrive à la Cité, chevauchant sa nouvelle monture, une 850. Il est venu chercher Liliana au pied de l'immeuble où son père la retient. Mauvais rêve ou pas, il décrit l'accident dont il se serait sorti, huit mois plus tôt, le corps meurtri.

 

Le petit monstre est une femme, auto-destructive, qui jette son dévolu sur L'autre, quel qu'il soit. Elle ne veut surtout pas qu'il lui échappe et ne se donne aucunes limites. Mais, même si Ici elle se plaît bien, elle n'aspire en fait qu'à prendre le large et s'envoler...

 

Dans ces nouvelles, prédateurs et proies ne sont pas toujours, ni tout le temps, ceux que l'on croit. Les rôles s'inversent parfois, tant il est vrai que rien n'est jamais simple entre les humains, mais il est une constante: le salut des proies est souvent dans la fuite...

 

Gilbert Pingeon a au fond de la tendresse pour les uns et pour les autres et sait s'adapter aux langages singuliers. Il excelle dans les monologues, intérieurs ou extérieurs. Son écriture se fait à ce moment-là orale et familière, par conséquent vraiment humaine.

 

Francis Richard

 

Ligne 19, Gilbert Pingeon, 180 pages, Éditions de l'Aire

 

Livres précédents:

 

T, L'Âge d'Homme (2012)

Bref, Éditions de l'Aire (2015)

Oh, Éditions de l'Aire (2018)

La montagne sourde, Éditions de l'Aire (2019)

L'impasse au loup, Éditions de l'Aire (2021)

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7 novembre 2023 2 07 /11 /novembre /2023 21:15
Generator, de Rinny Gremaud

Un mot anglais, generator, avait habité mon enfance, résonnant de loin en loin, un mot qui, pour des raisons indémêlables, me fascinait, semblant dire tout à la fois l'engendrement, la naissance et l'étincelle. Generator, c'était le père.

 

Rinny Gremaud est née en 1977 en Corée du Sud. Sa mère et elle y ont été abandonnées par son père biologique, un Britannique.

 

Dans ce récit, elle reconstitue la vie de ce père. Quand elle ne sait pas, elle invente, faute qu'il lui ait parlé. Aussi ce récit est-il réel et fictif.

 

Il ne semble pas comme elle le dit à un moment qu'elle ait tout inventé, mais suffisamment pour préserver sa mère et son père adoptif.

 

L'auteure sait que son père était ingénieur-mécanicien, qu'il travaillait dans le nucléaire quand il a connu sa mère, à la centrale de Kori.

 

En faisant des recherches sur lui, elle apprend qu'il est né au Pays de Galles et qu'il avait vraisemblablement été marin, ou plutôt:

 

Mécanicien de marine, s'il faut être précis.

 

Elle apprend que son père à lui est mort en 1941, alors qu'il avait 6 ans. Dix ans plus tard, il entre au chantier naval, une chance pour lui.

 

En 1965, sa vie change. Ingénieur spécialisé en thermodynamique, il est embauché sur le chantier atomique de Wylfa, sur l'île d'Anglesey.

 

En 1971, il part pour Taïwan où se construit une nouvelle centrale nucléaire, à Linkou, qui va contribuer à son développement économique.

 

Auréolé du prestige des Blancs, il y met très vite une femme enceinte. Sa première fille est en effet née en 1972 - il y en aura trois autres avec elle:

 

Cela me fâche, pour ne pas dire autre chose, de comprendre que probablement, tu as reproduit plus tard avec ma mère ce que tu avais déjà vécu une première fois à Taïwan.

 

L'auteure n'est pas seulement fâchée contre son père biologique; elle l'est contre le nucléaire en particulier et contre le capitalisme en général.

 

Car son récit est un réquisitoire contre cette énergie, dont elle ne retient que les défauts et échecs dans la mise en oeuvre, et contre les États-Unis:

 

Je le dis sans ambages: je déteste les États-Unis d'Amérique. Mes tripes davantage que mon cerveau sont à la manoeuvre dans ce sentiment diffus, arbitraire...

 

Sans doute son ressentiment à l'égard de ce père y est-il pour quelque chose, puisqu'en 1978, il y travaille sur le chantier nucléaire de Monroe:

 

Tu t'apprêtes à passer le restant de tes jours à vivre le rêve américain dans une zone pavillonnaire sans intérêt...

 

Le lecteur? Il est partagé entre compassion pour l'auteure, séduction pour son style enlevé, rejet de ses partis pris tendance, en apparence documentés.

 

Francis Richard

 

Generator, Rinny Gremaud, 240 pages, Sabine Wespieser Éditeur

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6 novembre 2023 1 06 /11 /novembre /2023 21:30
Prends garde à la douceur, de Jean-Louis Kuffer

Prends garde à la douceur est un recueil de pensées de Jean-Louis Kuffer. Elles sont ordonnées comme la vie, ce sont des pensées de l'aube, en chemin, du soir.

 

Il n'est pas surprenant que quelques thèmes soient récurrents. Cela ne veut dire pas dire qu'ils soient approfondis, ils sont plutôt vus sous un autre angle, l'âge aidant.

 

Citer quelques pensées, choisies non pas au hasard mais par dilection, est en l'occurrence le meilleur moyen de ne pas les trahir, de révéler l'auteur et celui qui en est l'électeur...

 

L'auteur conclut la quasi totalité de ses pensées par trois petits points qui ne sont pas hésitation célinienne mais invitation au lecteur de les faire siennes et de les compléter...

 

Ces pensées sont tantôt personnelles tantôt générales, mais elles sont toutes d'une portée qui dépasse leur énoncé. En tout cas elles donnent matière à réflexion. Tant mieux.

 

PENSÉES DE L'AUBE

 

Les pensées qui suivent sont celles d'un humaniste et ne peuvent qu'entrer en correspondances avec celles de tous ceux pour qui, décidément, rien d'humain n'est étranger.

 

De la bienveillance.- À ces petits crevés des fonds de classes mieux vaut ne pas montrer qu'on les aime plus que les futurs gagnants bien peignés du premier rang, mais c'est à eux qu'on réservera le plus de soi s'ils le demandent, ces chiens pelés qui n'ont reçu que des coups ou même pas ça: qui n'ont même pas qui que ce soit pour les empêcher de se déprécier.

 

Du ressentiment.- C'est de cela seul que je voudrais que tu me débarrasses, méchant moi, c'est de ce relent récurrent qui me taraude dans le bruit des bruyants malcontents, c'est de ce froid et de ce poids, gentil moi, que je te prie de me délivrer...

 

De la folie ordinaire.- Ils te disent qu'ils n'ont pas le temps, et toi tu te dis que c'est cela la barbarie, ou bien ils te disent qu'il faut bien tuer le temps, et tu te dis que c'est aussi cela la barbarie, et quand tu leur demandes quel sens à tout ça pour eux, ils te répondent qu'ils n'ont pas que ça à faire, se poser des questions, et si tu leur dis de prendre leur temps alors là c'est colère, ça les rend fous, ou plutôt c'est toi qu'ils regardent comme un fou - s'ils pouvaient te faire enfermer, oui ça aussi c'est le début de la barbarie...

 

Pour Platon, ce sont le vrai, le bien et le beau auxquels il convient de convertir son âme. L'auteur, lui, dit que la place de la vérité, la bonté, la beauté, est d'occuper toute la place...

 

PENSÉES EN CHEMIN

 

Avec cette pensée, l'auteur montre le chemin qu'il a emprunté, emprunte, empruntera, de l'aube à la nuit, et qui ne peut se concevoir autrement que difficile, comme l'existence:

 

De la difficulté.- Ce n'est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul me pousse à écrire et tout le temps: le difficile. Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c'est cela même écrire pour moi: c'est respirer de l'aube à la nuit [....]...

 

Avec cette autre pensée, l'auteur rappelle qu'il est aussi lecteur. La répétition de ses lectures fait évidemment penser aux moines qui psalmodient les mêmes textes, indéfiniment:

 

De la répétition féconde.- Lire et relire relèvera toujours au cours de nos pérégrinations de lieux en lieux et par les allées et venues des années, non un ressassement borgne ou borné mais d'une reprise à grande eau de récurage de printemps, quand s'ouvrent de nouvelles fenêtres au fil des pages et des paragraphes - tel étant le Phénix fameux...

 

L'auteur explique dans la pensée suivante qu'à l'aube, ils ont fait comme tout le monde, ils ont imité, puis, ayant appris, sont devenus indépendants et ont cessé d'être complaisants:

 

De la conformité.- Vous avez répété quelque temps les numéros qu'ils vous ont appris, vous avez d'abord trébuché et cela les a fait sourire et même rire au point de vous en redemander, vous avez gagné en habileté jusqu'à les faire applaudir et c'est alors qu'au lieu de vous congratuler vous-même et de plastronner à l'avenant vous avez commencé de vous retirer de ce jeu de complaire et de se plier supposé vous caser bientôt au juste guichet...

 

Au contraire de Lamartine, pour qui un seul être manquait et tout était dépeuplé, l'auteur a trouvé en quelque sorte la parade au manque de l'absente en la retrouvant en lui-même:

 

De ton absence.- Hier encore tu étais là, tu étais proche, tu m'étais plus présente que je ne me l'étais si souvent à moi-même, et voici que ton absence m'augmente de son manque, sachant que tu es entrée en moi et que je te retrouve désormais partout...

 

PENSÉES DU SOIR

 

Aux optimistes et aux pessimistes invétérés, l'auteur oppose la raison des coeurs musiciens qui s'accordent et dispensent une juste et sereine mesure au sujet des êtres et des choses:

 

Du refus d'obtempérer.- À ceux-là qui positivent à mort, comme aux lugubres qui ne voient partout que ruines vous avez opposé vos quatre-mains de pianistes amateurs hors d'âge, sans autre métronome que le double battement de vos coeurs et sans autre souci que celui de la mélodie dont les enfants se souviendraient...

 

Les dernières pensées choisies ne nécessitent aucun commentaire et se suffisent à elles-mêmes. Ce sont des pensées roboratives qui incitent à surmonter les avanies de l'existence:

 

De la compensation.- Le malheur est un mal, mais la douleur peut être un bien, comme le rappelle parfois l'oeuvre d'art ou la poésie qui nous ouvre un nouveau temps et de plus larges espaces, la statue dans un nouveau ciel et le poème dans un autre silence, le fini par-delà l'indéfini...

 

De ce qui reste vrai.- Je ne voulais rien dire d'autre aux enfants que ce je dis des enfants qui nous augmentent, et je le sais depuis mon enfance: que je n'aurai que ça à dire de vrai et que les enfants en auront été la preuve...

 

Du plus tendre aveu.- Tu m'as manqué dès que j'ai su que je m'en irais, lui dit-elle...

 

Francis Richard

 

Prends garde à la douceur, Jean-Louis Kuffer, 272 pages, Éditions de l'Aire

 

Livres précédents:

 

Riches heures Poche suisse (2009)

Personne déplacée Poche suisse (2010)

L'enfant prodigue Éditions d'Autre Part (2011)

Chemins de traverse Olivier Morattel Éditeur (2012)

L'échappée libre  L'Âge d'Homme (2014)

La fée valse Éditions de l'Aire (2017)

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31 octobre 2023 2 31 /10 /octobre /2023 21:25
Matlosa, de Daniel Maggetti

Cette première visite au village de ma mère eut pour moi la valeur et le sens d'une initiation: elle m'obligea à me questionner sur l'appartenance et l'identité, sur leur réalité et leurs intermittences, puis à interroger mon lien jusque-là indiscuté avec la vallée tessinoise où j'étais si enraciné qu'il me semblait y être à ma place autant que les pierres du chemin.

 

Le grand-père du narrateur, né en 1883, a par deux fois quitté son village, Mura, dans la province de Brescia, pour aller dans le canton du Tessin.

 

Les deux fois Cecchino a laissé sa femme, Rosa, une enfant trouvée, née en 1886, qu'il a épousée en 1910, pour y travailler, en simple Matlosa:

 

Il faut dire que dans ce coin, on employait le terme pour désigner toute personne dont on ne pouvait pas retracer la généalogie, et entrait dans la catégorie quiconque venait de plus loin que cinquante kilomètres à la ronde.

 

La première fois, c'était pendant la Grande Guerre, échappant à la conscription, vraisemblablement en 1916, sans Rosa et leur fils aîné Doro.

 

La deuxième fois, c'était après la guerre, en 1928, ayant perdu son travail de charbonnier, faute sans doute d'adhérer au régime de Mussolini.

 

Cette fois-là il était parti avec Doro, Rosa restant avec ses autres enfants, dont Irma, la mère du narrateur, fillette aux longues tresses noires.

 

En 1930, Cecchino s'installe à Verscio grâce à un propriétaire terrien, abandonne la maçonnerie et fait venir en 1931 son épouse et ses puînés.

 

Le récit du narrateur de Daniel Maggetti ne se résume évidemment pas à ces grandes lignes. Toute une époque est restituée sous sa plume.

 

Mais, surtout, tous les membres de cette famille ne vivent pas de la même façon leur déracinement, qu'accentue un parler différent, si voisin.

 

Le lecteur est ainsi touché par le destin de Rosa, l'enfant trouvée, qui avait trouvé en Mura un lieu d'ancrage et avait été traumatisée par l'exil.

 

Il est de même touché que sa fille Irma, mère du narrateur, au contraire, ait mis finalement entre Mura et elle une distance incommensurable. 

 

Ce n'était cependant qu'apparence, car, elle fut en réalité tout autre lors d'un bref séjour qu'elle avait fait là-bas avec lui et sa soeur Matilde:

 

Elle était sûre d'elle, rieuse, décidée, comme si elle retrouvait, par-dessus les années écoulées, la jeune fille qu'elle avait été, mis en sourdine par sa vie en Suisse.

 

Après avoir lu l'entretien que Irma a eu avec une ethnologue où elle confie que ses années d'avant la Suisse avaient été les plus belles, il ajoute:

 

Au fond d'elle-même, elle était restée dans son pays d'accueil une étrangère, la petite matlosa brune de 1931.

 

Francis Richard

 

Matlosa, Daniel Maggetti, 144 pages, Zoé (sortie le 3 novembre 2023)

 

Livre précédent:

 

Une femme obscure (2019)

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29 octobre 2023 7 29 /10 /octobre /2023 21:40
Fuguer, de Pierre-Alain Tâche

Fuguer: faire une fugue, s'enfuir.

Larousse

 

Fuguer comprend sept récits de voyage et deux poèmes. Pierre-Alain Tâche au cours des années 2019 à 2022 a voyagé, ou, pour adopter son langage, fugué en Suisse (Deux heures suffisent à provoquer un total dépaysement), en France et en Italie.

 

Pour ce qui concerne la Suisse, il n'est guère amène envers ceux qui vénèrent encore une Suisse idyllique, qui, à ses yeux, n'existe plus: [Le] principal lien entre les habitants de la Suisse, d'où qu'ils viennent, [...] est de nature institutionnelle, écrit-il.

 

À Berne, dans un café, où il faisait une pause, il se rendit compte que sa présence au monde avait été, singulièrement, plurielle: Aucune sensation, aucune ligne lue, aucune parole, aucune musique ne s'était effacée au détriment d'une autre.

 

Sinon, il privilégie maintenant les destinations qui lui sont déjà connues au risque d'être déçu. D'ailleurs, il n'a jamais voulu ni faire de la consommation touristique, ni, en conséquence, voyager pour se divertir, pour le fun comme on dit de nos jours.

 

Il éprouve l'absolue nécessité de la quête sans fin d'un accord avec le monde, d'une réconciliation.  Autrement dit, il garde l'espoir d'instants qui puissent impliquer l'entier de [son] être et conférer encore un peu de beauté, de douceur et de sens à la vie.

 

Le touriste d'aujourd'hui prend des photos. Lui en prend également, mais, parce qu'il ne fait pas entièrement confiance à sa mémoire, toutefois, précise-t-il, la froideur du cliché échouera [...] à entamer la vérité singulière de mon poème ou de mon récit:

 

Le déclencheur, en définitive, sert avant tout à assurer la sauvegarde de ce que j'ai vu.

 

Dans son dernier récit - il a toujours été attiré par les édifices de l'architecture romane -, une abbaye toscane canalise son esprit vers l'intériorité. Agnostique, ayant pris place dans une travée située en face du choeur, il y fait une expérience inédite:

 

Le silence a coulé en moi si profondément que je me suis senti comme réconcilié avec moi-même et entièrement relâché quand la concentration de mon attention demeurait extrême.

 

Ce n'est pas pour autant qu'il est devenu croyant. Il est bien conscient que la foi ne se partage pas: Elle tient du plus intime et d'une grâce que j'avoue avoir négligé de solliciter ou de recevoir. Mais il a éprouvé une paix intérieure très estimable.

 

En rendant compte de ses voyages, lors de cette dernière expérience comme lors des autres rapportées dans ce livre - qui révèle un peu au lecteur son art de fuguer -, l'écriture lui aura à tout le moins permis d'aller au tréfonds de ce qu'il a vécu.

 

Francis Richard

 

Fuguer, Pierre-Alain Tâche, 172 pages, Éditions de l'Aire

 

Livres précédemment chroniqués:

 

Vues sur Cingria (2020)

Champ libre I (Carnets 1968-1993) (2020)

Champ libre II (Carnets 1994-2006) (2021)

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25 octobre 2023 3 25 /10 /octobre /2023 17:20
La Suisse romande à pied - Suivi de Genève en campagne, de Guy Mettan

Marcher seul est la meilleure hygiène qui soit, me dis-je, car cela apprend à penser par soi-même. Penser comme la meute, c'est épouser le consentement général, et donc la non-pensée. Marcher et penser en solitaire, c'est se fortifier soi-même, dans tous les sens du terme, physique et moral.

(Seizième jour)

 

Guy Mettan n'est pas du genre à dire de faire ce qu'il ne fait pas lui-même. Dans ce livre roboratif, il raconte comment il s'est efforcé de mettre le précepte en pratique et que la recette a été efficace.

 

En juillet, août, septembre, octobre 2021, il a parcouru La Suisse romande à pied. À l'automne 2019, il avait tenu sa promesse électorale de mener campagne à pied dans les 45 communes genevoises.

 

Le premier périple, qui est chronologiquement le second, lui a demandé trente-huit jours de marche, et le second onze. Ce qui représente respectivement un petit millier de kilomètres et 215 kilomètres.

 

Dans l'un comme dans l'autre cas, les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Non seulement les lieux changent, mais la météo, les rencontres, la forme physique qui dépend des pieds, le décor:

 

Plus j'avance dans ces paysages odorants et chatoyants, plus je me convaincs que la Suisse, c'est d'abord des odeurs, des couleurs, des saveurs, une texture.

(Deuxième jour)

 

Dans son introduction, L'appel, reçu pour se mettre en marche à travers la Suisse romande, il fait l'aveu qu'il a découvert la richesse d'une Suisse des interstices, qui vit incognito, loin du brouhaha mondain:

 

Après deux ans de confinement, de soumission covidienne, cela m'a fait le plus grand bien. Je me suis réconcilié avec l'humanité, avec mon pays et avec moi-même.

 

Si dans le périple genevois les communes traversées sont mentionnées au jour le jour, dans le périple romand la distance parcourue par jour varie de 6 à 31 km, fonction du temps, du dénivelé, du physique.

 

Certains jours, pour se donner du coeur à l'ouvrage, il médite sur une pensée philosophique de Philippe Roth, de Beaumarchais ou d'Ivo Andrić. Il termine d'ailleurs par une, pour la route, de Confucius:

 

Les routes sont faites pour les voyages et non les voyages pour la route.

(Trente-huitième jour)

 

Pour sa promenade électorale genevoise, Guy Mettan s'était donné une devise: Pour ma planète, pour mon pays. Louable intention qui le rangeait dans le camp du Bien, avant qu'il ne le dise tyrannique.

 

Le lecteur lui pardonnera donc, d'autant que les verts de toutes obédiences ont commencé à être remis à leur place lors des dernières élections fédérales et que l'auteur termine son livre en ces termes:

 

Comme dit le Tao, le bonheur c'est le chemin, pas la destination.

 

Francis Richard

 

La Suisse à pied - Suivi de Genève en campagne, Guy Mettan, 128 pages, Slatkine

 

Livres précédents:

La tyrannie du Bien, 256 pages, Éditions des Syrtes (2022)

Le grand Zack, 96 pages, Éditions des Syrtes (2022)

 

Avec Christophe Büchi:

Dictionnaire impertinent de la Suisse, 192 pages, Slatkine (2011)

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23 octobre 2023 1 23 /10 /octobre /2023 19:00
Noor, d'Étienne Barilier

Noor a vingt-neuf ans, mais en paraît dix de moins. Et surtout, avec son visage à l'ovale exact et reposant, avec son nez très légèrement plus long et fort qu'on n'attendrait de la perfection (mais cet infime accent marque sa noblesse); avec la lumière intense et veloutée de ses yeux, ses yeux qui semblent dire à quiconque: ne me faites pas souffrir en me refusant votre sourire - avec tout cela, Noor est belle, simplement.

 

Cette description correspond à l'apparence de Noor quand elle est reçue le 7 juin 1943 à Londres par Leo Marks, un collaborateur du SOE (Special Operations Executive), créé par Churchill.

 

Noor est une princesse indienne. Son nom est Noor-un-Nisa1 Inayat Kahn (1914-1944). Son père, Hazrat, était un prince indien soufi 2, qui, à ce moment-là, a déjà rejoint le paradis d'Allah.

 

La mère de Noor, Ora Baker, est anglo-écosso-irlandaise. Hazrat, musicien et conférencier, l'a rencontrée en Amérique et épousée à Londres. Noor est née à Moscou, pendant une tournée.

 

Les Inayat Kahn ont habité Londres, Moscou et Suresnes, banlieue ouest de Paris, dans une grande demeure, Fazal Manzil 3. Ce qui explique le bilinguisme de Noor, un atout pour le SOE.

 

L'autre atout de la jeune femme, qui a regagné Londres en juin 1940, est que, musicienne, elle se révèle habile clavieriste, ce qui est déterminant pour devenir une opératrice radio du SOE.

 

Ce ne sont pas ses capacités techniques qui interrogent les responsables du SOE pour l'envoyer sur le terrain, en l'occurrence en France. Ce sont ses autres capacités pour affronter l'ennemi.

 

Noor s'envole finalement dix jours plus tard pour la France, où un avion la dépose à une vingtaine de kilomètres d'Angers, qu'elle gagne à vélo après avoir passé la nuit dans une ferme. 

 

À la gare d'Angers elle prend le train pour Paris, Gare-Montparnasse, d'où elle se rend par le métro au 40 de la rue Erlanger, qui est l'adresse de son contact et où elle arrive sans encombre.

 

Étienne Barilier replace le récit dans son contexte. Dans la résistance, il y avait de vrais héros, tels que Noor, mais aussi des traîtres, des agents doubles et, à Londres, de graves fautifs...

 

Quoi qu'il en soit, son livre, basé sur une histoire vraie et bien documenté, même s'il ne comporte pas de bibliographie, se lit comme un roman d'espionnage dont la fin est hélas connue.

 

Le dernier mot du récit revient à Leo Marks qui se sent responsable et coupable d'avoir jeté Noor dans le malheur, tout en sachant qu'il n'a fait qu'accepter sa décision et respecter son courage.

 

Ce roman historique se termine en effet par une vision que l'agent anglais agnostique a de Noor dans sa grande beauté, la vérité de son être, et qui lui fait s'adresser à elle en ces termes:

 

J'essaie du moins de croire en quelque chose: le sourire humain. Le vôtre est là. Je sais qu'il va demeurer, libre du corps disparu.  

 

Francis Richard

 

1 - Ce qui signifie Lumière des femmes.

2 - Il voulait harmoniser l'Orient et l'Occident.

3 - Ce qui signifie Maison de la bénédiction.

 

Noor, Étienne Barilier, 384 pages, Phébus

 

Livres précédents:

Le piano chinois (2011) Éditions Zoé

Ruiz doit mourir (2014) Buchet-Chastel 

Les cheveux de Lucrèce (2015) Buchet-Chastel

Dans Karthoum assiégée (2019) Phébus

 

La maison des Inayat Kahn à Suresnes:

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19 octobre 2023 4 19 /10 /octobre /2023 18:10
Patate chaude, de Marie Beer

La famille de Kob, ce sont des gens bien. Le genre de gens bien que les gars comme Kob se mettent à snober vers treize ou quatorze ans pour aller avec des types comme mon frère. Je ne suis pas sûr que les parents de Kob aient été ravis de cette amitié.

 

Or ledit Kob, et non pas Bob, s'est suicidé. Ce qui la fiche mal dans une telle famille. Aussi n'en est-il pas question lors de la cérémonie bienséante de ses obsèques qui ont lieu à l'église.

 

Le frère du narrateur vient la perturber en invectivant Kob devant son cercueil, quand est venu le moment, pour ceux qui le souhaitent, de lui adresser un dernier et amical hommage.

 

Le narrateur est gêné de ce scandale commis par son frère, membre du groupe néopunk que Kob a formé après avoir accompli un long périple autour du monde et s'être mis à son compte.

 

Cette existence non conforme n'avait pas dû plaire à sa famille. Mais il ne fallait surtout pas que, comme son suicide, son mode de vie décevant soit évoqué le jour où elle lui dirait adieu.

 

Diane, une amie d'enfance du narrateur, rencontrée à l'issue de la cérémonie et proche du groupe, appelle ce dernier le surlendemain pour lui proposer de s'occuper du chien de Kob.

 

Diane force la main du narrateur en emmenant le chien chez la grand-mère de celui-ci chez laquelle il réside. En quête d'emploi, il ne veut pas le garder, voudrait refiler cette Patate chaude.

 

Car l'animal, une femelle, a été baptisé Patate par son défunt maître et Marie Beer prend un plaisir évident à décrire les mauvaises excuses de tous ceux qui refusent de s'en occuper.

 

Il faut dire que c'est un gros chien, un molosse, un malabar, comme les aimait Kob et comme ne les aimaient pas ses parents, du genre à laisser crever les ours polaires sans réagir...

 

Bien malgré lui, le narrateur s'occupe comme il peut du chien qui l'accompagne partout, ce qui ne laisse pas de lui nuire, dans ses démarches de chômeur, tout comme dans ses visites.

 

En famille, Patate n'est pas la bienvenue. Son frère est encore le moins réticent, mais il se moque de lui en lui disant que c'est bien fait, car à lui on peut faire faire tout ce qu'on veut:

 

Aux gens, tu ne sais pas leur dire merde.

 

L'auteure, qui est pince-sans rire, a le sens du théâtre et prépare un coup jubilatoire au lecteur, à la fin, qu'il ne voit pas venir et qui provient de Kob, lequel a bien planifié son départ.

 

Le conseil  d'un tiers bienveillant?

Il faut aussi savoir tirer parti des situations qui nous surprennent et qui contrarient nos projets...

 

Francis Richard

 

NB

Vernissage le 20 octobre 2023, dès 17h30, chez Payot Cornavin, Place Cornavin 7, 1201 Genève.

 

Patate chaude, Marie Beer, 180 pages, Éditions Encre Fraîche

 

Livre précédent chez le même éditeur:

 

Sagama, 200 pages (2021)

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16 octobre 2023 1 16 /10 /octobre /2023 18:20
Vénus partielle, de Véronique Emmenegger

- Ma fille est un garçon manqué ! claironnait mon padre, qui essayait d'inventer des preuves d'une éventuelle testostérone pour l'instant invisible à l'oeil nu.

 

La narratrice, Elena, parle là d'un temps lointain, limite paléolithique... Elle avait moins de dix ans, disons sept. Or il n'est pas besoin pour une fille d'être un garçon manqué pour faire du sport et ne pas faire de la danse classique ou du patinage artistique.

 

Vénus partielle est sous-titré Récit de ma sueur. Plus que la testostérone, la sueur est ce qui caractérise le sport, quel qu'il soit et c'est peut-être pourquoi, pour des raisons olfactives, il était de bon nez, à tort, d'en réserver la pratique à la gent masculine:

 

Le sport est une voie royale pour se réapproprier son corps et l'envoyer dans toutes les directions.

 

Elena ne cherche pas à être civilisée. Elle veut bouger comme un garçon sans en être un pour autant. Qu'importe le sport pourvu qu'elle ait la suée. Ce seront les patins à roulette, le skate-board, le ping-pong, plutôt que le tennis, plus classe selon ses parents.

 

Ce seront la natation - où la sueur ne se voit pas et se dilue -, la gym, la danse oui, mais contemporaine, les beats viennent réveiller les bas-ventres dans un ensorcellement prévisible, l'équitation, une fois seulement, dont le souvenir ne sera que plus fort.

 

Hors du sport, point de salut!, se dit-elle en quelque sorte, quand elle se souvient de ce que la discipline de l'effort, qui lui est indissociable, lui a apporté pendant son enfance, dans ses diverses pratiques, tandis que son corps connaissait les premiers émois:

 

Le sport m'a stabilisée, réconfortée, calmée, accompagnée. Le sport m'a cadrée sans m'enfermer. Le sport a façonné mon corps d'athlète, m'a musclée, renforcée, a fait de mes mouvements des gestes arrêtés et non des hélices brassant l'immensité du néant.

 

Comment ne pas faire ici le rapprochement avec ce qu'écrivait Henry de Montherlant, dans Les Olympiques, à propos de l'apport nouveau de l'athlétisme féminin: il était, selon lui, esthétique et moral, comme l'était depuis les Grecs l'athlétisme masculin?

 

À l'adolescence le sport est une sexualité comme les autres. Selon Elena, le sport mène à la transe, et la transe à l'extase. De cette extase à l'orgasme, il n'y a qu'un pas, vite franchi: après s'être dépensée dans une activité physique, elle le fait dans une autre:

 

Tamisant la poussière, je suis cette Vénus partielle qui se compose au fil de ses actes, qui se construit au gré de ses frottements, à la barbe des convenances.

 

Francis Richard

 

Vénus partielle, Véronique Emmenegger, 64 pages, BSN Press

 

Livres précédents aux Éditions Luce Wilquin:

 

Coeurs d'assaut, 182 pages (2013)

Sorbet d'abysses, 272 pages (2015)

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15 octobre 2023 7 15 /10 /octobre /2023 22:55
Un Galgo ne vaut pas une Cartouche, de Jean-François Fournier

Le Lévrier Espagnol, ou Galgo, est un chien de chasse d’assez grande taille que l’on reconnaît à son corps mince, sec et souple, tout en élégance. Énergique et actif en extérieur, il se montre calme, discret et affectueux comme animal de compagnie. Le Monde

 

Dans ce roman, Jean-François Fournier emmène le lecteur à travers l'Europe, en partant de la Catalogne, plus précisément d'un vieux quartier borgne, Raval, barrio de Barcelone.

 

Dans une ruelle déserte, l'écrivain, qui boit sans soif et qui écrit des romans parce que personne ne lui demande, fait la connaissance d'un galgo blanc, avec lequel il joue à toréer.

 

Du coup, le galgo, Canela, suit partout Ludwig que tout le monde appelle Ernst et que Juan Don, l'hôtelier, appelle aussi el presidente. Jusqu'à sa chute après une dernière passe.

 

Canela - qui a la pointe des oreilles canelle - se retrouve à Vienne aux côtés d'un peintre de la non-culture, Rainer, adepte des cuites créatives, de tabac, de sexe et d'impensable.

 

Dans un bar, Rainer s'accoude auprès d'un musicien qui l'entraîne. À court d'argent, après l'amour dans le plus beau des bordels, il joue au poker avec lui, mise Canela et la perd.

 

Heinrich Matter, le musicien, saxophoniste originaire de Zurich, part avec Lady Canela pour Prague, où il doit jouer au Reduta et où il fait quelques beuveries et connaissances.

 

Dans le train de retour pour Zurich, il rencontre Isabelle, une peintre slovaque, à laquelle, un jour, il laisse le chien, lequel lui lèche spontanément la main, balayant sa culpabilité.

 

Lady Canela n'est pas au bout de ses pérégrinations. Par la suite, elle se retrouvera compagne:

  • d'une cantatrice aux sources du Rhône,
  • d'un couple de propriétaires de théâtres parisiens à Alicante,
  • d'un écrivain dans un chalet d'alpage,
  • d'une historienne d'art à Paris,
  • de la mère de cette dernière, anti-poils notoire, à Genève,
  • d'une hôtesse de l'air,
  • d'une autre hôtesse de l'air, qui hérite de la précédente et la perd... à Barcelone: la boucle est bouclée...

 

Chaque étape européenne de l'existence du galgo - peut-être faudrait-il dire galga - est l'occasion pour l'auteur de dire l'intérêt que cette étape lui inspire dans tous les domaines:

  • la musique
  • la peinture
  • les lettres
  • la gastronomie
  • les boissons, de préférence alcoolisées...

 

Aussi ce roman ne raconte-t-il pas seulement des histoires, mais décrit-il quelques dessous de lieux de l'Europe actuelle et est-il l'occasion de réflexions diverses telles que celle-ci:

 

- Qu'y a-t-il de plus important que l'écriture?

- La lecture, mon cher.

[...]

Tu sais, la lecture est une incroyable petite musique qui ne fait pas seulement résonner des mots, un style, les idées d'un auteur, voire les idées tout court. Elle instille aussi dans ton cerveau un parfum indescriptible, et insaisissable, quelque chose que j'ai mis très longtemps à appeler par son nom, le bonheur.

 

Le personnage qui est le fil rouge du roman est bien sûr le galgo qui apparaît jusque dans la phrase-titre, laquelle ne devient pourtant compréhensible qu'après avoir lu l'épilogue.

 

Au cours du récit, le lecteur est frappé par le fait que c'est le galgo qui choisit son maître ou sa maîtresse du moment et qu'il arrive à lui faire croire pourtant que c'est son choix...

 

Même quand il n'est pas présent physiquement dans une ville-étape comme c'est le cas à Marseille, il est présent dans les esprits: ce galgo est indéniablement un chien magique...

 

Francis Richard

 

Un Galgo ne vaut pas une Cartouche, Jean-François Fournier, 168 pages, Olivier Morattel Editeur

 

Livres précédents chez Xenia:

 

Le chien (2017)

Le village aux trente cercueils (2018)

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13 octobre 2023 5 13 /10 /octobre /2023 22:20
Sans raison, de Marie-Christine Horn

En ce jour de juin aux températures estivales de l'année précédente, Salvatore avait ouvert le feu à plusieurs reprises sur la place de jeux situé sous la fenêtre de l'appartement qu'il occupait dans un immeuble de Lausanne, tuant trois enfants, en blessant quatre autres, et privant une famille de leur femme, mère, fille, enceinte de huit mois.

 

À la sortie du tribunal qui condamne à la réclusion à perpétuité Salvatore, conduit ici par les incohérences et [...] l'injustice de ce monde, deux femmes font connaissance, l'une d'un certain âge, l'autre prénommée Margot, qui comprend le condamné, ayant éprouvé les mêmes frustrations et sacrifices non récompensés:

 

Son coeur n'était pas assez généreux pour excuser ses actes bien qu'elle en comprenne les causes. De son point de vue, le malheur d'un individu ne justifiait pas d'être la source de celui des autres.

 

Cette rencontre est décisive pour Margot, parce que sa gentillesse naturelle est enfin récompensée. Grâce à sa nouvelle amie, prénommée Marguerite, sa vie change. Celle-ci réside dans un petit camping de pêcheurs situé entre un lac et une rivière au bout du canton de Neuchâtel et la prévient qu'une place s'est libérée.

 

C'est une aubaine pour Margot qui compare le prix annuel de l'emplacement avec le loyer mensuel de son deux-pièces en ville de Fribourg. Elle s'y installe après avoir fait l'acquisition d'une caravane avec le solde de son compte épargne et y rejoint des gens, aux prises avec une misère provisoire, qui y habitent à l'année.

 

Le contraste est saisissant entre la nouvelle vie de Salvatore dans sa cellule et celle de Margot dans son camping, entre la solitude de l'un et l'entourage quasi familial de l'autre. Car au petit camping, le quotidien est simple et joyeux, les campeurs sont serviables, les infrastructures, suffisantes, l'amitié est omniprésente.

 

En apparence, Salvatore a tué Sans raison, mais comment expliquer l'inexplicable à ceux qui n'ont jamais su écouter? A contrario, si Margot n'a jamais été logique nulle part, elle reste volontiers dans son petit camping amical pour la simple raison qu'on y [veut] bien d'elle sans jamais la questionner sur qui elle [est].

 

Le roman de Marie-Christine Horn est tragique parce que la vie n'y est pas dissociée de la mort et qu'il décrit avec réalisme et justesse l'existence misérable des gens d'en bas que broie sans vergogne un système technocratique et déshumanisé, comme l'illustre l'exemple absurde qu'elle donne et qui est plus que plausible:

 

Pour refaire une carte d'identité, on doit être inscrit dans une commune. Donc pas de domicile légal égal pas d'attestation, pas d'attestation égal pas de carte d'identité, pas de carte d'identité égal pas de domicile.

 

Ce roman n'est cependant pas tout noir. Au système bureaucratique inhumain, auquel sont confrontés les laissés-pour-compte du petit camping, s'oppose finalement la belle famille qu'ils ont choisie de former délibérément, une famille, qui n'est pas toujours celle qu'on croit, celle qu'est marquée sur le livret à la naissance.

 

Francis Richard

 

Sans raison, Marie-Christine Horn, 136 pages, BSN Press - OKAMA

 

Livres précédents:

 

Le nombre de fois où je suis morte, Marie-Christine Buffat, 128 pages, Xenia (2012)

Tout ce qui est rouge, Marie-Christine Horn, 386 pages, L'Âge d'Homme (2015)

La piqûre, Marie-Christine Horn, 288 pages, Poche Suisse (2017)

24 heures, Marie-Christine Horn, 96 pages, BSN Press (2018)

Le cri du lièvre, Marie-Christine Horn, 112 pages, BSN Press (2019)

Dans l'étang de feu et de soufre, Marie-Christine Horn, 136 pages, BSN Press (2021)

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Présentation

  • : Le blog de Francis Richard
  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
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  • Francis Richard
  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
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