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3 juin 2015 3 03 /06 /juin /2015 22:55
"Sorbet d'abysses" de Véronique Emmenegger

Dans le langage courant, la sénilité est un terme qui recouvre nombre d'atteintes aux facultés physiques et psychiques, telles les maladies dégénératives, aux origines toujours inconnues, et incurables. Parmi ces dernières, les maladies d'Alzheimer et de Parkinson affectent surtout le cerveau, donc la mémoire et le langage.

 

Sorbet d'abysses, le dernier roman de Véronique Emmenegger commence par l'annonce, faite sans ménagement, à Shirley, par le docteur Crohn, en présence de son mari, Egault Lévy, qu'il est atteint par l'une ou l'autre de ces deux dernières maladies. Ce sera, après examens approfondis, celle de Parkinson...

 

Il va de soi qu'Egault Lévy lui-même est le premier à douter du bienfondé de ce diagnostic précoce. Que lui, le philosophe célèbre, soit atteint d'une démence sénile à évolution lente, paraît improbable, même si quelques souvenirs de sa femme semblent le confirmer et que les premiers examens en corroborent les symptômes.

 

En tout cas, cette sombre nouvelle atomise Shirley.  Qui en informe ses trois enfants, Donatien, Sixtine et Olga, lesquels restent sans voix. Mais tous les résultats sont contre Egault. Et, d'ailleurs, peu à peu, la santé d'Egault se dégrade et la vie de la famille de ce grand esprit tyrannique va en être bouleversée.

 

A dix-huit ans, Shirley avait été engagée comme traductrice par Egault, alors qu'il était conférencier international. Puis il l'avait épousée et, aujourd'hui, "mère d'enfants adultes, elle était [...] à la fois sa traductrice, sa secrétaire, sa femme de ménage"... Femme soumise, elle n'aurait pas imaginé auparavant un seul instant de se rebeller contre lui, qui avait pourtant traumatisé ses enfants.

 

Donatien avait été considéré par le pater familias comme "perdu pour la société", parce qu'il préférait lire des BD, puis des livres sur les étoiles, à Eschyle ou à Zénon. En fait, par la suite, en cachette, il allait lire les livres de philosophie dont son père voulait lui imposer la lecture et devenir professeur de français...

 

Olga avait été considérée par lui comme une traîtresse, parce que cette petite confidente était revenue un jour ses belles boucles blondes teintes en noir et, un autre jour, l'avait nargué avec son dos dénudé faisant apparaître, en haut à droite, un tatouage sur son épaule fine...

 

Quant à Sixtine, Egault était volontairement injuste avec elle, pour lui apprendre à vivre, en quelque sorte... A Noël, il lui ne faisait jamais de cadeaux personnels comme il en faisait à Olga. Elle devait se contenter de cadeaux "à mettre en commun avec sa soeur"...

 

Ce qui avait sauvé ces enfants "magnifiques, puissants, beaux, prometteurs" de l'emprise de ce "sous-développé du sentiment", c'était justement d'avoir poussé "livrés à eux-mêmes avec pour seul bouclier de papier leur intelligence du coeur".

 

Dans ce roman, Véronique Emmenegger emmène la famille Lévy jusqu'au bout des abysses auxquels conduit la maladie de son chef, Egault, qui en a un surdimensionné. Son récit, très documenté sur les progrès de cette terrible maladie, est nourri de réflexions philosophiques et d'observations sur le langage, qui sont judicieuses pour éclairer le sort d'un tel personnage.

 

Une telle maladie, qui touche le plus accaparant d'entre eux, ne peut évidemment pas laisser indemnes les autres membres d'une famille. Tous ensemble, leur humour et leur solidarité aidant, ils vont pourtant sortir grandis de cette épreuve, à l'issue inéluctable. Sans doute, justement, grâce à leur intelligence du coeur.

 

Ceux qui aiment bien les histoires qui finissent bien, seront ravis par le tour inattendu et heureux que celle-ci prend, de même qu'ils apprécieront les moments drôlatiques que toute démence ne peut manquer de susciter en cours de récit.

 

Ce sorbet, aux multiples parfums, ne laisse pas un goût amer. Il laisserait plutôt un sentiment de plénitude parce qu'il aborde bien des aspects, fastes et néfastes, de la vraie vie, sans jamais tomber dans le pathos, la solution de facilité...

 

Francis Richard

 

Sorbet d'abysses, Véronique Emmenegger, 272 pages, Editions Luce Wilquin

 

Livre précédent chez la même éditrice:

 

Coeurs d'assaut, 182 pages (2013)

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31 mai 2015 7 31 /05 /mai /2015 22:50
"Des geôles" de Jean-Yves Dubath

L'univers carcéral est une source intarissable d'inspiration. Le dernier livre de Jean-Yves Dubath, Des geôles, s'en inspire mais d'une manière originale. En effet il parle moins du monde de la prison proprement dit que de protagonistes qui ont partie liée avec lui et qui en subissent l'influence.

 

Ces protagonistes sont au nombre de trois: un prisonnier, Albert Wasser, un visiteur de prison, le docteur Raoul Aeschlimann - tous deux ont en quelque sorte, fruit de leurs rencontres, de l'affection l'un pour l'autre -, et une assistante sociale, Brigitte Rietberger.

 

Albert Wasser a tué. Condamné à la prison à vie, il a été surnommé l'assassin de Lucerne. Avant être incarcéré à S., dans les Grisons, où il se trouve depuis quatre ans, il en a passé dix dans un pénitencier de Zurich. Il est "décrit inapte à toute existence dans la société des hommes". Il a pour compagne de cellule une perruche calopsitte, Mlle Juliette.

 

Raoul Aeschlimann est visiteur d'Albert, qui lui a été recommandé par l'Armée du Salut grisonne. Il essaye d'être responsable devant Albert d'"images dont il pourrait abondamment se nourrir". Il est marié avec Katia qu'il a aimée tout au plus pendant vingt-deux mois... et avec laquelle il ne peut plus rien partager.

 

Brigitte Rietberger fait des remplacements à la prison de S. Lors d'une de ses visites à Albert, elle fait la connaissance du docteur Aeschlimann et s'attache immédiatement à lui, au point de se demander, tout en restant dubitative, s'il ne serait pas souhaitable de le prendre dans ses bras et de se donner à lui.

 

Mlle Juliette occupe une place importante dans ce récit. Cet animal de compagnie d'Albert lui a évité la chimie. Il lui a été donné "par un codétenu peu de temps après son arrivée dans les montagnes grisonnes". Mlle Juliette a une aile coupée en son milieu. Elle ne vole plus. Mais elle sait se montrer présente et donner du réconfort.

 

Des geôles raconte les fantasmes d'Albert, qui fait de Brigitte, après une sortie expérimentale dans la forêt aux pives avec elle, un personnage fictif; puis ceux de Brigitte, qui cherche comment plaire à Raoul; enfin ceux de Raoul, qui, une nuit, évoque les hanches larges de l'assistante sociale du pénitencier de S...

 

Ces fantasmes, des uns et de l'autre, ne sont pas sans conséquences. L'une est qu'Albert est muté par Brigitte dans un établissement neuropsychiatrique à Rheinau. Les autres sont que, lors la fête de printemps du 10 mai 1997 à S., le sort met aux prises Brigitte et Raoul de manière inattendue et que leur vie à tous deux, si je puis dire, en est bouleversée.

 

Le style de Jean-Yves Dubath est recherché et n'est pas d'un abord immédiat. Aussi faut-il s'habituer à son rythme, à ses constructions, aux images qui le caractérisent, à la longueur parfois de ses phrases. Mais, une fois cette habitude prise, il se révèle tout à fait approprié pour rendre compte des méandres oniriques, voire poétiques, des protagonistes, de leurs fantaisies, au sens étymologique, qui, ensemble, composent un récit bien sombre.

 

Ainsi, par exemple, Albert, après une rêverie nocturne, la prolonge-t-il en refusant de se livrer à toute activité, de quelque sorte que ce soit, à la prison de S., ce qui lui vaudra sa mutation à Rheinau:

 

"Wasser, au sens propre, n'avait ni déraillé, ni dévissé, ni perdu l'esprit. Simplement, il persistait, il forgeait, et tout comme le talerschwinger persiste, et forge. Simplement, tant qu'il le pouvait, pour son plaisir, son ascèse, et les élancements qui allaient avec, et toujours en égoïste, mais grand prince, désormais, Wasser se repassait en mémoire les situations logiques dont il disposait, et il insistait, et d'une manière ou d'une autre il acceptait à bras ouverts cette ambiance parfois douce, parfois excessivement violente, et formulée l'oeil ouvert, en ne dormant pas tout à fait - elle devait lui servir, épisodiquement, puis continuellement, afin d'arroser, afin de renouveler de manière surprenante, chaude, permanente, le style autant que les termes du pieux devoir que nous impose la nature - le vingt-deux heures quinze, que nombre de détenus traduisent par un lapidaire "Moi, je fais ma lessive tout seul..."."

 

Francis Richard

 

Des geôles, Jean-Yves Dubath, 136 pages, BSN Press

 

Livre précédent de l'auteur:

 

La causerie Fassbinder, 200 pages, Hélice Hélas (2013)

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26 mai 2015 2 26 /05 /mai /2015 19:43
"Les chevaux sauveurs" de Pierre Yves Lador

Inclassable.

 

Pierre Yves Lador est inclassable. Et ce qu'il écrit l'est tout autant. Le lecteur aurait bien besoin d'un stagiaire, tel celui qu'il évoque dans son récit intitulé L'herminette de Monsieur Niuges pour reclasser à son instar tous les mondes ladoriens qui "s'emboîtent dans un monde de boîtes qui boite, se déboîte, le moite seul est exclu, le moisi, le moi, la sporulation"... Mais ce serait faire preuve d'un méchant rationalisme, qui ne règne pas dans le monde contemporain, lequel n'en est même pas conscient...

 

Les chevaux sauveurs, cette ONG improbable, n'est pas trouvable sur Internet, prévient l'auteur dans son propos liminaire. Mais il est possible de croiser ces équidés à un détour ou un autre de la route empruntée par les personnages qui peuplent le recueil des dix récits auxquels ce titre général est donné. L'un de ces récits, d'ailleurs, est consacré à ces chevaux errants dont la légende est racontée à un narrateur par une sorcière à la "poitrine lourde et ample"...

 

Parlons de quelques uns de ces personnages, en citant, pour chacun, un passage digressif qui, mieux que de longs développements, donne une idée du style ladorien, c'est-à-dire des mots et des images qui lui passent par la tête, et Dieu sait qu'il en passe:

 

- L'ange fait cygne? C'est Lucie la fille d'un narrateur, qui fait collection de plumes, comme son père collectionne les pierres et son frère Dimitri les bois: "Elle aimait caresser rêveusement les barbes de ses plumes de cygnes comme en une espèce d'invocation, mais nous interdisait d'en faire autant, c'était ses plumes et elle seule avait la main assez légère."

 

- Vêle de nuit bénévole? C'est le frère Mauve d'un autre narrateur, qui, après avoir été berger à la saison, faisant naître des agneaux, est devenu conducteur de bennes mauves: "Depuis que je travaille au téléphérique j'entends des histoires incroyables. Le monde n'est pas toujours comme il devrait. Il y a des gens qui vivent, si on peut appeler ça vivre, plus mal que mes brebis." Il raconte parfois à son frère qu'il accouche sa cabine: "Curieux accoucheur qui venait du dedans"...

 

- A la recherche de La sacoche perdue, qu'il porte sur les reins, un autre narrateur encore se dit qu'il ne devrait pas stresser, qu'il devrait laisser "pisser le mérinos". Cette expression l'incite à s'arrêter pour satisfaire un besoin naturel. Et, cette fois, il emploie l'expression "faire pleurer popol", expression "qui vérifiée sur internet peut signifier éjaculer ou pisser et que je n'emploie jamais, que je connais par des lectures, je dis généralement pisser ou parfois, édulcoration familiale classique, faire pipi"...

 

- Celui qui dit J'ai épousé une spirochète est allé voir une dermatologue après avoir vu qu'il avait une "rougeur de la taille d'un petit sou et plutôt circulaire" au-dessus de la hanche. Il est en fait atteint de borréliose. Le parasite responsable de cette maladie est une bactérie: "Il s'agit d'une spirochète, mot hybride, du latin spira la spire et du grec khaité la longue chevelure, bactérie en forme de long filament spiralé. Moi qui ai toujours été amoureux des longues chevelures, philochète, et de la spirale, spirophile... me voilà victime de mes amours."

 

Les personnages de Pierre Yves Lador surgissent de son imagination fertile et sont tout simplement improbables. C'est ce qui fait leur charme.

 

Les pensées qui agitent Pierre Yves Lador foisonnent sous son crâne. Bien malin serait celui qui arriverait à les démêler et à savoir ce qu'il pense vraiment. En fait, il semblerait qu'il soit en continuelle ébullition... Là encore quelques citations permettent de mesurer à quel défi le lecteur est confronté, la dérision n'étant jamais bien loin:

 

- Dans Lausanne ville évidante, il met en scène Marmouset, chef du DEPLI, service du développement personnel, des loisirs et des jeux, qui fait le raprochement du saut à l'élastique et du suicide et propose la création d'un centre de saut à l'élastique au pont Bessières. Les balustres de ce pont ont été refaites et plus hautes qu'avant "à cause de l'avalanche des quêteurs de vide qui se jetaient par-dessus bord dans la mer grinçante des voitures de la rue Saint-Martin dont le demi-manteau ne suffisait pas à les sauver":

 

"Toute personne suicidaire repérée, agréée, devrait ou pourrait [...] sauter à l'élastique, elle devrait éprouver le saut de la mort, comme on disait au cirque quand il était petit, la sensation de mourir et se retrouver vivant."...

 

- Dans La présence est inchoative, le narrateur glose d'abord sur la présence et l'absence: "La force de l'absence est qu'elle est toujours présente. L'absence ne peut s'absenter. Il est possible de construire non seulement une église mais des sentiments, une civilisation même, sur l'absence. C'est plus difficile sur la présence qui doit s'attester constamment ou user de subterfuges pour rappeler son existence quand elle s'absente." Appliqué plus loin à son cas personnel, cela donne cet aveu:

 

"Je croyais plus à l'équilibre entre présence et absence, à leur opposition féconde, la souffrance faisait partie de la condition humaine ou plutôt de la dynamique humaine et si je croyais comprendre les exercices liés à ces pôles, il s'agissait pour moi de vivre ces deux pôles et toutes les femmes qui ont pu être séduites dans ma vie ont fini par me quitter en prétendant que si j'étais très présent quand j'étais en leur présence, j'étais trop souvent absent."...

 

Pierre Yves Lador a du souffle. Si la nature a horreur du vide, lui n'a donc pas horreur des enchaînements de raisonnements, non plus que des énumérations, telle celle-ci extraite de Lausanne ville évidante:

 

"Le vide permet la vue et innombrables sont les escaliers, les niveaux, les esplanades de Montbenon, de la cathédrale, du signal de Sauvabelin, ancien terminus du funiculaire, des tours de Sauvabelin, du Métropole, d'Edipresse, des terrasses, des attiques, des balcons et les lieux dits, Belvédère, Bellevaux, Beaulieu, Beau-Rivage, Beau Séjour, Beau-Site, Beau-Val, Beaumont, Beauregard, Bel-Air, Belle-Fontaine, Belle-Rose, Belle-Source, Belles-Roches, Bellerive, Bel Orne."

 

Lire du Pierre Yves Lador est assez sportif. Soit on a de l'entraînement, et c'est un vrai régal de lecture: l'abondance de mots et d'images ne peut que rassasier les plus affamés. Soit on est un petit joueur, et la jouissance provient d'une lecture pépère d'un récit après l'autre, avec des pauses entre deux pour récupérer. Mais le résultat, dans les deux cas, est l'aboutissement à une plénitude...

 

Francis Richard

 

Les chevaux sauveurs, Pierre Yves Lador, 200 pages, Hélice Hélas

 

Des livres précédents de l'auteur chez d'autres éditeurs:

 

Chambranles et embrasures, 192 pages, L'Aire (2013)

Confession d'un repenti, 240 pages, Olivier Morattel Editeur (2014)

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23 mai 2015 6 23 /05 /mai /2015 19:30
"Check-point" de Jean-Christophe Rufin

Dans la première moitié des années 1990, a eu lieu la guerre de Bosnie. Etait-ce une guerre civile? Etait-ce une guerre inter-ethnique? Etait-ce une guerre interreligieuse? Tout cela à la fois, sans doute. Avant cette guerre indéfinissable, les habitants de Bosnie étaient tous yougoslaves et dans les villes ils étaient tous mélangés... et maintenant ils savent qu'en donnant leur nom, cela permet de savoir à quelle communauté ils appartiennent...

 

Dans ce contexte de guerre singulière, confuse, où les zones ethniques - serbes et croates -, et religieuses - catholiques, orthodoxes et musulmanes -, s'entremêlent et sont délimités par "des séparations imprévisibles et mouvantes",  Jean-Christophe Rufin situe son roman Check-point: "Le mot apatride "check-point", utilisé par tout le monde sur le terrain rendait mieux compte de l'aspect improvisé, désordonné, imprévisible et dangereux de ces barrages."

 

Comme vingt ans se sont écoulés, bien que les blessures de ce conflit ne soient pas complètement cicatrisées, il est tout de même possible de le considérer avec une certaine distance et de se poser des questions sur la forme que doit prendre une intervention humanitaire dans de telles circonstances, complexes, et dans des circonstances actuelles.

 

En 1994-1995, un convoi de l'ONG La Tête d'Or, quitte Lyon pour Kakanj, en Bosnie. Il est composé de deux camions chargés de médicaments et de vêtements. A bord de ces deux camions, se trouvent une femme et quatre hommes, fort différents, de par l'âge, de par ce qui les a décidés à participer à cette expédition:

 

- Maud a vingt et un ans. Cette blonde aux yeux bleus se protège du regard des hommes derrière de grossières lunettes. Cette idéaliste est vite déçue par l'ambiance tendue qui règne parmi les participants à cette mission humanitaire, qui ne ressemble pas au rêve lumineux qu'elle s'en faisait.

 

- Lionel est le chef de la mission humanitaire. Il est dans le milieu de la vingtaine. Il n'est pas très sûr de lui et manque de réelle autorité sur les autres. Il a entraîné Maud dans cette galère risquée parce que, sans se l'avouer, il cherche à la séduire en essayant d'exercer sur elle son ascendant de chef.

 

- Alex ne doit pas être beaucoup plus vieux que Lionel. C'est un ancien appelé du contingent, Casque bleu de la FORPRONU. Il veut revenir en Bosnie, plus précisément à Kakanj, destination de la mission, parce qu'il a connu là-bas une jeune fille, Bouba, dont il est tombé amoureux et qui l'attend.

 

- Marc est un ancien militaire de carrière et ... ancien Casque bleu de la FORPRONU où il s'est lié d'amitié avec Alex. En fait, il ne participe pas à cette mission pour apporter de l'aide humanitaire. Il a choisi son camp, celui des Croates et des musulmans, coalisés contre l'hégémonie serbe, et veut leur apporter une tout autre aide:

 

" Il y a des criminels de tous les côtés, dit Marc d'une voix sourde, et il y a des victimes de tous les côtés, c'est entendu. Mais l'on ne peut rien faire, si l'on s'arrête à ça."

 

- Vauthier suscite l'antipathie de tous. C'est le plus âgé. Il furète partout. Ses compagnons de mission ne l'aiment guère, le craignent. Ils pensent tous qu'il est flic, alors qu'il s'enorgueillit d'être un fouineur, un indicateur indépendant, monneyant ses services. Il poursuit Marc d'une haine tenace, inexplicable pour Lionel, à qui il répond:

 

"La haine, c'est le bonheur, tu ne sais pas encore ça, toi. C'est une passion, une raison de vivre. C'est un vrai luxe. Le seul, peut-être."

 

Il ne faut pas s'étonner que les participants à la mission, poursuivant des objectifs incompatibles, finissent par se séparer en deux groupes non homogènes, d'un côté Lionel, Vauthier et Alex, de l'autre Marc et Maud, que son compagnon n'a finalement pas laissée indifférente, et que les premiers poursuivent les seconds à travers une Bosnie hivernale et enneigée, où sévissent les factions, dressant sur leur route des check-points plus ou moins faciles à franchir.

 

Jean-Christophe Rufin ménage le suspense jusqu'au bout et le lecteur ne peut lâcher prise jusqu'aux rebondissements finals, inattendus. Route faisant, la mission devenant de moins en moins humanitaire, au sens classique du terme, les cinq personnages, à défaut donc d'être humanitaires, apparaissent, dans une lunière plus crue, sous leurs bons et mauvais côtés, bien humains.

 

Dans sa post-face, en point d'orgue de ce roman, Jean-Christophe Rufin évoque les victimes nouvelles d'un monde qui a changé depuis, et très vite: les chrétiens d'Orient, les dessinateurs de Charlie, les filles enlevées au Nigéria, les otages égorgés de Syrie, etc... et conclut:

 

"Des victimes que l'on a envie d'aimer d'un amour particulier: celui qui incite à prendre les armes."

 

Mais, faut-il vraiment céder à cette incitation?

 

Francis Richard

 

Check-point, Jean-Christophe Rufin, 400 pages, Gallimard

 

Des livres précédents de l'auteur chez le même éditeur:

 

Sept histoires qui reviennent de loin (2011)

Le collier rouge (2014)

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21 mai 2015 4 21 /05 /mai /2015 22:55
"Journal de la haine et autres douleurs" de Frédéric Vallotton

"J'ai laissé quelque chose à Vienne..."

 

Avec ce bout de phrase, comme l'antienne d'un chant antique, Frédéric Vallotton commence plusieurs paragraphes du premier volet de son diptyque, Journal de la haine et autres douleurs, tenu en 2008, suivi de Musique dans la Karl Johan Strasse, daté de 2014.

 

Il a laissé à Vienne quelque chose de précieux qui lui a été offert à Berlin. C'est en se rendant à Bordeaux que ce Wanderer (qui se rend quatre fois l'an à Berlin) comprend qu'il ne retrouvera jamais ce qui lui a été "subtilisé":

 

"J'ai compris [...] pourquoi, depuis, je suis forcé de nourrir une haine sans borne contre ma condition, la société insipide et impie dans laquelle je suis forcé de prostituer mon temps, mon talent (et donc ma haine) et j'ai compris pourquoi je suis forcé de nourrir une haine sans borne contre les foules stupides et malodorantes qui encombrent mes tristes allées et venues en terre vaudoise."

 

Avant de lever un coin du voile sur ce qu'il a perdu à Vienne, perte dont il ne se remet pas, qui le force donc à nourrir une haine sans borne ("La haine est un état de résistance sans rémission") l'auteur parsème son texte de quelques indices.

 

A Berlin, et ce dès son premier séjour là-bas, en 2003, nourri de lectures manno-mauriaciennes, "une porte méconnue" ("un ailleurs authentique" et "à sa portée") s'est ouverte à lui: "J'ai connu des couchers, des baisers, des caresses. J'ai connu des regards, des complicités, des amours. J'ai connu des délices, des joies et de grandes découvertes émotionnelles."

 

Et puis il y a eu Vienne... Ce qu'il y a laissé de précieux, c'est "un conte de fée", c'est, "en plus de l'espoir d'une belle et bête histoire", peut-être "la condition élémentaire d'une vie heureuse et calme". Le conte de fée s'est arrêté "pour un aveu, pour un peu de sincérité maladroite"...

 

Il se dit un moment qu'il faut absolument qu'il retrouve ce qu'il a laissé à Vienne. Sinon, "cela se terminera par un suicide à Zurich", cette ville qu'il aime tant, "après une dernière visite chez Sprüngli, au T&M, au jardin chinois, au grand magasin Jelmoli et au café de l'Odéon, évidemment"...

 

Il sait désormais que les contes mentent: "Je suis, d'une certaine façon libéré de ces exorbitantes et illusoires attentes". Il sera peut-être heureux, mais certainement pas comme dans un conte de fées, le sien étant resté suspendu à Berlin...

 

Avant de parvenir à cette résolution, de douleur, il aura, de temps à autre, déversé sa haine sur le papier: "Il peut crever le corps social, de froid et la gueule ouverte. Je veux bien être sa cravate du dimanche, une pochette de soie ou son cilice, à choix, mais pas la machine à laver."

 

Six ans plus tard, il écrit le deuxième volet du diptyque, dont le titre est celui d'une toile d'Edvard Munch. Il paraît un peu plus serein: "Pour me protéger, je me suis enfermé dans les costumes, l'élégance et une attitude modérément réactionnaire."

 

Aujourd'hui, au milieu de la quarantaine, il ne sombre pas "dans l'état du petit vieux garçon qui n'aime plus personne, et surtout pas lui-même": "Il y a... Il reste la peinture, la musique et la littérature afin de donner un peu d'allure à toute cette bouillasse existentielle, cette faillite inéluctable à laquelle croient échapper les très jeunes, surtout les gays."

 

Dans le premier volet, six ans plus jeune, il disait: "Je suis devenu vieux comme un défunt devient une âme errante. D'abord il ne s'aperçoit de rien puis ne veut pas s'en apercevoir. Je suis devenu transparent à cette jeunesse qui m'attire tant, un ectoplasme et je me suis mis à la haïr."

 

Dans le deuxième, après avoir dit que "l'on regarde l'artiste aux cocktails dînatoires comme le sportif médaillé après l'exploit" et que "l'écrivain n'est rien à côté", se sentant "vieux et moche", il écrit, résigné: "On parle pourtant du corps du texte mais l'auteur n'en a plus, à moins qu'il ne soit jeune et à la mode, sourire racoleur et chemise largement ouverte sur un torse sexy."

 

Depuis six ans, il vit en couple avec son ami Cy. Ils sont partis vivre à Morges, "la jolie ville résidentielle voisine" de Lausanne: "J'y ai grandi, y ai fait l'expérience de mes premières humiliations." Mais le logement commun n'est rien moins qu'idéal. Aussi l'auteur pratique-t-il "la fuite à temps partiel, la prothèse émotionnelle par greffe d'exposition de peinture, un peu d'humour et quelques achats compensatoires."

 

Dans cette fuite à temps partiel, le lecteur accompagne l'"auteur germanique de langue française" à Paris, Genève, Lausanne, Zurich, Berlin, Vienne, Barcelone... et l'auteur lui fait bien comprendre, d'expérience, dès le début de son livre, que les amoureux, qu'ils soient gays ou hétéros, sont susceptibles de connaître un jour les mêmes affres:

 

"Le mal d'amour ne tue pas... Il blesse, il entrave, il épuise et vous laisse encore plus vivant à chaque nouvelle attaque."

 

Francis Richard

 

Journal de la haine et autres douleurs, suivi de, Musique dans la Karl Johan Strasse, Frédéric Vallotton, 144 pages, Olivier Morattel Editeur

 

Livre précédent de l'auteur:

 

Canicule Parano, Frédéric Vallotton, 136 pages, Hélice Hélas (2014)

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19 mai 2015 2 19 /05 /mai /2015 22:55
"Nouaison" de Silvia Härri

Il est des mots qui font rêver. Tel nouaison, qui non seulement rime avec floraison, mais en est en quelque sorte l'aboutissement puisqu'il signifie l'opération de transformation de la fleur en fruit. La protagoniste du livre éponyme de Silvia Härri reconnaît avoir volé cette définition dans le dictionnaire: 

 

"Nouer (v. intransitif): passer à l'état de fruit."

 

Seulement, ne noue pas qui veut. La maternité, en dépit des progrès de la gynécologie et de l'obstétrique, a gardé sa part d'imprévisible. La nature ne fait pas toujours bien les choses. La protagoniste en sait un bout sur le sujet.

 

Après un examen où elle a plongé, des pieds aux seins, dans un engin qui l'a englouti dans sa carapace de métal, le verdict est tombé: il lui faut subir une intervention chirurgicale bénigne pour "ouvrir, racommoder, recoudre, joindre, réunir, fusionner ce que la nature a séparé par erreur":

 

"Demain elle ira montrer l'objet de l'erreur comme au service après-vente. Le plombier, le garagiste, l'électricien ou le médecin changeront la pièce qui dysfonctionne. C'est leur métier, paraît-il. Elle redeviendra une vraie femme, ont-ils annoncé."

 

Après avoir guetté ses semblables sur le point d'enfanter, calculer le nombre de mois, scruter leur démarche, étudier la forme de leurs courbes, voyager autour de leur globe, elle se fait opérer pour que soit démenti le rêve récurrent où elle découvre à la fin une poussette vide.

 

Désormais, elle peut espérer qu'à son tour son ventre vide se remplira. Le fait est qu'il se remplit et qu'au petit locataire elle fait écouter Bach, Brassens et Mozart: "Il paraît que Mozart rend joyeux, Bach intelligent et Brassens immortel". La musique ne fait pas qu'adoucir les moeurs, elle coule dans le cordon...

 

Le moment venu, le locataire ne veut pas quitter son nid douillet: "Il s'est planqué la tête sous les côtes. Il a bien raison. Pourquoi devrait-il obéir aux mains gantées de plastique? Rebelle, il leur donne du mal (tu es déjà fière de lui)".

 

Le ventre se vide: "Il passe, tu es en vie. Il passe, je suis en vie." Il existe et elle en a les preuves maintenant, tangibles. Dans sa joie d'être restée en vie, elle peut même se demander lequel des deux, d'elle ou de lui, est le nouveau-né...

 

Nouaison est le récit d'une maternité dont l'issue n'est pas gagnée d'avance. Même si elle emploie la troisième personne pour ce récit, et, de temps à autre, le tutoiement pour les moments d'exhortations, c'est bien l'esprit d'une mère que Silvia Härri livre au lecteur.

 

Raconter les tribulations de l'infertilité, puis celles de la grossesse, enfin de l'accouchement, pourrait n'être que banal et ennuyeux, si l'auteur ne jouait les notes d'une petite musique bien à elle pour les évoquer, tantôt poétique, tantôt combative, sans être dépourvue d'humour.

 

Poétique, elle emprunte, par exemple, ses images à l'art pictural: "Tu voudrais être comme ce semeur de Van Gogh qui te frappe chaque fois que tu le contemples. Silhouette courbée sur un champ violet, tout entière à sa tâche, se détachant sur un ciel fulgurant d'or et de vert tendrement acide."

 

Combative, elle s'en prend vivement, par exemple, à Müller dont le défaut de fusion partiel ou total des canaux est à l'origine de l'anomalie de l'appareil féminin de son héroïne. Ce qui se traduit par cette tirade molièresque:

 

"Müller est un inconnu.

Müller ne comprend rien.

Müller est un con.

Il ferait mieux de se la fermer avec ses mots stériles et ses définitions tordues, il ne devrait pas s'inviter entre ses cuissses, elle ne lui avait rien demandé. Il aurait mieux fait de rester chez lui. Au moins tout serait comme avant."...

 

Francis Richard

 

Nouaison, Sivia Härri, 104 pages, Bernard Campiche Editeur

 

Livre précédent de l'auteur paru chez le même éditeur:

 

Loin de soi (2013)

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19 mai 2015 2 19 /05 /mai /2015 18:40
"La mémoire effacée" de Marie Chardon

La mémoire humaine est sélective. Elle n'obéit pas à l'esprit comme il le voudrait. Souvent, mais pas toujours, c'est bien pour le protéger, contre lui-même. Les épisodes malheureux de la vie s'estompent alors et les heureux prennent un plus grand relief.

 

Marie Chardon, qui est un pseudonyme, dans La mémoire effacée, essaie de reconstituer des pans entiers de sa vie, quand elle était petite fille, que sa mémoire refuse de lui révéler et qui ne sont pas sans avoir encore une terrible incidence sur sa vie d'aujourd'hui, quarante ans après.

 

En écrivant ce récit, Marie Chardon se délivre d'un secret de famille qu'elle a gardé pendant longtemps par devers elle et qui lui a empoisonné l'existence. Car elle a été victime d'un abus. Ce qui semble être souvent le cas au sein de familles que l'on pourrait croire le plus à l'abri.

 

Marie est la petite dernière d'une fratrie de sept enfants dont l'aîné a dix ans de plus qu'elle. C'est une famille apparemment heureuse, de religion catholique, pratiquante. La mère de Marie éduque ses enfants avec tendresse et fermeté. Le père de Marie rapporte l'argent à la maison.

 

La mère de Marie est issue d'une famille bourgeoise provinciale. Les origines du père de Marie sont plus modestes, mais à la faveur d'une rencontre avec un banquier, soigné comme lui pour une tuberculose dans le même sanatorium, il a gravi tous les échelons de la banque et est sans arrêt en vadrouille pour affaires.

 

Quand elle le peut, petite fille, Marie se réfugie dans sa cabane, perchée à cinq ou six mètres de haut. Pourquoi, à cette époque-là, participe-t-elle à des cérémonies funèbres? Il lui faudra des années, jusqu'à récemment, pour comprendre que c'était pour enterrer une partie d'elle-même.

 

Quand la sensualité de Marie s'éveille, elle ne peut pas aller au-delà des préliminaires avec les garçons, notamment avec François, qu'elle n'a jamais cessé d'aimer, mais avec lequel elle a toujours été incapable d'aller plus loin, saisie soudain, au dernier moment, par une peur irrépressible.

 

Marie ne connaîtra une "première fois", qui en fait n'en sera pas une, qu'après avoir ingurgité un coca contenant de l'alcool ou de la drogue, lors d'un séjour en Grèce où elle a rejoint sa soeur Céline... Puis elle vivra quelques années heureuses en couple, par deux fois, mais il y aura toujours en chemin une pierre d'achoppement.

 

Quand l'un d'entre ses deux amants lui fera une proposition de pratique sexuelle, devenue courante, mais qu'elle refusera catégoriquement, et quand il reviendra un soir à la charge avec insistance, cela sera comme un choc pour elle. Ne lui laissant pas le choix, il a abusé de sa confiance:

 

"Ce soir-là, j'avais ressenti une impression de déjà-vu, comme un malaise, un sentiment bizarre [...]. J'ai eu, à ce moment-là, la certitude que ce n'était pas la première fois: quelqu'un m'avait abusée auparavant. Je ne voyais pas mon abuseur mais j'entendais sa voix. Elle arrivait de loin, de mon enfance."

 

Elle a vingt-neuf ans. Elle a identifié son abuseur, mais la mémoire complète de ce qui s'est passé avec lui ne lui revient pas, quelque effort qu'elle fasse: "Une page blanche apparaît à l'emplacement des viols répétitifs dans l'album photo de mon enfance."

 

Quelques bribes du puzzle seulement lui reviennent de son enfance abîmée: l'escalier qui monte au grenier, le bourdonnement d'abeilles de l'autre côté du mur de la chambre, "un sous-vêtement souillé caché dans la chambre de couture sous un tonneau de laine"... qu'elle s'empresse alors de laver, détruisant la seule preuve matérielle de ce qu'elle a subi.

 

Que peut-elle faire aujourd'hui, quarante ans après les faits qui tiennent si peu de place dans sa mémoire effacée? Pas grand chose, sinon d'en faire le récit, poignant: "Ecrire mon histoire m'a permis d'affronter de face mon ennemi et de mieux comprendre certaines de mes réactions, notamment ma peur de l'homme, ma haine pour certains hommes de pouvoir au comportement pervers, mes difficultés à respecter l'autorité..."

 

Francis Richard

 

La mémoire effacée, Marie Chardon, 160 pages, Editions Encre Fraîche

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16 mai 2015 6 16 /05 /mai /2015 17:00
"Bad" de Daniel Fazan

On connaît, du moins on connaissait de mon temps (qui n'est pas si éloigné que ça), le conte d'Hans Christian Andersen, intitulé Le vilain petit canard. Une cane couve ses oeufs. Une fois éclos, l'un d'entre eux se révèle différent des autres. Rejeté de tous, ce vilain petit canard, s'enfuit et découvre qu'il n'a jamais été canard et qu'il est cygne...

 

Dans Bad, le conte de Daniel Fazan, baptisé roman, Hélène Z., veuve de son état, n'a mis au monde qu'un enfant, Bernard. Mais elle ne peut que constater, après l'avoir pondu, qu'à sa manière d'être, c'est lui aussi un vilain petit canard, qui fait tache dans leur petite ville de Gonflens: "Mon enfant est vu différent par les autres et dénommé Benêt, Boffio mais surtout Badadia, le baptême local consacré aux idiots."

 

Badadia, que ses copains appellent Bad, n'a commencé à parler qu'entre quatre et cinq ans. Dès six ans, il s'intéresse à tout, vraiment tout. Il compte tout et fait de singulières opérations avec les résultats de ses comptages. Sa maman l'aime comme une mère mais s'interroge: "il vient d'ailleurs et de nulle part, n'est pas de moi ni de son père. D'où vient-il?"

 

Doué pour les mathématiques, Bad est fâché avec l'orthographe et ne comprend rien à la grammaire. Tout lui paraît mériter "une écriture phonétique bien qu'il pressente fortement l'importance de la justesse des mots". Adolescent, sur les conseils de Monsieur Pahud, il est placé en ville dans une classe avancée, pour y développer ses qualités premières, les mathématiques donc.

 

Après cela, Bad s'en va poursuivre ses études à Zurich et à Paris. Et Hélène ne reverra plus son incompréhensible rejeton, qui ne lui enverra que, de temps en temps, des cartes postales, mais fera parler de lui au travers de ses mille vies. Il sera en effet reconnu universellement comme un génie et comme un puits de science, et fera régulièrement la une des journaux de par le vaste monde.

 

A la demande d'un jeune éditeur, Olivier Morattel, Hélène, alors septugénaire, entreprend le récit de la vie de Bad, avec lequel elle n'aura vécu qu'à peine vingt ans. Il lui faudra près d'un quart de siècle pour mener à bien, phrase après phrase, cette tâche titanesque pour elle. Et, pour ce faire, son Bad, il lui faudra finalement "l'oublier pour en parler au mieux". 

 

Pendant ses vingt dernières années, elle vivra sa "vie de femme dé-frustrée à la découverte et au remplacement du vide" qu'il lui aura imposé. De raconter Bad, sous ce titre symbolique, aura été pour Hélène son chemin vers le meilleur. A quelque chose le malheur d'être privée de son fils sera bon. Il sera même faste et, après avoir semblé abattue, elle trouvera un surcroît de vitalité. 

 

La reconnaissance universelle dont bénéficie le génie qu'elle a enfanté ne la laissera pas dans son ombre. Devenue une super mamie, sportive, pétillante, charmante, séduisante, impudique, pleine d'humour, elle comblera le vide de son absence en gagnant une reconnaissance universelle qui la rendra plus célèbre encore que Bad...

 

Daniel Fazan fait preuve dans ce conte romanesque d'une réjouissante truculence et d'une grande liberté de ton. Est communicatif le bonheur qu'il a à jouer avec les mots, à pratiquer la satire, à se gausser des préjugés, à rire de situations inédites. Ainsi Hélène doit bien avoir huitante ans quand elle se présente à Gym'form:

 

"Je me suis inscrite ici, à mon retour [d'un séjour sur la Côte d'Azur], dans un fitness sous les yeux de la réceptionniste qui a osé: votre médecin est-il au courant ou vous l'a-t-il recommandé? Elle se dit que je vais mourir dans sa salle, sur le tapis roulant, mauvais pour la réputation du lieu, et ça m'amuse. Quand j'ai donné mon année de naissance ses faux-cils ont failli se décoller et tomber sur le clavier qu'elle pianotait du bout de ses faux ongles."

 

Francis Richard

 

Bad, Daniel Fazan, 136 pages, Olivier Morattel Editeur 

 

Livre précédent du même auteur chez le même éditeur:

 

Millésime (2012

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12 mai 2015 2 12 /05 /mai /2015 22:45
"Rien n'est rouge" de François Salmon

"A dix mètres de fond, déjà, plus rien n'est rouge. Plus question de pourpre, d'orange, ni de jaune. Et elle s'était laissé couler bien plus bas encore".

 

C'est en ces termes que François Salmon parle de l'héroïne d'une des douze nouvelles de son recueil intitulé Rien n'est rouge et qui trouve moyen de se libérer du passé en coupant la corde qui l'y retenait.

 

Rouge excepté, peut-être, l'auteur en fait voir au lecteur de toutes les couleurs avec ses nouvelles. Mais toutes ces couleurs ne l'empêchent pas de sourire, voire de rire. Car la dérision est omniprésente dans ces histoires extraordinaires tout autant que symboliques.

 

Dans Les profondeurs de la soif, le héros manque de se noyer dans un verre d'eau, qui ne cesse d'étancher sa soif, depuis qu'il l'a découvert sur la table d'un saloon dans une ville inanimée, alors qu'il était sur le point de succomber après avoir marché dans un désert.

 

Les lois de la croissance ne sont pas celles de l'économie, mais celles de la destinée de quatre nouveau-nés, qui se retrouvent aux prises fortuitement, des années après leur naissance, sur un tronçon de la N171, dans des rôles qu'ils ne pouvaient imaginer en venant dans ce monde-ci.

 

Qui n'a pas reçu un appel téléphonique, où une voix, féminine et subjuguante, lui annonce que par tirage au sort il a été choisi pour recevoir de superbes cadeaux? C'est ce qui arrive au narrateur de Tu m'as menti, Sophie Lambert, furieux contre, tout contre, son interlocutrice, qui ne s'appelle évidemment pas davantage Sophie que Lambert...

 

Carole, la femme de Bernard Verdonck, va transformer la vie routinière de son mari en lui offrant pour Noël une paire de chaussons en laine jaune canari, qu'elle a tricotés elle-même, en leur donnant une forme dont les vertus sont celles de la réflexologie plantaire...

 

L'auteur transporte le lecteur dans le mitan du Moyen-Âge, en l'an 886, au moment du siège de Paris par les Vikings. Il lui montre comment on écrit alors l'histoire sur parchemin et comment cette écriture, fruit d'un pur hasard, devient, Par la peau des siècles, vérité officielle aujourd'hui.

 

Fernand aimerait bien devenir maître du temps. En tout cas le ralentir. Pour jouir plus longtemps du spectacle de Suzon, petite comptable dont il est tombé raide amoureux et qui traverse son bureau plusieurs fois par jour. Il y parvient, mais il lui advient ce qui advient à tous les apprentis-sorciers...

 

Ecouter le silence est certainement ce qu'il y a de plus précieux... Un épistolier, à l'adresse des générations futures, laisse ainsi derrière lui, dans une valise imputrescible, cinq enregistrements silencieux sur CD, réalisés dans des circonstances exceptionnelles...

 

On sait, depuis Einstein, que le temps est relatif. Dans La météo marine des exoplanètes, le narrateur se porte volontaire pour un voyage interstellaire dans une capsule munie de capteurs anti-durée. Une fois choisi, en cours de voyage, il se demande s'il n'a pas été fou de le faire et la fin lui donne raison de se l'être demandé...

 

Boire 20cl de lait de vache fait craindre à Geoffroy Vieilleville qu'il ne devienne bestial. Il se sent "sale, avili, comme s'il avait subi une transfusion sanguine en provenance directe de la boucherie". L'avenir se chargera de lui faire entendre raison de manière facétieuse...

 

Le grand auteur belge voit sa vie bouleversée par la découverte du procédé littéraire nommé métaphore. Et notamment par celle qu'utilise François Weyerganz dans Franz et François: "[...] je le retrouvais paisible, détendu, comme s'il était entré dans la mort par césarienne." Ce n'est pas pour rien que le grand auteur belge sera à la fois Prix Nobel de Littérature et Prix Nobel de la Paix.

 

La dernière des nouvelles, La place d'Octavie, est assez représentative de l'esprit malicieux de l'auteur, qui a bien dû s'amuser en les écrivant. Dans cette nouvelle il met en scène de rue Octavie et Zéphir, une péripatéticienne au sens étymologique et sa proie toute trouvée.

 

Octavie? "Tapie dans un angle de la rue des Soeurs de la Providence, Octavie cherche à emballer le passant." Et elle prend tout son temps. Zéphir? "Zéphir n'attend pas. Non, Zéphir, lui n'attend rien. Il n'en a pas le temps." Eh bien, ce n'est évidemment pas ce que vous croyez... et que l'auteur laisse croire jusqu'à la chute.

 

Dans ce recueil de nouvelles, François Salmon tire un malin plaisir à prendre le lecteur à contre-pied, à le mener par le bout du nez, là où il ne s'y attend pas. Et cela marche. Parce que le lecteur, pour peu qu'il aime être malmené, frôler les abysses, y trouve son compte d'images et de pensées paradoxales.

 

Francis Richard

 

Rien n'est rouge, François Salmon, 144 pages, Editions Luce Wilquin

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10 mai 2015 7 10 /05 /mai /2015 15:35
"Le fils du Highlander" de Rachel Zufferey

Quand, l'an passé, j'ai rendu compte de La pupille de Sutherland, j'ignorais qu'il y aurait une suite à ce roman de kilts et claymores. J'écrivais:

 

"Il est difficile de quitter ce roman aux multiples rebondissements, que Rachel Zufferey enchaîne avec maîtrise. Sans doute parce que l'auteur sait fort bien éveiller la curiosité du lecteur pour ses personnages, dont, pris à un piège agréable, il a envie de connaître le sort."

 

Au dernier Salon du livre de Genève, j'ai appris de la bouche de l'auteur l'existence du Fils du Highlander qui en est la suite, et que, même, un troisième volume allait paraître. Je savais par avance que, si le deuxième volume était de la même veine que le premier, il me serait difficile de m'en déprendre avant d'avoir tourné la dernière page...

 

Avec la nouvelle de cette trilogie inattendue, le fait est que je me suis retrouvé dans la position du lecteur d'Alexandre Dumas, qui, après avoir lu Les trois mousquetaires, a eu le bonheur de retrouver ces personnages mythiques, au nombre de quatre, ou leur descendance, dans Vingt ans après, puis dans Le Vicomte de Bragelonne.

 

Dans ce tome II, quelque dix-sept ans après la fin du tome I, dans l'Ecosse de 1587, le lecteur retrouve donc avec bonheur, Kirsty Dunbar, la pupille de Sutherland, Hamish Ross, son époux, Iagan et Irving, les frère et beau-frère de ce dernier, tous trois highlanders, habitant le même village du clan Ross.

 

Kirsty, de naissance nobiliaire, a en effet préféré l'amour aux convenances, quitte à subir toutes les conséquences de cette mésalliance avec un highlander. Après la naissance de Seumas et d'Alasdair, Kirsty et Hamish ont vécu heureux dans ce village et ont eu cinq autres enfants: Mary, Idwal, Craig, Leslie et Bonnie.

 

Tout irait pour le mieux dans le meilleur des Highlands, si, un jour néfaste, Seumas et Alasdair ne faisaient une fâcheuse rencontre, alors qu'ils font sur ordre de leur père un tour du domaine. Cinq cavaliers le traversent, qui n'appartiennent pas au clan.

 

Deux des cavaliers se détachent. L'un d'eux, Henri Buchanan, arrivé à la hauteur des deux frères, feint de reconnaître un frère en Seumas, finit au bout de l'échange par le traiter de bâtard et sa mère, Kirsty, de putain, avant de disparaître avec ses compagnons.

 

Déstabilisé par les dires de Buchanan, Seumas, qui jusque-là avait fait preuve de retenue face aux entreprises de Maisie Fergusson, la fille de lady Morag, l'amie de sa mère Kirsty, l'entraîne dans une grotte, connue de ses seuls père, Hamish, et oncle, Irving, et cède à ses avances.

 

Retrouvés là, nus et enlacés, par Hamish et Irving, les deux jeunes amants sont ramenés au village. Au cours d'une violente discussion, Seumas apprend le secret de sa naissance et découvre qu'Henri Buchanan a travesti quelque peu la vérité pour le faire sortir de ses gonds et semer la zizanie, amoureux dépité, longtemps après, que Kirsty ne lui ait jamais cédé.

 

Accompagné de ses frères Alasdair et Idwal, Seumas se lance à la poursuite d'Henri Buchanan. Une fois rejointe la petite troupe de ce dernier, une bagarre éclate entre les cavaliers, au cours de laquelle Seumas est mortellement blessé...

 

Ces faits sont les prémices d'une nouvelle aventure des personnages créés par Rachel Zufferey, comme celle-ci sait si bien en raconter, dans un contexte historique évidemment très différent du nôtre. Ce qui permet certes l'évasion dans un autre temps et autres moeurs, mais aussi donne matière à réflexion...

 

Si l'un des  thèmes du premier tome était celui de la mésalliance, un de ceux du second, avec celui de la douleur d'une mère qui perd un fils, est la bâtardise, qui était certainement à l'époque moins bien admise encore que de nos jours.

 

Ainsi Seumas est-il bâtard, fils d'un régent d'Ecosse, royal bâtard, mais bâtard. Ainsi l'union de Seumas avec Maisie se traduit-elle par la naissance d'un fils posthume, bâtard donc. Ainsi Alasdair tombe-t-il amoureux de Neilina, bâtarde elle aussi. Henri Buchanan, par qui le malheur arrive, est lui-même un bâtard...

 

Si le fait ne l'est pas en soi, le mot de bâtard reste déshonorant et, de manière plus édulcorée, on parlera aujourd'hui d'enfant naturel, qu'il soit ou non adultérin... Au cours d'une dispute avec Neilina, qui, puisque bâtarde, se considère indigne de lui, Alasdair prend le contrepied de cette prétendue indignité et fait l'éloge de la bâtardise:

 

"Mon père a aimé Seumas comme son fils dès le premier jour et il savait toute la vérité. Jamais tu ne l'entendras dire que je suis l'aîné de la fratrie, pour mes deux parents je ne suis que le deuxième fils. Et je ne peux pas maudire ma mère parce que Seumas n'est pas entièrement mon frère! Lui et moi étions très différents, mais mon père était le nôtre! Et jamais je ne laisserai quelqu'un le traiter de bâtard devant moi."

 

Après avoir émergé de ce deuxième volume, qu'il n'a pu que lire sans s'accorder le moindre répit, le lecteur en redemande. A quand la parution du tome III ?

 

Francis Richard

 

Le fils du Highlander, Rachel Zufferey, 538 pages, Plaisir de lire

 

Tome I de la Trilogie du Sutherland:

La pupille de Sutherland (2013)

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9 mai 2015 6 09 /05 /mai /2015 10:15
"Effets secondaires" d'Anne May

Nos sociétés occidentales sont grandes consommatrices de médicaments, et ce de plus en plus. Aussi, sous prétexte de protéger les patients, les Etats interviennent-ils sur les échanges de plus en plus volumineux entre eux et l'industrie pharmaceutique. Ce sont les fameuses autorisations de mise sur le marché qui ne sont pourtant pas de réelles garanties pour eux.

 

De récents scandales ont même montré que ce sont des leurres. Toute réglementation a en effet pour corollaires formalisme, contournement de son objet, et corruption. Et, comme dans le domaine de la pharma, les enjeux sont énormes, ces corollaires sont d'autant plus importants. A cela s'ajoute la fameuse propriété intellectuelle, qui n'a de propriété que le nom et qui est, en fait, la protection de privilèges monopolistiques, accordés par les Etats à ceux qui sont les plus rapides et les plus puissants à la faire enregistrer pour l'opposer aux autres.

 

Dans Effets secondaires, Anne May, sous la forme d'un roman aux allures de thriller, s'intéresse à un des aspects formalistes de la réglementation du médicament, celui des études cliniques, qui, théoriquement, sont faites pour, auprès de patients consentants, tester l'inocuité ou non d'un médicament et qui sont versées à l'appui des dossiers d'autorisation de mise sur le marché. Elle s'intéresse aussi à un autre aspect formaliste qui peut lui être lié, celui de la reconnaissance scientifique des universitaires, jugée à l'aune du nombre de publications par eux dans des revues de référence.

 

Tom Jackson est avocat, spécialisé au sein du cabinet qui l'emploie dans la défense des fabricants de tabac. Cette spécialité l'amène à voyager dans le monde et plus particulièrement en Asie, à Hong-Kong et au Japon. Il est divorcé de sa femme Catherine, avec laquelle il a eu une fille, Jennifer, restée très proche de lui, et complice, qui fait des études supérieures. Il entretient des relations épisodiques avec Hermana, élégante employée de l'OMS.

 

Quelques semaines après, Tom est encore sous le choc de la mort de son ami Inoue Saitoh, savant japonais, faisant des recherches sur la maladie d'Alzheimer à l'Université de Genève. Saitoh est mort après avoir fait une chute de deux cent mètres lors d'une ascension alpine, au-dessus de Zermatt. Quelques semaines auparavant cet ami, alpiniste chevronné, lui avait part d'une grande découverte dans son domaine de recherche, en lui demandant d'être discret.

 

Or, après sa disparition, chose étrange, il n'y a pas plus trace nulle part des travaux de Saitoh, ni à l'Université de Genève, ni chez lui. Il devrait pourtant y avoir au moins des cahiers de laboratoire, dans lesquels tout bon scientifique consigne les éléments de preuve qu'il recueille pour étayer ses thèses. Seule trace qui va conduire Tom à mener l'enquête, un article qui n'a pas été publié par la revue Nature, et que lui envoie Michiko, la fille de Saitoh, à laquelle son ami l'avait présenté lors d'un passage à Tokyo.

 

Cette enquête se déroule à Genève, à Londres, au Japon, à Hong-Kong et même au Vietnam. Au cours de cette enquête, Tom et le lecteur apprennent l'existence de tout un monde où les scientifiques et les big pharma sont amenés à se croiser, joyeux euphémisme. La réputation de certains de ces scientifiques et de certaines de ces big pharma en sort évidemment écornée. On retrouve là encore le formalisme sans vérité de fond qui permet la reconnaissance publique, aussi bien pour les uns que pour les autres. 

 

Pour être reconnu, un scientifique doit publier dans des revues de prestige et ses articles doivent être revus par des pairs. Or, parmi eux, il en est qui signent des articles qu'ils n'ont tout simplement pas écrits, ce sont les ghostauthors, que d'autres, les ghostwriters, ont écrits à leur place. Les premiers en récoltent prestige et places académiques émérites, et pourquoi pas espèces sonnantes et trébuchantes, que touchent assurément les seconds.

 

Pour être reconnu, un médicament doit avoir fait l'objet de tests scientifiques sur un échantillon de population. Il s'agit de savoir si son administration aura des effets secondaires ou non sur les malades. Or, parmi ces études cliniques, il en est qui sont officielles, et publiées, et servent de faire-valoir, il en est qui sont officieuses, et non publiés, et servent surtout à se défendre éventuellement contre les attaques futures de victimes. La réalisation de ces études ne se fait pas toujours avec le libre consentement de ceux qui acceptent de servir de cobayes...

 

Cette enquête de Tom est menée sur un rythme haletant. Elle est pleine de rebondissements. Tom et ses proches sont soumis à de rudes épreuves. Finalement il semble bien que le fabuliste avait raison qui disait que la loi du plus fort était toujours la meilleure, surtout s'il bénéficie de la connivence des pouvoirs politique et médiatique. Cependant, l'épilogue se termine sur une lueur d'espoir, auquel ce livre contribue certainement en levant un coin du voile sur des pratiques rien moins que morales.

 

Francis Richard

 

Effets secondaires, Anne May, 288 pages, Editions Encre Fraîche

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7 mai 2015 4 07 /05 /mai /2015 22:55
"Jusqu'au bout des apparences" de Jacques Vallotton

Le mot autofiction est un néologisme, formé de deux mots, l'un grec, l'autre latin. Il n'est donc pas étonnant qu'un livre de ce genre littéraire, apparu dans le langage il y a quelques décennies, soit de même une sorte de croisement, entre l'autobiographie et la fiction. Autobiographie, il racontera des événements personnels réellement survenus; fiction, il comportera des événements fictifs véritablement inventés.

 

Jusqu'au bout des apparences, le livre de Jacques Vallotton, est une autofiction proclamée, dont le sous-titre, résume l'intention: Un Adieu au Journalisme. Comme Jacques Vallotton est un journaliste retraité, le lecteur n'est pas trompé sur la marchandise. Sauf que le narrateur ne parle pas à la première personne mais à la troisième, ce qui donne d'emblée à son récit un ton un peu plus fictif que biographique.

 

Cet autre lui-même achève sa carrière, une belle nuit d'automne, par un flash dit à l'antenne de la radio publique qui l'emploie. Il est un peu plus de minuit. Se sentant plus léger, après ce dernier devoir accompli, il quitte la station et s'en va rejoindre sa femme qui se trouve déjà dans leur mayen du Valais, non sans après avoir pris au passage quelques effets et objets dans leur appartement de La Tour-de-Peilz.

 

Le jeune retraité convie le lecteur à l'accompagner dans son automobile, une Mégane break noir, pendant les 131 kilomètres de route qui séparent Lausanne de Saint-Luc, dans le Val d'Anniviers, où se situe ledit mayen. Pendant ce périple nocturne, qui semble se dérouler en temps réel, il lui dévoile quelques révélations et mystères qu'il avait gardées par devers lui, malgré lui, pendant des années:

 

"Vendre, faire de l'audience ou remplir le devoir d'information en respectant les règles déontologiques, cela a toujours été le dilemme du journaliste."

 

Chemin faisant, les lieux qui se trouvent à proximité des routes et autoroutes qu'il emprunte et les paysages qu'il connaît bien de jour, qui disparaissent dans la nuit et dont seules quelques lumières parsemées rappellent la présence, sont autant de stimuli qui font naître en lui des réminiscences de toutes sortes.

 

Associés à ces lieux et à ces paysages, il y a bien sûr des souvenirs d'épisodes politiques ou de faits divers, mais aussi des souvenirs d'artistes et d'écrivains qui y ont vécus, des souvenirs de vins et de mets qu'il y a dégustés, des souvenirs personnels et romantiques qui l'ont remué, des souvenirs de scènes de vie qui l'ont marqué:

 

"Quand il est entré dans le chalet, il s'est arrêté sur le seuil dans l'attente d'un acquiescement. Le fromager lui a fait signe de fermer la porte. Plus tard il apprendra qu'un coup de froid risque d'altérer le travail de la présure qui coagule le lait. D'un geste on lui désigne la table et le banc où s'asseoir. Quelques mots de présentation et il assiste à la naissance du fromage."

 

Maintenant "il se sent plus libre d'avoir une opinion et de pouvoir enfin la défendre en public". Et il ne se gêne plus pour dire, par exemple, qu'il est favorable à la fusion des communes ("Plus de solidarité passe par un rapprochement"), qu'il a des convictions européennes, qu'il regrette que le Parti radical ait abandonné ses préoccupations sociales et se soit converti au moins d'Etat des libéraux ("Moins d'Etat pour laisser le champ libre aux pouvoirs de l'argent et à la marchandisation de la société?").

 

Dans le même temps où il regrette cette dernière conversion, il n'a pas de mots assez durs pour fustiger le clientélisme, les connivences ou la corruption, qui pourtant n'existent que dans la mesure où existe un pouvoir qui ne s'occupe pas seulement de sécurité et de justice, mais se mêle de la vie personnelle des hommes et, donc, empiète allègrement sur leurs intérêts particuliers... Ce qui ne peut que provoquer des réactions et interventions en retour.

 

Des interrogations diverses, sans réponses définitives, tiennent éveiller le conducteur, telles que celle-ci: "La protection de la nature et de la biodiversité, c'est une politique respectable, mais quand elle se heurte à la présence de l'homme, elle soulève un problème fondamental: l'homme est-il une espèce nuisible dont il faut réduire le développement et l'impact sur terre? [...] Quelle prétention de la part de l'homme de vouloir influencer les lois universelles qui le dépassent tellement !"

 

Une personnalité le poursuit et son omniprésence le maintient en éveil pendant tout ce voyage jusqu'au bout des apparences. C'est un dénommé Jean-Eugène Desadrets, qui sous couvert de ce pseudonyme transparent - le double prénom et le nom sont assez évocateurs - désigne clairement feu un membre éminent du Parti radical, tour à tour syndic de Lausanne, conseiller national vaudois, conseiller d'Etat du canton de Vaud, conseiller fédéral et président de la Confédération...

 

Cette personnalité hors norme le poursuit parce que ce fut à la fois un politicien brillant, capable de retomber sur ses pieds ou d'esquiver les coups habilement quand il était pris à partie, et un homme impliqué dans un ténébreux fait divers où l'on retrouvait le trio classique du mari, de la femme et de l'amant. Ce fait divers ne sera jamais éclairci par les médias sous pression politique, se retranchant hypocritement derrière la protection de la sphère privée pour ne pas pousser très loin leurs investigations...

 

Pas un seul instant le lecteur ne s'ennuie au cours de ce voyage nocturne sur un itinéraire que le lecteur ne pourra plus suivre désormais dans l'ignorance. Car, au-delà des apparences, se profilent des réalités que le commun des mortels ne saurait voir si elles ne lui sont pas dévoilées par ceux qui savent.

 

En tous les cas, il n'est nul besoin de partager tous les goûts, les couleurs et les idées qu'y exprime Jacques Vallotton pour apprécier et lire ce livre, qui se termine avec cette mise des temps en perspective, incitation à l'humilité:

 

"Le soleil poursuit sa course. Un nouveau jour se lève sur le Val d'Anniviers. Vu du ciel, très haut au-dessus du tumulte, tout semble paisible, immuable comme le Rhône qui draine les eaux des Hautes Alpes vers la mer depuis des temps très reculés, bien avant l'apparition de l'homme dans la contrée."

 

Francis Richard 

 

Jusqu'au bout des apparences, Jacques Vallotton, 304 pages, L'Aire

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5 mai 2015 2 05 /05 /mai /2015 22:00
"Morgarten" d'Alain Freudiger

L'année 2015 est une année particulière pour la Suisse.

 

C'est, bien sûr, le 500e anniversaire de Marignan, le Melegnano d'aujourd'hui, défaite cuisante des Suisses et des Milanais, infligée par le jeune roi de France François 1er, le 14 septembre 1515. Cette défaite aura finalement eu au moins une conséquence heureuse pour les Suisses, puisqu'ils signeront une Paix Perpétuelle avec la France, qui ne sera rompue qu'en 1792...

 

Mais, 2015, c'est aussi le 700e anniversaire de Morgarten, victoire mythique des Confédérés suisses sur les troupes de Léopold 1er d'Autriche, seigneur de Habsbourg, le 15 novembre 1315. Dans son Histoire de Suisse, Jean-Jacques Bouquet résume en quelques lignes cette bataille légendaire:

 

"Une troupe de chevaliers et de fantassins qui marchait dans l'étroit passage entre un petit lac et les hauteurs schwyzoises de Morgarten fut assaillie par les montagnards à coups de pierres et de hallebardes - la tradition y ajouta plus tard des rochers et des troncs d'arbres. Ceux des Autrichiens qui ne furent pas massacrés se noyèrent dans le lac en voulant s'échapper."

 

Alain Freudiger, dans son livre éponyme, imagine que sept cents ans plus tard deux foules d'Helvètes se rendent sur les lieux et qu'elles vont, en s'y rencontrant, commémorer, chacune à leur manière, la Bataille, qui fait partie de l'imaginaire helvétique.

 

La première de ces deux foules est anonyme, inattendue: "La grande majorité de ces gens étaient venus seuls, répondant depuis leur ordinateur à l'appel des réseaux sociaux, appel crypté qui avait échappé à l'attention des élites, politiques, médiatiques et culturelles." Elle va se retrouver dans la position des montagnards de la bataille, au dessus du défilé emprunté par les Autrichiens.

 

La seconde de ces deux foules est officielle, attendue, composée des élites, politiques, médiatiques et culturelles, prête, donc, pour "un défilé militaro-culturel et historico-jubilatoire." Un spectateur trouve "drôle de se trouver dans le défilé où les Autrichiens se défilèrent et où les Suisses commémorant [vont] défiler."

 

Une citation célèbre de Karl Marx, en quatrième de couverture, si elle est lue avant le texte, est une préfiguration, et une illustration, pour le lecteur, de la tournure que va donner, malicieusement, l'auteur à son récit:

 

"Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d'ajouter: la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce."

 

Car, tout du long, Alain Freudiger s'amuse avec cette répétition farceuse d'un événement multi-séculaire.

 

D'aucuns parmi les deux foules font ainsi le même constat:

 

Parmi les pérégrins, "certains prétendaient pourtant que les falaises n'étaient pas si hautes que ça, que le défilé n'était pas si escarpé, s'étonnaient que l'ascension ait duré si longtemps alors que le dénivelé était limité, ajoutaient même que jamais les Confédérés n'avaient jeté des troncs et des rochers, tout au plus des pierres et des branches, que tout cela était exagéré: mais l'indignation fut générale et on parvint à les faire taire."

 

Le même texte est repris mot pour mot, quelques pages plus loin, pour relater la prétention de certains des commémorants, le passage "s'étonnaient que l'ascension ait duré si longtemps alors que le dénivelé était limité" étant toutefois remplacé par "s'étonnaient qu'on sacralise les lieux de la sorte"...

 

Pour apprécier ce texte somme toute rabelaisien, il faut en fait deux choses: le lire à voix haute et, quand on est suisse, avoir de l'humour...

 

Il faut le lire à voix haute, parce que ce texte contient des sonorités et des rythmes dignes d'un poème épique. Exemples: 

"Les pruneaux s'échangeaient contre les physalis et les litchis, il y avait des pains aux poires et même quelques sushis."

"Il y avait des femmes qui regardaient ailleurs, des hommes anciens déserteurs, et des enfants qui avaient peur."

 

Quand on est suisse, il faut avoir de l'humour, parce que tout le monde en prend pour son grade. Exemples:

Parmi les assaillants: "Il y avait eu, comme toujours, des querelles de personnes, des luttes d'ego, des tentatives pour s'imposer leader charismatique, des pressions et des jeux d'influence.

Parmi les paradeurs: "En un mot comme en treize cent quinze, il y avait le gratin, le gotha et la crème de la Suisse, réunie dans une gigantesque parade commémorative de la Bataille de Morgarten."

 

Alors, il faut prendre ce texte pour ce qu'il est, une satire, séduisante, amusante, autant par la forme que par le fond, qui n'est pas sans rappeler par son côté farce la chanson L'Hécatombe de Georges Brassens... La morale de cette histoire étant qu'il ne faut surtout pas prendre les choses trop au sérieux et que le ridicule n'épargne finalement personne...

 

Francis Richard

 

Morgarten, Alain Freudiger, 56 pages, Hélice Hélas

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  • Francis Richard
  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
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