Quand on est attiré uniquement par le sexe opposé, comme c'est mon cas, on a bien du mal à imaginer ce que sont réellement les amours homosexuelles. Qu'elles existent depuis que le monde est monde ne change rien à l'affaire, d'autant qu'elles ne touchent qu'une minorité de nos soeurs et frères humains.
La littérature et la poésie grecques et latines donnent nombre d'exemples de ces amours. Mais, depuis la chute de l'empire romain et l'avènement de la chrétienté, pendant des siècles, elles avaient disparu du monde des lettres, du moins au grand jour, et n'étaient réapparues, à ma connaissance, qu'à la fin du dix-neuvième siècle, que Léon Daudet qualifiait de stupide.
Aujourd'hui c'est presque devenu banal que soient évoquées de telles amours dans des poèmes ou des romans. Le dernier livre de Stéphane Lambert fait partie de cette nouvelle banalité, qui n'épargne pas au lecteur les sentiments et les désirs qui lui sont propres.
Aussi ce livre n'aurait-il pas attiré mon attention s'il n'avait été que cela, un hymne à l'amour et au désir masculin pour des âmes et des corps masculins. Encore que mon empathie naturelle pour mes semblables m'incline à chercher à les comprendre, surtout quand ils manifestent quelque différence...
Nathaniel Bodler est écrivain. Il a vécu à Bruxelles pendant sept ans avec Jude, son compagnon. Ils se sont séparés il y a un peu moins de cinq ans. Jude est parti avec une autre... Nathaniel apprend le décès de Jude alors qu'il se trouve à Vilnius. Jude voyageait à bord d'un A330 qui reliait Paris à Los Angeles et qui s'est abîmé en mer.
A Vilnius, Nathaniel, 35 ans, très attiré par Tom, son contemporain, un écrivain gallois rencontré deux jours plus tôt à un colloque sur l'identité européenne, rate l'occasion, au sommet de l'Observatoire de l'Université, d'embrasser cet homme marié dont la femme attend un enfant. Il se console comme peut le faire un lettré:
"Les occasions ratées, me répétai-je, sont pour les romanciers d'excellents incipits. N'était-ce pas comme cela qu'on devient écrivain, raisonnai-je. On prenait d'abord l'habitude de rater les occasions, puis on prenait celle de se réjouir de les avoir ratées, puisqu'on en ferait un sujet d'écriture."
Faute d'avoir embrassé Tom, Paris s'impose à lui comme destination, sans doute pour se rapprocher de Jude disparu, qui y avait élu domicile à leur séparation. Il s'installe dans un studio aménagé dans un ancien monastère, à côté de la gare de l'Est, y broie du noir et y mâche de la boue. Sa solitude semble être son dernier rêve, sa dépression, sa dernière révolte.
De là, il finit pourtant par sortir, arpente les rues de la Ville Lumière, et met ses pas dans ceux de Rilke empruntés un siècle avant lui; de là il se rend au Louvre où le fascine, entre autres, La barque de Dante ou Dante et Virgile aux enfers d'Eugène Delacroix. Les écrivains ne sont-ils pas liés par-delà les siècles où ils sont nés?
A Vilnius, Nathaniel s'était rendu avec Tom dans un cimetière. Ici, à Paris, il s'était promis d'éviter les cimetières:
"Mais j'avais fait de cette ville un cénotaphe à la mémoire de Jude. Une vivante nécropole."
Ce qui ne l'empêche pas, lors d'une de ses errances dans cette ville qui n'est pas sienne, de descendre dans ses catacombes et d'éprouver du désir, dans ces couloirs des morts (qui sont les seuls à savoir), pour un touriste britannique qui déambule devant lui...Ce qui ne l'empêche pas de se rendre au Père-Lachaise avec North, l'ami retrouvé, l'amoureux secret, qui s'était jadis effacé derrière Jude.
Nathaniel est sujet, la nuit, à une telle agitation que le demi-somnifère qu'il prend est insuffisant à combattre ses insomnies:
"Chaque nuit il fallait assommer l'agitation à coup de somnifère, mais je sentais, alors que je dormais je sentais l'agitation continuer de travailler sous mon sommeil, et grignoter l'effet soporifique du médicament jusqu'à me réveiller bien avant l'aube sans plus de remède."
Paris sera-t-il propice à l'oubli de Jude? Nathaniel y a-t-il vraiment cherché son souvenir? Nathaniel va-t-il trouver enfin son inspiration d'écrivain et la paix de l'âme? Sera-ce auprès de North ou auprès du célèbre amateur d'art François Priester, qui est d'un autre monde, celui des gens fortunés dont les moyens leur permettent tout et qui savent faire vibrer avec leur or leur chant des sirènes?
Au-delà des tribulations amoureuses de Nathaniel, ce roman, à l'écriture classique, si le fond ne l'est pas toujours, est une promenade parisienne, à la fois littéraire et artistique. Et j'aime que l'auteur fasse observer au lecteur que Rilke, Balzac, Proust et Verlaine sont tous morts à 51 ans, et que son personnage en donne, en définitive, cette explication poétique:
"Je voyais, en cet âge commun de mortalité, une forme d'union sacrée où ne comptaient plus les mots, une manière de s'effacer communément dans la béance du nombre 51, de se retirer ensemble à cet endroit précis où commençait le silence."
Francis Richard
Paris nécropole, Stéphane Lambert, 224 pages, L'Age d'Homme