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28 février 2024 3 28 /02 /février /2024 22:50
Giordano, de Denis Lavalou

Giordano est une pièce sur Giordano Bruno (1548-1600), un philosophe du XVIe siècle, mort à Rome sur le bûcher après huit ans de procédure de l'Inquisition.

 

La pièce de Denis Lavalou comprend un prologue et trois actes. Elle a été écrite pour deux acteurs, l'un jouant Giordano au moment du bûcher, l'autre, Giordano jeune.

 

Le prologue est un monologue dans lequel Giordano exprime ses dernières pensées depuis le bûcher, et qu'il conclut par cette sentence:

 

Il est mauvais ce jour pour la libre pensée.

 

En fait de libre pensée, il s'agit surtout d'une pensée différente des deux pensées chrétiennes dominantes et qui émane d'un membre de l'une d'entre elles.

 

En effet Giordano est un frère dominicain qui a fini par s'éloigner de son ordre originel et de Naples, pour échapper à l'excommunication. L'excommunication se traduit à l'époque par une mort sociale (comme il en existe aujourd'hui pour les mal-pensants qui ne se conforment pas à la doxa).

 

Le premier acte relate son long périple à travers l'Europe, notamment l'Italie, puis Chambéry et Genève, enfin Toulouse avant de gagner Paris en 1581:

 

Ni catholique, ni protestant, je suis suspect aux yeux de tous.

 

À Paris, Giordano jeune rencontre Henri III, interprété par l'acteur qui joue le rôle du Giordano de la fin. Ils disputent des liens entre le pouvoir temporel et la religion.

 

En fait Giordano est philosophe et n'est pas théologien. Pour lui, il faut que la philosophie l'emporte sur le mercantilisme, le colonialisme, le prosélytisme des religions, l'hypocrisie, la corruption...

 

Pour lui, Dieu n'a pas de pouvoir sur les hommes et l'enfer n'existe pas, ce qui ne peut que laisser coi le roi de France qui a cautionné la Saint-Barthélémy.

 

Dans le deuxième acte, il se rend à Londres où il fait la connaissance de Philip Sydney, un homme qu'il aime profondément:

 

Poète doublé d'un guerrier, comme un paradoxe unifié, plus que la coïncidence des contraires que j'ai si souvent vantée, la symbiose des opposés.

 

Cette attitude d'esprit le prédispose à une éthique universelle qu'il a l'opportunité de développer devant la reine Elisabeth 1re, avec laquelle il a une discussion similaire à celle qu'il a eue avec le roi de France, mais encore plus hétérodoxe:

 

Ce sont les hommes qui ont inventé les religions, les cérémonies, la loi divine et ses règles de vie.

 

Expulsé de facto de la cour d'Angleterre, il rencontre un jeune scientifique, Francis Bacon, qui le séduit par sa conception du travail philosophique:

 

Il y a tout à espérer d'une alliance intime et sacrée de l'expérience, des sens, de l'intuition et de la raison.

 

À Paris, où il retourne en 1586, il a une dispute avec l'avocat ultra-catholique1 Raoul Caillier, à la Sorbonne, le fief des intégristes 2 catholiques.

 

Dans la lignée des Copernic et Galilée, il soutient que la Terre n'est pas fixe et qu'elle n'est que poussière d'étoile parmi une infinité de poussières d'étoile...

 

Sa vision de Dieu n'est pas dans l'esprit de son temps mais serait plutôt dans celui du nôtre et fait penser à ceux qui disent que nous sommes tous Un et faisons partie du Grand Tout:

 

Pour s'élever à Dieu, il ne faut pas entasser les syllogismes ni croire à des aberrations, il faut et il suffit de contempler la nature et de recueillir en soi l'éternel écho de l'universelle harmonie de l'Un.

 

Là encore il ne doit son salut que dans la fuite...

 

Dans le troisième acte, le philosophe court à l'abîme, non sans avoir eu une discussion avec Kepler qui lui révèle que les trajectoires des planètes sont elliptiques et non pas circulaires, et que le soleil est le centre du monde...

 

De retour en Italie, son sort est jeté. Malgré sa repentance stratégique pour y échapper, il finit sur le bûcher le 17 février 1600:

 

Je brûle, je suis, j'ai été. La vie et la mort ne sont que des modes transitoires. Je sera autre et cela me rend heureux.

 

Francis Richard

 

1 - Ultra-catholique est un anachronisme.

2 - Intégriste catholique, voir note 1 -.

 

Giordano, Denis Lavalou, 80 pages, BSN Press

 

N.B.

 

Giordano a été créé le 1er novembre 2023 au théâtre Oriental-Vevey:

Jeu: Denis Lavalou, Cédric Dorier.

Mise en scène: David Gauchard

 

Les prochaines représentations seront données du 5 au 10 mars 2024 au Théâtre 2.21, Rue de l'Industrie 5, 1005 Lausanne.

 

Réservations: ici ou au 021 311 65 14

 

Publication commune avec LesObservateurs.ch.

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25 février 2024 7 25 /02 /février /2024 17:00
Actualité de Jean Anouilh

Incidemment j'ai appris que des représentations de Pauvre Bitos de Jean Anouilh étaient données en ce moment au Théâtre Hébertot à Paris et qu'il y avait peu de chances que je puisse y assister, encore convalescent que je suis de mon opération à coeur ouvert.

 

Pour me consoler je me suis rendu au cimetière de Pully où l'un des plus grands dramaturges du XXe siècle a été enterré après sa mort survenue à Lausanne le 3 octobre 1987. Et me suis recueilli sur sa tombe, à deux pas de la piscine où j'ai recommencé à nager.

Actualité de Jean Anouilh

Pour le centenaire de sa naissance, j'avais écrit sur ce blog un texte où je lui rendais hommage, parce que cet homme de théâtre a largement contribué à me faire aimer ce sixième art qui occupe pour moi la première place, sans que je rejette les autres pour autant.

 

Dans ce texte je précisais que, parmi toutes les pièces de Jean Anouilh, c'était au fond Pauvre Bitos justement que je préférais, et j'en faisais un résumé que j'aurais du mal à renier tant il me semble que je pourrais l'écrire aujourd'hui dans les mêmes termes.

Actualité de Jean Anouilh

Ainsi écrivais-je le 23 juin 2010:

 

Pauvre Bitos ou le dîner de têtes a été jouée la première fois en 1956, onze ans après la fin de la seconde guerre mondiale et a alors suscité des réactions très vives de la part de la critique, qui y a vu, à tort, une pièce politique furieusement réactionnaire. 

 

L'action se situe dans l'immédiate après-guerre. Dans la cave d'un prieuré qui a abrité les réunions de Jacobins pendant la Révolution française et dont il a hérité, Maxime, descendant d'aristocrates guillotinés, organise avant que le bâtiment ne devienne un garage à l'emblème de Shell, un dîner de têtes, c'est-à-dire un dîner où les convives doivent venir en s'étant fait la tête de protagonistes connus. Il s'agit pour l'occasion et compte tenu du lieu de grandes figures révolutionnaires. Maxime lui-même a la tête de Saint-Just, ses amis Julien et Philippe celles de Danton et du Père jésuite. Brassac et Vulturne sont Tallien et Mirabeau. Et André Bitos a été convaincu de jouer... Robespierre.

 

Le but de l'exercice est de tourner en ridicule le dénommé Bitos, l'ex premier de classe, le "petit boursier cafard", qui est devenu Substitut du Procureur de la République, fonction qui lui va comme un gant, parce qu'éternel puceau il est obsédé de propreté et qu'il veut nettoyer la terre entière des corrompus, des pourris, des jouisseurs. Le rôle de Robespierre lui sied donc à merveille. N'ayant pas compris qu'il s'agissait de seulement se faire la tête de l'Incorruptible, il est même venu complètement déguisé quand tous les autres étaient en smoking.

 

Bitos est un homme désintéressé, un homme courageux dans son genre, un homme à principes, un humanitariste, qui n'hésite pas, la main posée sur le coeur, à justifier des massacres... s'ils permettent au progrès de continuer sa marche inéluctable au profit des faibles et des malheureux. Pour ce juriste littéral, il faut seulement que les choses se fassent dans les règles, scrupuleusement. A partir de quoi tout est justifié. Il n'est pas question d'avoir pitié et il ne faut justement pas se poser de questions. Il faut faire son devoir, quitte à ne pas digérer son café crème quand devant soi est fusillé pour collaboration un camarade d'enfance qu'on a fait condamner.

 

Le dîner se déroule dans un climat tendu, entrecoupé d'un intermède dans le passé de Robespierre attendant d'être guillotiné, discutant avec ses gardes, redevenu - intermède dans l'intermède -, l'espace de quelques échanges, petit garçon au collège des bons Pères. Les comploteurs font boire André Bitos plus que de raison. Ce dernier baisse sa garde. Il en viendrait presque à tomber dans la débauche tant la tentation est forte et ses défenses devenues faibles.

 

Bitos est même sur le point de suivre la joyeuse compagnie dans un établissement à l'enseigne de l'Aigle Rose, plutôt ollé-ollé. Une jeune femme, dont la main, le matin même, lui a été refusée par le père et qui ne l'aime pas, écoute tout de même sa conscience, prend pitié de lui et lui évente le traquenard. Car il s'agit là-bas de ridiculiser définitivement le magistrat pur et dur en le compromettant. Grâce à elle Bitos se ressaisit et promet de se venger ... en commençant par elle.

 

Jean Anouilh a créé là un personnage de théâtre comme il n'en existait pas. Si Tartuffe est le personnage emblématique du théâtre de Molière, Bitos est, me semble-t-il, celui du théâtre d'Anouilh. Tous deux sont des personnages singuliers qui empruntent certes des traits à des semblables, mais jusqu'à la caricature. Tous deux ont fait scandale quand ils ont été joués sur scène pour la première fois, parce que leur personnification mettait le doigt où cela faisait mal dans la société de leur temps, Tartuffe symbolisant le faux dévot, l'imposture, Bitos symbolisant le faux vertueux, la médiocrité.

 

Pourquoi ai-je titré cet article: Actualité de Jean Anouilh? En voilà une question qu'elle est bonne!, comme dirait Coluche.

 

Non seulement le thème - la fausse vertu et la médiocrité -, mais la forme, grinçante, sont les meilleures réponses à donner à l'air du temps, émanation de l'esprit de 1793, concurrent de celui du 93, qui, sous prétexte de protéger les gens contre le mal, le leur inflige.

 

En relisant hier ce chef-d'oeuvre, j'ai relevé quelques morceaux de bravoure, avec solutions de continuité, pour illustrer mon propos:

 

Acte I

 

On n'a jamais tant fait fortune que du jour où on s'est mis à s'occuper du peuple.

Brassac, alias Tallien

 

Ce n'est pas toujours ceux qui le mènent sur la route dure de son bonheur qu'aime le peuple.

Bitos, alias Robespierre

 

Comment empêcher des accusés de parler?

En faisant voter [...] la mise hors des débats des accusés, sous prétexte qu'ils insultaient le Tribunal. [...] De siècle en siècle la justice française [...] a des petites inventions de détail comme celle-là, pour sortir des pas difficiles - des tours de main de cuisinier qui lui permettent de sauvegarder l'essentiel, c'est-à-dire de servir le régime, quel qu'il soit.

Vulturne, alias Mirabeau

 

J'ai remarqué que ceux qui parlent trop souvent d'humanité ont une curieuse tendance à décimer les hommes.

Vulturne, alias Mirabeau

 

Acte II

 

Mirabeau, qui le regarde. - Où est donc la force selon vous?

Robespierre, dont l'oeil a brillé doucement. - Chez les médiocres, monsieur, parce qu'ils sont le nombre.

 

Il faudra bien un jour que la France cesse d'être légère, qu'elle devienne "ennuyeuse" comme moi pour être propre enfin!

Robespierre

 

Un coup à gauche, un coup à droite, c'est comme cela qu'on marche droit.

Saint-Just

 

Effet rétroactif. Jurés partisans. Pas de défense. C'est un modèle du genre. Il resservira.

Saint-Just

 

Saint-Just, un peu étonné tout de même . - Mais alors, qui décidera en fait?

Robespierre, mystérieusement, comme apaisé . - Personne. La machine de la loi. Il est dangereux que des hommes puissent décider quelque chose d'eux-mêmes.

 

Acte III

 

J'aurais voulu que tout soit net, toujours, sans ratures, sans bavures, sans taches.

Bitos, alias Robespierre

 

Je laisse au lecteur le soin de tirer ses conclusions de ces extraits. Pour ma part, je constate que l'on parle beaucoup aujourd'hui d'état de droit, alors que celui-ci n'a jamais été autant bafoué et qu'on confond cet état, par dévoiement de la pensée, avec ce que j'appellerais l'état de loi.   

 

 Francis Richard

 

Publication commune avec LesObservateurs.ch.

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18 juin 2023 7 18 /06 /juin /2023 18:30
Dangereuses, d'Ariane Moret & Anna Lietti

Dangereuses 1 a été librement inspiré du roman épistolaire, Les liaisons dangereuses, de Choderlos de Laclos, qui a été porté à l'écran notamment par Roger Vadim et Stephen Frears.

 

En fait il s'agit d'une pièce où de réels extraits de lettres du roman sont les répliques que les comédiens doivent se donner. À ces extraits s'ajoutent leurs commentaires au cours des répétitions.

 

La pièce commence par un extrait que lit Vincent et qui est tiré d'une oeuvre moins connue du romancier, De l'éducation des femmes, qui est révélatrice de son époque et qui résonne encore.

 

Les répétitions s'étalent sur quatre semaines pendant un ou deux jours qui ne sont pas forcément consécutifs, avec, de plus, une interruption d'une semaine entre la première et la troisième.

 

Le spectacle, proprement dit, court, se situe à la fin du livret. Il est composé de seulement deux scènes, l'une où des extraits du roman sont dits, suivie d'une autre, leurs conclusions actuelles.

 

Ce qui frappe en lisant ce texte, où les rapports de force entre hommes et femmes sont le sujet, est la différence de styles: celui de Laclos est raffiné, celui des autres répliques, familier.

 

Familier est le mot, car, par exemple, Mathilde qui incarne la Présidente de Tourvel, est mère de famille et est souvent préoccupée par ce qu'il advient de son fils Léo en son absence.

 

Les rapports entre Vincent, qui incarne le Vicomte de Valmont, et Denis, le Chevalier de Danceny, sont peu amènes, le premier ne prononçant pas le prénom du second et l'appelant mec.

 

Ce qui frappe aussi en lisant ce texte, c'est le parallèle entre la vie des personnages et celle des comédiens qui les incarnent. Ils n'ont pas été choisis au hasard par Karla, la metteure en scène.

 

Denis a des problèmes de revenus et doit pointer au chômage. Vincent est engagé par ailleurs dans un film. Nina, qui est la fille du producteur, débute... dans le rôle de Cécile de Volanges.

 

Karla ne fait pas seulement la mise en scène. Dans l'action elle est la Marquise de Merteuil, et, en bonne féministe, aimerait que chacun joue vrai et montre les dégâts du système patriarcal:

 

J'aimerais que vous réfléchissiez à une liaison dangereuse que vous avez vécue ou observée de près et que vous nous la présentiez. Elle servira à nourrir votre jeu. OK ?

 

Aussi le libertinage, rébellion contre les moeurs du XVIIIe, ne trouve-t-il pas grâce à ses yeux: elle propose que les femmes avouent les torts subis, les mâles, ceux infligés, et que tous disent:

 

Adieu au libertinage.

 

Francis Richard

 

1 - Le titre fait-il allusion à Ariane Moret & Anna Lietti ou aux Liaisons décrites par Laclos?

 

N.B. Cette pièce, créée en 2021, a été jouée pour la première fois le 21 février 2023, au Théâtre 2.21, à Lausanne.

 

Dangereuses, Ariane Moret & Anna Lietti, 112 pages, Éditions de l'Aire

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4 avril 2022 1 04 /04 /avril /2022 22:45
Le Tartuffe ou l'Hypocrite, de Molière

Georges Forestier, qui a dirigé avec Claude Bourqui, en 2010, la nouvelle édition, en deux volumes, des Oeuvres complètes de Molière dans La Pléiade, a restitué la version de Tartuffe interdite en 1664.

 

Cette pièce comportait trois actes. Molière, pour la rendre acceptable, a dû la transformer et en a fait une pièce en cinq actes, qui, finalement, a pu être jouée le 5 août 1667, avec succès, au Palais-Royal.

 

Ce fut un succès éphémère puisqu'il fallut attendre 1669 pour que cette version remaniée soit vraiment autorisée, passe seule à la postérité sous le titre Le Tartuffe ou l'Imposteur, simplement Tartuffe tout court.

 

Cette restitution génétique permet de comprendre ce qui a motivé l'interdiction de la première version. Certes, pour la lever, on savait que Tartuffe d'hypocrite devenait imposteur, mais on n'en savait pas plus.

 

La comédie originelle l'est plus que la définitive. Molière s'y moque allègrement de la fausse dévotion quand elle est aveugle, Orgon, ou quand elle n'empêche pas de succomber à la tentation charnelle, Tartuffe.

 

Dans la version en trois actes, Tartuffe se fait mettre dehors par Orgon lui-même, tandis que, dans celle en cinq actes, c'est le Prince qui confond le Fourbe, le fait arrêter céans et met un terme à ses agissements.

 

Une autre différence, c'est l'absence de deux personnages, Mariane et Valère. Dans cette version, le mariage auquel s'oppose Orgon, sous l'influence de Tartuffe, n'est pas le leur mais celui de son fils, Damis.

 

Cette version a exigé des coupures, la composition et l'amélioration de quelques vers, avec l'aide d'Isabelle Grellet, pour assurer quelques soudures et pour restituer à Damis certains passages qui concernent Mariane.

 

À défaut de pouvoir assister à une des représentations par la Comédie-Française, qui la joue pour la première fois du 15 janvier au 24 avril 2022 et qui affiche complet, il faut lire cette pièce que Molière signerait. 

 

Francis Richard

 

Le Tartuffe ou l'Hypocrite, Molière, 120 pages, Portaparole (comédie en trois actes restituée par Georges Forestier)

 

Sur la version en cinq actes:

 

Le Tartuffe ou l'Imposteur, de Molière au Théâtre de la Porte Saint-Martin (2017)

 

À propos de Molière:

 

Album Molière, François Rey, 320 pages, Gallimard (2010)

Michel Bouquet raconte Molière, 192 pages, Philippe Rey (2017)

1622-2022 Quoi de neuf? Molière!, Collectif, 116 pages, Figaro Hors-Série (2022)

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25 février 2021 4 25 /02 /février /2021 19:00
À quai la terre, de Dominique Brand

À quai la terre est un recueil de poèmes en prose destinés à la scène. Le virus politique, plus sévère que le virus biologique, a encore frappé: les représentations qui devaient avoir lieu au Théâtre 2.21 à Lausanne ont été annulées.

 

C'est bien dommage, parce que les poèmes de ce recueil - les affiches en ville étaient prometteuses -, méritaient d'être dits: la lecture en est plus exigeante que l'écoute en raison de l'absence de ponctuation, ou plutôt de virgules...

 

Qu'à cela ne tienne. Quand on aime la poésie et le théâtre, l'effort de lire contient sa récompense. Ces poèmes sont en fait des portraits de passagers du métro de Berlin, si bien croqués qu'ils apparaissent sur l'écran de l'imaginaire.

 

Les personnages sont gens ordinaires, décrits dans leurs aspects et comportements, en semaine ou le week-end. Ce sont des hommes et des femmes, vieux ou jeunes, connectés (un seul ou plusieurs de leurs doigts pianotent), ou pas. 

 

Les stations s'égrènent: Alt-Mariendorf, Mehringdamm, Alt-Tegel, Hakerscher Markt, Jannowitzbrücke, Möckernbrücke, Yorckstrasse, Rudow, Bernauerstrasse... Les recommandations ponctuent ouvertures et fermetures de porte:

 

Einsteigen bitte

Zurück bleiben bitte

 

Des passagers lisent les infos du Berliner Fenster qui défilent sur les écrans de télé des rames. D'autres lisent un livre. D'autres encore boivent ou écoutent de la musique sur leur smartphone, ou contemplent, méditent, sommeillent.

 

Alors, la couverture du livre aidant, le lecteur devient à son tour passager d'une des voitures jaunes, qui le brinquebale sur une des neuf lignes du métro berlinois. Il est naturellement plus proche du voyageur rêveur que du connecté. 

 

Comment, lecteur lui-même, ne rêverait-il pas de Calliope?

 

Hackerscher Markt un livre à la main elle prend place dans le métro Zurück bleiben bitte tout de rouge vêtue robe rouge sandales rouges bretelles de soutien-gorge rouges boucle d'oreilles rouges elle est tout à sa lecture cheveux lissés serrés retenus par un élastique les ongles courts très concentrée...

 

Ou, auditeur d'une musique intérieure, ne rêverait-il pas du Bûcheron musicien?

 

... son bonnet de laine vissé jusqu'aux yeux des petites lunettes métalliques un regard mélancolique aux passants il se concentre sur sa scie égoïne lui donne de l'angle l'assouplit d'une petite boîte blanche programme les Nocturnes de Chopin et son archet les accompagne sur le fil de la lame... 

 

Francis Richard

 

À quai la terre, Dominique Brand, 60 pages, BSN Press (sortie le 25 février 2021)

 

Livre précédent:

 

Tournez manège ! (2014)

Affiche de "À quai la terre" dans une rue de Lausanne

Affiche de "À quai la terre" dans une rue de Lausanne

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1 février 2021 1 01 /02 /février /2021 17:30
Sing Sing Bar, de Mali Van Valenberg

Quand il n'est plus possible d'aller au théâtre, reste la possibilité de lire du théâtre. Ce n'est pas la même chose, car il faut laisser libre cours à son imagination et se faire le metteur en scène des images et des sons qui viennent par elle à l'esprit. Mais, c'est mieux que rien...

 

Cette pièce a été créée à Sion, au Petithéâtre, en novembre 2019. Il était prévu qu'ait lieu ce mois-ci une tournée au Théâtre du Pommier à Neuchâtel. Mais c'était avant. Avant que les États occidentaux, saisis d'hubris sanitaire, ne viennent figer le décor et ses habitants.  

 

Il ne faut pas se méprendre. Le Sing Sing de la pièce n'a rien à voir avec la prison de l'État de New-York. Le pub à l'enseigne de Sing Sing est un bar où on chantait naguère - une scène de karaoké en est le vestige - et où on entend maintenant de la musique d'antan.

 

Que s'est-il passé pour qu'on ne chante plus dans l'établissement? C'est au fil des disputes entre l'ancienne patronne, Solange, et sa fille, Vera, que l'histoire de ce naufrage se dessine. Pour plus de précision, il suffit d'écouter le monologue du seul client du jour.

 

Ce client, c'est Mister Nobody. C'est-à-dire personne. Mais il connaît l'histoire. Une fois joué son rôle, il laisse le soin à Solange et à Vera, quelques jours après, de s'entendre enfin, de redonner vie au bar en perdition et, peut-être, de ne pas chevaucher de chimères...   

 

Francis Richard

 

Sing Sing Bar, Mali Van Valenberg, 60 pages, BSN Press

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25 mai 2020 1 25 /05 /mai /2020 19:15
Exils - suivi de - Femmes amoureuses, de Mélanie Chappuis

Mélanie Chappuis aime-t-elle se mettre dans la tête des autres? En tout cas elle le fait très bien. Écrits pour le théâtre, les monologues de ce recueil où elle parle d'Exils puis de Femmes amoureuses le montrent s'il en était besoin.

 

Mélanie Chappuis s'était déjà livrée à cet exercice avec bonheur en tenant des chroniques dans Le Temps du 24 janvier 2013 au 19 décembre 2014. A l'époque elle s'était mise dans la tête de toutes sortes de personnes, célèbres ou pas.

 

Cette fois elle fait dire tout haut ce que pensent tout bas des exilés et des femmes amoureuses. Se mettre dans leur tête semble aisé pour elle; c'est une façon de les aimer comme autant de frères humains et de soeurs humaines.

 

Les exilés ne l'ont pas toujours voulu. Souvent d'ailleurs ils n'ont pas eu le choix, a fortiori quand ce sont leurs parents ou grands-parents qui l'ont fait. Leur apparence trahit alors parfois leur pays d'origine, même s'ils n'y sont jamais allés.

 

En fait, les exilés gardent souvent deux pays dans leur coeur, celui d'où eux et/ou leur famille proviennent et celui où ils sont établis. Mélanie rend très bien ce sentiment qui n'est pas toujours forcément douloureux, mais qui est pregnant.

 

Dans un de ses seize textes d'exils, elle dit notamment ceci, qui résume bien ce qui peut se manifester dans la tête d'un exilé, quel qu'il soit, et qui n'est pas maîtrisable: L'homme est un arbre. Ce n'est pas dans sa nature d'être déplacé.

 

Mélanie Chappuis a écrit trente-huit textes où des femmes amoureuses disent ce qu'elles ont dans le coeur, sur le coeur, et à l'esprit. C'est instructif pour les hommes et rassurant pour les femmes qui se reconnaîtront en telle ou telle.

 

Dans les relations amoureuses, la raison perd ses droits. Et les sentiments et les sens prennent le dessus sur elle, se nourrissent de manques ou de présences, de mots tus ou exprimés, de gestes rêvés ou réels, de passé ou d'avenir...

 

Une des femmes amoureuses sait comment faire pour se sortir d'un chagrin d'amour...: Ça semble idiot de préciser, mais vraiment quand on aime on préfère souffrir d'aimer que ne plus aimer. Donc d'abord ne plus aimer souffrir d'aimer...

 

Francis Richard

 

Exils suivi de Femmes amoureuses, Mélanie Chappuis, 96 pages, BSN Press

 

Représentation théâtrale:

Femmes amoureuses, au Théâtre Alchimic, à Carouge (2017)

 

Livres précédents:

Des baisers froids comme la lune Bernard Campiche Editeur (2010)

Maculée conception Editions Luce Wilquin (2013)

Dans la tête de...  Editions Luce Wilquin (2013)

L'empreinte amoureuse L'Âge d'Homme (2015)

Dans la tête de... tome II / Chroniques L'Âge d'Homme (2015)

Un thé avec mes chères fantômes Éditions Encre fraîche (2016)

Ô vous, soeurs humaines Slatkine & Cie (2017)

La pythie Slatkine (2018)

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5 avril 2020 7 05 /04 /avril /2020 17:00
Le Malade imaginaire, de Molière, à la Comédie-Française

Si tu ne peux aller au théâtre, le théâtre peut venir à toi... C'est ainsi que le confinement permet aux amateurs de retrouver chez eux Molière ou Shakespeare, grâce à la Boutique de la Comédie-Française ou à BBC-TV.

 

Aujourd'hui j'ai revu Le Malade imaginaire de Molière, dans la mise en scène de Jean-Laurent Cochet, la réalisation de Jean-Paul Carrère, la musique de Michel Magne et la version de l'édition de 1682.

 

La date de captation est 1974... C'est dire que j'ai pu retrouver avec bonheur les comédiens qui, quelques années plus tôt, m'ont fait aimer le théâtre (et interpréter des scènes du Bourgeois Gentilhomme à l'école) quand mes parents eurent la bonne idée de nous abonner, mes soeurs et moi, aux matinées classiques du Français.

 

En revoyant cette pièce du répertoire de son illustre maison, j'ai pu me remémorer à quel point Molière avait peu de considération pour les médecins de son temps, une dent de lait contre eux qui se retrouve dans plusieurs de ses comédies.

 

Argan (Jacques Charron), le malade imaginaire, veut absolument que sa fille Angélique (Catherine Hiegel) épouse le fils d'un médecin. Son frère Béralde (Jacques Toja) s'en étonne et lui demande sur quelle pensée il la veut donner en mariage à Thomas Diafoirus (Philippe Rondest), le fils de Diafoirus (Jacques Eyser):

 

ARGAN: Sur la pensée, mon Frère, de me donner un gendre tel qu'il me faut.

BÉRALDE: Ce n'est point là, mon Frère, le fait de votre Fille, et il se présente un gendre plus sortable pour elle.

ARGAN: Oui, mais celui-ci, mon Frère, est plus sortable pour moi.

BÉRALDE: Mais le mari qu'elle doit prendre, doit-il être, mon Frère, ou pour elle, ou pour vous?

ARGAN: Il doit être, mon Frère, et pour elle, et pour moi, et je veux mettre dans ma famille les gens dont j'ai besoin.

 

Plus loin, ils disputent des médecins:

 

ARGAN: Les Médecins ne savent donc rien à votre compte?

BÉRALDE: Si fait, mon Frère. Ils savent la plupart de fort belles humanités; savent parler en beau Latin, savent nommer en Grec toutes les maladies, les définir, et les diviser; mais pour ce qui est de les guérir, c'est ce qu'ils ne savent point du tout.

 

Plus loin ils disputent de la maladie:

 

ARGAN: Que faire donc, quand on est malade?

BÉRALDE: Rien, mon Frère.

ARGAN: Rien?

BÉRALDE: Rien. Il ne faut que demeurer en repos. La nature d'elle-même, quand nous la laissons faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée. C'est notre inquiétude, c'est notre impatience qui gâte tout, et presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de leurs maladies.

 

C'est ce genre de dialogue qui permet de se rendre compte de la pertinence du propos de Jean Starobinski, qui écrivait en 1963 dans son Histoire de la médecine, parue aux Éditions Rencontre:

 

Si la maladie est aussi vieille que la vie, la médecine est une science jeune.  

 

Francis Richard

 

Les autres interprètes sont:

 

Purgon: Georges Descrières

Bonnefoy: Simon Eine

Fleurant: Marcel Tristani

Cléante: Jean-Noël Sissia

Toinette: Françoise Seigner

Béline: Bérengère Dautun

Louison: Emmanuelle Milloux

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12 décembre 2019 4 12 /12 /décembre /2019 16:20
Nuit Blanche, de Riccard et Lambelet, aux Trois-Quarts, à Vevey

Le rideau - il y a un rideau aux Trois-Quarts - s'ouvre sur une salle de séjour aux murs tapissés de rouge et de cadres blancs.

Côté cour, au fond, la porte d'entrée, et plus près du public une porte qui donne sur des chambres, puis, contre le mur, une bibliothèque.

En face, au fond, côté cour, la porte d'une chambre, et, côté jardin, une fenêtre qui donne sur un balcon.

Côté jardin une desserte.

La pièce est meublée d'un canapé et d'un fauteuil de cuir noir et d'une table basse.

 

Survient par la porte d'entrée une jeune femme poursuivie par un jeune homme. Le public ne comprend pas tout de suite qu'ils sont en train de répéter une pièce de théâtre. Ils ne le comprennent que lorsqu'ils s'interrompent.

 

Émilie (Carole Epiney) et Louis (Olivier Lambelet) sont censés jouer les rôles de Lucienne et de Pontagnac dans le Dindon de Feydeau. En principe donc, ils répètent ensemble la Scène 1 de l'Acte I.

 

Seulement Louis s'identifie tellement à Pontagnac que quand il dit la fameuse réplique: Si mes intentions ne sont pas pures je vous jure qu'elles ne sont pas hostiles, il pense un peu trop à ce qu'il dit et tente d'embrasser Émilie qui ne se laisse pas faire.

 

A quoi joue donc Louis? En effet l'enjeu pour eux deux est important. Ils doivent convaincre l'un et l'autre d'être pris par le célèbre metteur en scène Jean-Luc Rochat (Steve Riccard).

 

Ce dernier est en train de constituer une deuxième équipe de comédiens pour effectuer une tournée de la pièce en Suisse romande, tandis que la première équipe (qui joue l'avant-dernière le soir même au Palais de Beaulieu à Lausanne) est destinée à faire une tournée internationale.

 

C'est une chance pour les deux colocataires qui habitent rue de la Borde à Lausanne... Une chance notamment pour Louis, qui non seulement ne sait pas s'y prendre avec les femmes, mais occupe un poste modeste au regard de ce que devraient être ses ambitions artistiques: il est chef d'un rayon confection à la Migros...

 

A plusieurs reprises Émilie et Louis essaient de rejouer la scène, mais Louis est décidément ingérable. Il ne joue pas à poursuivre Émilie alias Lucienne, il la harcèle, comme on dit maintenant. Et même, à un moment donné, il intercale dans son rôle une scène de Ruy Blas de Victor Hugo...

 

Le troisième colocataire, Philémon (Arnaud Bath'm'wom) occupe la chambre du fond. Émilie et Louis font tellement de vacarme qu'il n'arrive pas à dormir. Lui n'est pas comédien mais avocat stagiaire, et aimerait bien réussir l'épreuve finale prévue pour le lendemain.

 

Excédée, Émilie, dont le bail de l'appartement est à son nom, met dehors Louis. Peu de temps après Jean-Luc Rochat débarque à l'appartement inopinément, non sans avoir été pris au début pour Louis qui aurait fait son retour.

 

Jean-Luc Rochat veut absolument faire le casting de la deuxième équipe cette nuit-là et donc tester Émilie, qui, carriériste avant tout, se montre moins farouche avec lui qu'avec Louis quand ils interprètent ensemble une autre scène du Dindon où elle est cette fois Armandine...

 

S'ensuit toute une série de quiproquos et de rebondissements du plus grand comique, où les répliques fusent à un rythme trépidant et c'est ainsi que la nuit se déroule à toute allure, une Nuit Blanche, que le public ne voit pas passer.

 

Car il n'y a pas de temps morts dans cette comédie qui est à la fois une satire du théâtre dans sa dimension locale mais aussi une satire de la comédie humaine dans sa dimension universelle.

 

Est-ce l'effet de la petite salle (il y a quarante-huit places)? Toujours est-il que, hier soir, le public était à l'unisson avec les comédiens et partageait avec eux leur bonheur de jouer cette comédie délirante, dont les bons mots et les situations improbables déclenchent immanquablement les rires, et qui fait du bien en ces temps où l'on croit que le pire est sûr...

 

Francis Richard

 

Jeu:

Arnaud Bath'm'wom, Carole Epiney, Olivier Lambelet, Steve Riccard.

 

Lieu:

Les Trois-Quarts

Avenue Reller 7

Tél: 021 921 75 71

 

Réservation:

http://www.troisquarts.ch

Tél.: 021 921 75 71

 

Prochaines représentations:

Du 12 décembre au 31 décembre 2019:

Les mardis, mercredis, jeudis, vendredis: 20h00

Les samedis: 19h00

Les dimanches: 17h30

Les lundis: relâche

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4 décembre 2019 3 04 /12 /décembre /2019 19:30
Le viol de Lucrèce, de William Shakespeare, au Théâtre du Nord-Ouest, à Paris

Sacha Guitry posait la question: Quoi de neuf? et répondait Molière. Mais, aujourd'hui, dans le contexte actuel, ne répondrait-il pas: Shakespeare?

 

En effet dans son long poème, Le viol de Lucrèce, inspiré de Tite-Live et d'Ovide, William Shakespeare donne la parole à une femme violée et... à son violeur.

 

Ce poème comprend 265 strophes de 7 vers chacune. Autant dire qu'il était nécessaire de l'adapter pour le théâtre. Ce que Jean-Luc Mingot a fait, en lui étant fidèle.

 

L'auteur du crime, Tarquin (Jean-Luc Mingot), fils de roi, et la victime, Lucrèce (Aïcha Finance), femme de Collatin, l'ami et parent de Tarquin, y monologuent et se parlent.

 

Le désir de Tarquin pour Lucrèce est aiguisé par l'éloge de sa pureté que lui en a fait Collatin. Il sait bien qu'il ne doit pas satisfaire à ce désir, ce qui serait se renier lui-même...

 

La pure Lucrèce ne peut imaginer que, derrière Tarquin - ce démon qui l'aime - à qui Collatin lui a demandé de faire bon accueil se cache un fourbe adorateur.

 

Cet impie de Tarquin, avant de commettre son crime, ose prier les cieux de lui permettre d'obtenir la proie qu'il convoite. Mais il ne se limite pas à cette impiété:

 

Le crime le plus noir est effacé par l'absolution, se dit-il pour se conforter dans sa résolution...

 

(The blackest sin is clear'd with absolution.)

 

Lucrèce, toute tremblante parce que menacée d'une arme par Tarquin venu dans sa chambre, se refuse à lui. Alors Tarquin, qui n'en est pas à une vilenie près, la fait chanter.

 

Si elle ne lui cède pas, il la tuera, il placera dans ses bras morts un vil serviteur, qu'il aura tué prétendant l'avoir vue l'embrasser, et lui fera perdre ainsi et l'honneur et la vie.   

 

Alors Lucrèce tente en vain de l'attendrir avec ses cris, ses soupirs et ses larmes, de lui faire entendre raison en lui disant qu'un prince tel que lui doit donner l'exemple:

 

Car les princes sont le miroir, l'école, le livre,

Où les yeux des sujets regardent, apprennent, lisent.

 

(For princes are the glass, the school, the book,

Where subjects'eyes do learn, do read, do look.)

 

Lucrèce violée, mais maîtresse de son destin, ne voit d'autre remède à son déshonneur que de verser son sang et d'obtenir que Tarquin soit pour son crime banni à jamais:

 

Un vainqueur captif qui a perdu en gagnant.

 

(A captive victor that hath lost in gain.)

 

Le mot de la fin revient à Lucrèce. Elle a l'âme pure, mais le corps souillé. Elle se tue parce que son excuse est la contrainte qu'elle a subie de la part de son prédateur:

 

"Non, non," dit-elle "non, jamais femme à l'avenir,

Ne pourra pour s'excuser, se prévaloir de mon excuse."

 

('No, no,' quoth she, 'no dame, hereafter living,

By my excuse shall claim excuse's giving.')

 

Ce mot de la fin est celui que Jean-Luc Mingot a également placé dans la bouche de Lucrèce au début de son adaptation. Il est l'alpha et l'oméga de cette tragédie...

 

Après quoi, ce 30 novembre 2019, le public, composé majoritairement de femmes, a applaudi les deux acteurs, puis a observé un long moment de silence avant de s'égailler...

 

Francis Richard

 

Adaptation, traduction, mise en scène et lumières: Jean-Luc Mingot

 

Lieu:

Théâtre du Nord-Ouest

13 rue de Faubourg Montmartre

75009 Paris

Métro: Grands Boulevards

 

Prochaines représentations:

Décembre:

6 à 18h30, 12 à 18h30, 19 à 18h30, 20 à 18h30, 27 à 18h30, 28 à 16h30, 29 à 18h30

 

Réservations:

Tél. : 00 33 (0) 1 47 70 32 75

https://www.billetreduc.com

https://www.fnacspectacles.com

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25 octobre 2019 5 25 /10 /octobre /2019 22:45
Pour en finir avec les comédiens, de Jean-Luc Jeener

Dans Pour en finir avec les comédiens, Jean-Luc Jeener dit qu'il aime les comédiens parce qu'il aime les hommes et qu'il n'y a pas plus homme que les comédiens: Ils sont la quintessence de l'humanité. Son amplificateur. Sa cristallisation.

 

Le comédien a choisi l'aventure, le risque, la densité de vie. Il prend la peau d'un autre pour mieux se plonger en soi-même. Il accepte l'éphémère pour mieux toucher à l'éternité. Il est un miroir dans lequel le contemporain se retrouve.

 

Bref le comédien exerce le plus beau métier du monde, bien que difficile, surtout s'il le conçoit comme Jean-Luc Jeener, c'est-à-dire comme une création, comme une incarnation réunissant en lui deux natures, une réelle et une fictive.

 

Jean-Luc Jeener compare cette réunion mystérieuse à ce que les théologiens appellent une hypostase, la réalisation en petit de l'incarnation du Christ, qui est réunion en une seule personne de deux natures, la divine et l'humaine.

 

Jean-Luc Jeener ne peut en finir avec les comédiens que parce qu'il parle d'expérience, ayant derrière lui 50 ans de théâtre et ayant monté plus de 150 spectacles, ayant travaillé avec un bon millier de comédiens de tous horizons.

 

Cela lui permet de dire qu'un comédien est un créateur et doit être l'instrument de sa création, que cela suppose d'être artiste plutôt qu'ouvrier, de jouer d'âme plutôt que de réflexion. Pour être bon comédien, il suffit d'être naturel... En revanche, pour devenir un très bon comédien, il faut avoir su développer son instrument.

 

Le metteur en scène est celui qui aide le comédien à réaliser au mieux du possible l'hypostase. Les répétitions sont faites pour cela. Il lui faut intégrer toutes ces données mystérieuses que sont le génie du texte, le génie du comédien, la nature de l'espace scénique.

 

Un spectacle au théâtre n'est jamais le même, il est unique. Il doit vivre sa vie de spectacle avec tous les incidents inhérents à chaque représentation. C'est, en quelque sorte, son inachevé qui fait sa richesse.

 

Le spectateur? Le théâtre est fait pour lui: Le théâtre est un lieu où circule l'amour. Et la violence de l'amour. Si le lien a été fort entre metteur en scène et comédiens, il doit l'être tout autant entre comédiens et spectateurs.

 

Le comédien a une mission dans la société: Il est l'Homme dans toutes ses catégories, dans tous ses attributs, dans toutes ses différences, dans tous ses âges, dans toutes ses joies et ses folies... A condition qu'il l'incarne pleinement et réellement.

 

Le théâtre incarné que Jean-Luc Jeener conçoit ne peut être aujourd'hui qu'un théâtre pauvre, car il n'a besoin que d'un texte, une scène, des comédiens, des spectateurs et un metteur en scène pour donner chair à tout cela. Mais, malheureusement, même un théâtre pauvre a besoin de quelques moyens pour exister...

 

A la fin de ce très dense manuel de savoir-vivre au théâtre, à l'usage des metteurs en scène, comédiens et spectateurs, Jean-Luc Jeener conclut:

 

Le comédien de théâtre, lui, passe, comme passe le théâtre, comme passe la vie. "Rose, il a vécu ce que vivent les roses, l'espace d'un matin" comme écrirait Malherbe.

C'est sa grandeur.

 

Francis Richard

 

PS

 

Depuis le 15 octobre 2019 jusqu'au 2 février 2020, la première partie de l'Intégrale Shakespeare est donnée au Théâtre du Nord-Ouest (que dirige Jean-Luc Jeener).

Le Théâtre du Nord-Ouest se situe au 13 rue du Faubourg Montmartre, Paris IX, Métro: Grands Boulevards (Tél.: 01 47 70 32 75).

 

Pour en finir avec les comédiens, Jean-Luc Jeener, 160 pages, Atlande (à paraître)

 

Livre précédent:

 

Pour en finir avec les intermittents du spectacle (2012)

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14 octobre 2019 1 14 /10 /octobre /2019 06:30
Stationnement alterné, de Ray Cooney, au Douze Dix-Huit, au Grand-Saconnex

Avant que la pièce ne commence, des images de Paris défilent sur les panneaux du décor.

 

Au centre de la scène, un canapé. De chaque côté, un guéridon avec posé dessus un téléphone. Côté jardin, comme côté cour, une porte, un porte-manteau et une corbeille à papier.

 

Quand la lumière s'allume, les panneaux côté cour sont bleus et côté jardin roses (le spectateur pourra y voir un symbole). De chaque côté de la scène une femme déambule nerveusement.

 

Les deux femmes décrochent ensemble le téléphone, s'asseyent côte à côte sur le canapé, composent en même temps un numéro et, inquiètes, demandent si c'est bien le commissariat et si on n'a pas des nouvelles de leur mari.

 

La rousse, côté jardin, s'appelle Charlotte Martin (Laurence Morisot), la brune, côté cour, Mathilde Martin (Julie Despriet). Et leur mari, Jean, Jean Martin...

 

C'est là que le spectateur comprend qu'elles sont mariées au même homme, puisque leur description de lui est la même, qu'il porte le même prénom et qu'il exerce le même métier, chauffeur de taxi.

 

Charlotte et Jean habitent au 117 rue Michelet à Ivry-sur-Seine. Mathilde et Jean, au 135 rue Parmentier à Montreuil-sous-Bois. Les deux domiciles de Jean ne sont donc pas très éloignés l'un de l'autre.

 

Le titre de l'adaptation française, Stationnement alterné, est donc très bien trouvé (en anglais, c'est Run for your wife) puisque, chauffeur de taxi, Jean stationne en alternance à Ivry-sur-Seine et à Montreuil-sous-bois.

 

En fait, si Jean (Sarkis Ohanessian) est en retard (il devait être à 2 heures du matin à Montreuil et à 7 heures 30 à Ivry), c'est qu'il a eu un accident et a dû être hospitalisé... à l'hôpital de Montreuil.

 

Au matin du 26 mai 1989 il est d'abord reconduit à Montreuil par l'inspecteur Tréguier (Laurent Baier), qui, opiniâtre, essaie d'éclaircir une zone d'ombre: Jean a donné initialement son adresse d'Ivry, puis celle de Montreuil...

 

Les mensonges de Jean commencent... et ne s'arrêteront plus, créant des situations inextricables. D'autant qu'il aura sur le dos deux inspecteurs, non seulement, celui de Montreuil, mais celui d'Ivry, l'inspecteur Pontarlier (Fausto Borghini), qui s'avère toutefois plus crédule que son confrère, et... ses deux femmes.

 

En fait son accident a complètement bouleversé son planning très serré: il le tient dans un agenda où il utilise des codes: MAC, matinée avec Charlotte, AMAM, après-midi avec Mathilde.

 

Jean aura pour complice malgré lui, dans ses mensonges, son voisin du dessus à Montreuil, Gilbert Jardinier (Christian Baumann). Comme ces mensonges seront de plus en plus tirés par les cheveux, ils donneront lieu à des quiproquos de plus en plus inouïs.

 

Les réparties, le jeu, la mise en scène, tout est réuni pour faire de cette pièce une comédie où les rires de la salle vont crescendo et culminent même avec le mot de la fin.

 

Si vous voulez passer une bonne soirée, il faut donc que vous alliez voir cette pièce admirablement bien jouée, menée tambour battant, avec une pause salutaire d'un quart d'heure au milieu.

 

Cela vous changera certainement d'un monde crispé où les invectives pleuvent davantage que les propos amènes...

 

Francis Richard

 

Jeu (dans l'ordre de gauche à droite de l'affiche):

 

Charlotte Martin: Laurence Morisot

Inspecteur Pontarlier: Fausto Borghini

Gilbert Jardinier: Christian Baumann

Jean Martin: Sarkis Ohanessian

Inspecteur Tréguier: Laurent Baier

Mathilde Martin: Julie Despriet

 

Mise en scène: Tony Romaniello

Scénographie: Célia Zanghi

Régie: Yannis Marti

Administration: Florane Gruffel

 

Prochaines représentations:

Mercredi 16 octobre 2019 à 20h

Jeudi 17 octobre 2019 à 20h

Vendredi 18 octobre 2019 à 20h

Samedi 19 octobre 2019 à 20h

Dimanche 20 octobre 2019 à 18h

 

Lieu:

Théâtre Le Douze Dix-Huit

9 chemin du Pommier

1218 Le Grand-Saconnex

 

Réservations:

https://etickets.infomaniak.com/

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11 octobre 2019 5 11 /10 /octobre /2019 08:30
Qui rapportera ces paroles?, de Charlotte Delbo, au Pulloff Théâtres, Lausanne

Dans la pénombre, avant que la pièce ne commence, on discerne des formes claires entrelacées, couchées sur une grande palette, et une forme claire, debout, qui les domine.

 

Quand la lumière s'allume, on voit que la forme debout est une femme en blanc et que les autres formes entremêlées sont également des femmes en blanc, ou beige.

 

Le décor est minimal. Il n'y a que cette grande palette au milieu de la scène, qui fait penser à un radeau sur lequel se serrent des rescapées pour se tenir chaud au corps et au coeur.

 

On pense aussi que cette grande palette est faite pour les transporter, comme de petites choses échevelées et bouches bées, pour on ne sait quelle destination funeste.

 

Ces femmes sont au nombre de huit. Elles sont de toutes les générations. Elles se trouvent dans le quartier des femmes du camp d'Auschwitz, qui en compte au total 15000.

 

Il fait froid. C'est le mois de février. Au bout de dix jours, sur les deux cents Françaises arrivées dans ce camp où la mort est au rendez-vous, elles sont les seules survivantes.

 

On ne connaît que leurs prénoms:

 

Françoise (Christine Vouilloz),

Renée (Joëlle Fretz),

Mounette (Mali Van Valenberg),

Gina (Emmanuelle Reymond),

Denise (Aurore Faivre),

Claire (Lola Erard),

Marie (Nora Vernacchio)

et Yvonne (Anne Vouilloz).

 

Françoise, celle qui était debout, est à bout. Elle veut mettre fin à ses jours. Claire lui dit qu'elle n'a pas le droit: comment feront les petites si elle n'est plus là pour être l'exemple?

 

Les petites? Denise n'a pas vingt ans et a perdu sa mère. Marie n'en a que seize, mais elle a encore la sienne, Renée, qui est là, captive comme elle, et qui la soutient quand il le faut.

 

Celles qui reviendront pourront témoigner de ce qu'elles se sont dit. Car, ce qui les tient, ce sont les paroles qu'elles échangent pour passer le temps qui s'écoule ici lentement.

 

Ces paroles permettent de tenir. Car, pour tenir, il faut se soutenir. Et les paroles sont tout ce qu'il leur reste.

 

L'héroïsme ordinaire dans le camp c'est recevoir des coups mortels à la place d'une autre, comme Claire à la place de Marie.

 

L'héroïsme ordinaire c'est aussi refuser, comme Gina, d'être complice des bourreaux (pour obtenir un sursis de trois mois en se salissant les mains et l'âme) et préférer mourir.

 

Quand il fait froid, qu'il fait faim, qu'il fait soif, il est difficile de tenir, sinon ensemble, par des paroles communicatives, qui permettent de se sentir et de rester vivantes.

 

Celles qui tiendront jusqu'au bout ne seront pas celles que l'on croyait dans cet univers de fin des temps. Elles auront choisi d'employer le futur plutôt que le conditionnel...

 

Il n'est pas besoin de préciser que l'auteur des paroles rapportées dans cette pièce, Charlotte Delbo, est une rescapée d'Auschwitz et que dans cette oeuvre elle fait dire à une de ses femmes l'indicible.

 

Après qu'elle a survécu à un tel enfer, comment peut-elle en effet être crédible pour les autres, qui n'ont pas la moindre idée de ce que c'était. Ses paroles pourtant le prouvent...

 

Car ses paroles sont empreintes d'une telle authenticité qu'on ne croit pas, mais on sait qu'elles sont vraies et ce n'est pas parce que leur transmission théâtrale sonne juste.

 

Tout - la mise en scène, les huit femmes, la sobriété du décor, etc. - tout sonne juste et contribue à remuer jusqu'au fond de l'âme ceux qui voient ces femmes et les entendent.

 

Francis Richard

 

Mise en scène : Anne Vouilloz et Roland Vouilloz
Dramaturgie : Giuseppe Merrone
Assistanat : Ange Fragnière
Lumières : Jean-Pierre Potvliege
Costumes : Nicole Mottet et Camille Roduit, assistante
Coiffures & maquillages : Johannita Mutter
Technique et régie : Patrick Guex
Photographie : Anne Voeffray
Graphisme : Marc-Antoine de Muralt

Voix d’homme : Roland Vouilloz

 

Prochaines représentations:

Vendredi 11 octobre 2019 à 20h

Samedi 12 octobre 2019 à 19h

Dimanche 13 octobre 2019 à 18h

 

Lieu:

Pulloff Théâtres

Rue de l'Industrie 10 - 1005 Lausanne

 

Réservations:

Tél.: 021 311 44 22

http://www.pulloff.ch/reservations/

Photos tirées du journal Facebook de la Compagnie Anne Vouilloz
Photos tirées du journal Facebook de la Compagnie Anne Vouilloz

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Présentation

  • : Le blog de Francis Richard
  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
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  • Francis Richard
  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
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