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25 novembre 2024 1 25 /11 /novembre /2024 19:50
L'Amour du monde, de Charles Ferdinand Ramuz

Ce roman, publié en feuilleton en 1924, a été remanié plusieurs fois par Ramuz. Plaisir de Lire a choisi de rééditer la version de 1941, qui figure dans ses oeuvres complètes parues aux éditions H.L. Mermod.

 

Ce livre, pour l'essentiel, a donc cent ans. Pourtant, même s'il est daté, il traite d'un sujet devenu intemporel. Car il met en scène l'ici et l'ailleurs, une petite ville de quatre ou cinq mille habitants et le monde.

 

La tranquillité de la petite ville est mise à mal. Un illuminé qui se prend pour le Christ arpente les rues. Un cinéma s'installe dans la salle communale. Un fils de la ville revient après cinq ans d'absence.

 

Comme le Christ, l'illuminé parle d'un royaume qui n'est pas de ce monde, c'est-à-dire d'un autre monde. Le cinéma impose des images d'un monde irréel. Louis Joël, lui, raconte la réalité du monde parcouru.

 

Contre toute vraisemblance, certains habitants pensent que le Christ est de retour puisqu'il l'a promis. Même s'il est pacifique, l'illuminé, suivi par des enfants, s'avère être un fauteur de trouble dans la ville.

 

Le cinéma avec ses faux-semblants est un autre fauteur de trouble. Car il s'y passe des histoires invraisemblables mais qui incitent par exemple Thérèse à vouloir faire avec Marcel ce qu'elle a vu à l'écran.

 

Louis Joël l'est aussi, en racontant le monde géographique (sans rapport avec ceux du cinéma ou de l'illuminé), à des enfants, puis aux habitués du Petit Paris, un café de la ville, où il se taisait jusque-là.

 

L'Amour du monde se termine en tragédie. C'est le prix que la petite ville paye pour retrouver sa tranquillité, troublée par ces imaginaires qui portaient atteinte à la petite vie médiocre de ses habitants:

 

On est une petite ville de quatre ou cinq mille habitants, pas plus. On vit entre soi, on sait qui on est. On a un petit monde à nous, où il y a un bon petit vin; alors c'est tout ce qu'il nous faut, à nous autres, vignerons, gens de petits métiers, gens de bureau, gens de boutique, mis sous un beau soleil, devant une belle eau, quatre ou cinq mille, parmi nos vignes.

 

Francis Richard

 

L'Amour du monde, Charles Ferdinand Ramuz, 150 pages, Plaisir de Lire

 

Du même auteur chez Zoé:

Les Signes parmi nous (2020)

Adam et Ève (2020)

Le Lac aux demoiselles et autres nouvelles (2021)

Jean-Luc persécuté (2022)

 

A l'Aire Bleue:

Vendanges (2020)

La Séparation des races (2020)

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14 août 2024 3 14 /08 /août /2024 20:15
Histoire de mes pensées, d'Alain

Histoire de mes pensées, paru en 1936, est le premier des douze livres d'Alain contenus dans le volume de la Bibliothèque de la Pléiade intitulé Les Arts et les Dieux.

 

Ce volume m'a été offert par un de mes proches il y a quelques années, mais j'avais différé, sans raison, d'en entreprendre la lecture, bien que l'envie ne manquât pas.

 

En lisant ce premier livre, je me rends compte que je n'avais pas seulement trois correspondances avec Alain:

  • Il est mort en 1951, l'année où je suis né.
  • Il a enseigné à Henri IV, où j'ai été lycéen de 1965 à 1968.
  • Il avait une maison au Vésinet, qui n'est pas très éloignée de ma maison de Chatou.

 

(J'ajouterai que l'un de mes fils a été lycéen dans l'établissement vésigondin qui porte son nom.)

 

Tous ces liens étaient de bon augure. C'est ce qui m'a décidé, en dépit, ou à cause, de la chaleur estivale, à m'abreuver à la source spirituelle de cet homme libre.

 

Je n'ai pas été déçu. Certes Alain ne se disait plus catholique après l'avoir été, alors que je le suis toujours, mais sa manière d'être un homme me ravit.

 

AUTRES TRAITS COMMUNS

 

Car l'Histoire de mes pensées, écrite par celui qui ne croyait ni à l'histoire ni au progrès, m'a fait découvrir d'autres traits communs qui me confortent dans l'idée que je n'ai peut-être pas tout faux dans ce que je pense.

 

Je cite:

  • À qui veut empêcher ma liberté, je la prouve témérairement.
  • Une idée que j'ai, il faut que je la nie; c'est ma manière de l'essayer.
  • Je n'ai jamais cru pour ma part qu'il fût possible de trouver une philosophie nouvelle.
  • J'ai pris au sérieux une seule chose, qui est de ne pas dire de sottises autant qu'il se peut.
  • Longtemps avant de critiquer, il faut passer des années à comprendre.
  • J'ai toujours senti la vie comme étant délicieuse par elle-même et au-dessus des inconvénients.
  • La crainte d'offenser quelqu'un est une pensée qui gâte la plus belle cause.
  • En bas l'opinion folle, qui conjecture seulement, qui considère seulement le vraisemblable. [...] Au-dessus l'opinion droite, qui porte la marque de prudence et de modération.
  • J'ai fini par savoir qu'il vaut mieux ne rien noter, et ne même pas chercher à retenir, mais plutôt se rendre familier le livre, jusqu'à trouver sans hésitation n'importe quel passage auquel on pense.
  • Il est de l'essence de la liberté qu'on ne puisse jamais la prouver à la rigueur, et qu'il faut toujours la vouloir.
  • "La propriété c'est le vol" me fait horreur, [...] parce que je vois que les deux termes ainsi rapprochés sont déformés effrontément, la propriété étant par essence liée au travail, et le vol se définissant par l'acquisition sans travail.
  • La règle de penser comme il faut est de penser comme on veut.
  • J'ai souvent pensé que le pouvoir corrompt l'homme.
  • La liaison évidente qui est de tous les temps entre la religion et l'art fait bien entendre que les artistes firent toujours leur travail comme une prière...
  • Il n'y a point du tout de pensée sans culture, et non plus sans culte car c'est le même mot. En d'autres termes si l'on n'a pas respect du langage, on n'a point respect de soi.
  • Je cherchais dans un auteur comment il a pensé, et non pas à savoir si c'est bien pensé.
  • La Générosité consiste dans la ferme résolution de ne jamais manquer de libre arbitre.
  • Les poètes et les romanciers sont les premiers et les derniers maîtres dans l'art de se connaître.
  • Le monastère est le lieu où on est libre d'aimer et où l'on n'est plus en état de forcer.
  • On a dit et écrit que les animaux ne font pas la guerre; mais si l'on a voulu élever par là l'animal au-dessus de l'homme, ce n'est qu'une méchante pensée. Toutefois il se trouve encore de la grandeur à vouloir faire la bête, et de la grandeur à se moquer de la grandeur.

 

Conclusion

 

Par ma foi, il y a plus de soixante ans que je dis, et pense, du Alain sans que j'en susse rien, et je suis le plus obligé du monde à La Pléiade de me l'avoir appris avec ce début de volume1.

 

Francis Richard

 

1 - Toute ressemblance avec les dires d'un personnage de Molière serait fortuite...

 

Histoire de mes pensées, 214 pages, Alain, La Pléiade (1958)

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14 juillet 2024 7 14 /07 /juillet /2024 22:45
Petites notes quotidiennes (ou presque), de Gustave Roud

Les Petites notes quotidiennes (ou presque) ont été prises par Gustave Roud de 1933 à 1936.

 

Les supports sont au nombre de cinq:

  • Un cahier: Notes. 1926, qui, en réalité, ont été prises début du printemps de 1933.
  • Un manuscrit: M[aman] bois de Vucherens, dans lequel, avant que sa mémoire ne défaille, il relate les derniers moments de sa mère, morte le 5 mars 1933.
  • Un manuscrit: Matériaux et plans pour "Villages", un livre qui ne paraîtra pas.
  • Un agenda de 1933.
  • Un cahier: 1935 Petites Notes Quotidiennes (ou presque).

 

Dans le premier cahier, Gustave Roud donne le ton de ce que sera le manuscrit consacré à la mort de sa mère, il parle de l'indestructibilité de l'amour (je le sens maintenant plus immortel que l'esprit).

 

Dans ce manuscrit, il sait qu'une vie demeure entièrement inexplicable:

Mais je crois que le coeur seul peut comprendre et qu'il y a une éternité de l'amour.

 

Dans le manuscrit suivant, il fait part de son changement d'optique spirituelle sur l'existence, dû aux quatre morts de sa famille au cours des trois dernières années:

Je sais maintenant que chaque chose, chaque être est toujours sur la frange de l'abîme où il disparaîtra, que ce monde est le monde du sursis.

 

C'est pourquoi il se jette sur chaque instant avec une telle fièvre, une telle angoisse de laisser fuir l'or qu'il fait luire le temps d'une seconde.

 

Dans ce texte déjà il montre qu'il est pris entre les travaux d'écriture, qu'il appelle mon travail, et les travaux des champs auxquels il apporte sa contribution auprès, entre autres, d'Olivier Cherpillod:

Olivier si beau, si gai que mon coeur sans cesse en reçoit l'afflux sans lequel tout me semble un infranchissable désert.

 

Le 14 septembre 1933, il est allé au Comptoir suisse à Lausanne, fondé treize ans plus tôt et note:

Sentiment jusqu'à l'aigu, jusqu'aux larmes de mon déclassement. Je risque le mot, un peu gros mais il est juste.

 

Issu du monde paysan, il ne l'est plus vraiment en présence des paysans purs qu'il y rencontre.

 

Où est sa place? Est-il encore un paysan ou un intellectuel qui aime la littérature, la musique, la peinture et la photographie?

 

Dans l'agenda de 1933, ses journées se passent aussi bien auprès de paysans qu'il aide dans leurs tâches, et avec lesquels il a des causeries, qu'à écrire, à écouter du Bach ou à relire Proust.

 

Les photos qu'il prend et dont quelques-unes sont reproduites dans cette édition de poche établissent un lien entre les deux mondes auxquels il appartient malgré qu'il en ait.

 

Car il reste un paysan qui s'entend bien avec ses semblables tels que les Burnand ou Robert Eicher, lequel il a pris en photo, tout en étant admis dans le monde des lettres et des arts, représentés par un Charles-Ferdinand Ramuz ou un René Auberjonois.

 

Dans le cahier de 1935, à la date du 10 septembre 1936, il dit avoir travaillé les jours précédents dans les forêts et le matin de ce jour à l'hommage à Ramuz qui lui a été demandé pour la remise de son prix de la Fondation Schiller.

 

Francis Richard

 

Petites notes quotidiennes (ou presque), Gustave Roud, 304 pages, Zoé

 

Livres de l'auteur précédemment chroniqués:

 

Essai pour un paradis, suivi de Pour un moissonneur (2020)

Air de la solitude (2022)

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17 mai 2024 5 17 /05 /mai /2024 19:50
La buveuse de larmes, de Robert Walser

La buveuse de larmes est un recueil de trente-deux textes en prose de Robert Walser. Leur ordre n'a ni queue ni tête. Il n'est pas chronologique. Il s'est agi de répondre au seul désir de ménager des contrastes: c'est mission accomplie.

 

Au fond ce n'était pas très difficile de ménager des contrastes, car chaque texte est déconcertant, si bien qu'on se demande à chaque fois où l'auteur veut en venir. On ferait mieux de se dire de renoncer à se faire une raison et de déguster.

 

Toutefois, au détour d'une phrase insolite, résultat d'une improvisation maîtrisée, le lecteur tombe sur une autre qui pourrait très bien être un aphorisme, comme quoi ces textes apparemment contradictoires lui réservent quelques surprises.

 

Peter Utz, dans sa préface à ces proses brèves, recommande d'en croquer une entre deux trains ou le bus, ou pendant la pause de midi sur un banc, ou devant un café après une réunion de télétravail, ou juste avant d'aller se coucher.

 

Pour donner une idée des réflexions que se fait l'auteur, écriture faisant, rien ne vaut, me semble-il, que de choisir quelques citations parmi ces textes paradoxaux, dont la cohérence se trouve dans le style, et de le faire en toute subjectivité:

 

À côté du tableau d'été, il y a un tableau d'hiver, et c'est alors que saute aux yeux l'avantage que présente l'art, avantage que la nature est incapable d'offrir. Dans la réalité, il est impossible d'obtenir un tel voisinage...

De quelque chose qui saute aux yeux

 

Je suis d'avis qu'un manque d'égards en sème un autre, ce que je peux encore formuler ainsi: à qui ne te témoigne pas le moindre égard, tu ne peux pas en témoigner non plus, sous peine de t'abaisser.

Esquisse au crayon

 

Je déconseille de lire beaucoup de sagesses car l'envie de devenir sage peut s'en trouver diminuée. C'est la vie qui doit nous rendre bons, pas les livres. Puissent ces derniers, si possible, être amusants. Bien s'amuser, n'est-ce pas une sagesse, peut-être?

Rédaction sur un séjour à la campagne

 

Le propriétaire de l'imprimerie faisait la cour à une jeune fille d'une telle beauté que je n'en ai jamais vu d'aussi belle de toute ma vie, et sa femme assistait à cet état de choses sans montrer la moindre indignation, en quoi elle passait à mes yeux pour un prodige.

Lettre d'un fils à sa mère

 

Moi qui appartiens au temps présent, je trouve une de ses déclarations, à savoir celle qu'il recommande de présenter les deux joues pour accueillir une gifle, si ce n'est complètement excessive, du moins discutable, et il n'y a que l'idée très réjouissante qu'il aurait été un dieu pour réussir à me restituer mon aplomb vacillant face aux exigences qu'il posait comme par jeu, en plaisantant.

Quelques propos sur Jésus

 

Le bailli incita Tell à un exercice de tir, après quoi il lui donna en plus une raison de se profiler comme gymnaste, et là, je parle du saut sur la plate-forme rocheuse.

Par rapport à la légende de Tell, c'est moins de savoir si Tell était gentil et le bailli méchant qui m'intéresse, que la circonstance que je viens de mentionner, de cette incitation à la mobilité.

Guillaume Tell

 

Un pays et un peuple ne veulent pas être décrits, représentés ou illustrés en permanence, ils aspirent au contraire à ce qu'on les laisse tranquilles.

L'écrivain suisse ne se voit pas découragé, mais il a de bonnes raisons, en passant sous silence toutes sortes de choses, de les confier à la discrétion de la postérité, ce qui ne lui est pas facile.

La Suisse littéraire

 

Francis Richard

 

La buveuse de larmes, Robert Walser, 176 pages, Zoé (paru le 17 mai 2024, traduit de l'allemand par Marion Graf)

 

Livre sur Robert Walser:

Promenades avec Robert Walser, Carl Seelig (édition de 2021, traduit de l'allemand par Marion Graf)

 

Livres de Robert Walser:

Ce que je peux dire de mieux sur la musique (édition de 2019)

L'Étang et Félix (édition de 2022)

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27 septembre 2023 3 27 /09 /septembre /2023 20:15
Hymne, d'Ayn Rand

C'est un péché de penser à des mots auxquels personne d'autre ne pense, et de les coucher sur une feuille de papier que personne d'autre ne lira.

 

Dans la société futuriste décrite par Ayn Rand, écrire est en effet une grave transgression si le Conseil des Vocations ne l'a pas autorisé.

 

Mais il y a un plus grand péché, celui de rester seul. C'est contraire à la devise inscrite au-dessus des portes du Palais du Conseil mondial:

 

Aucun homme n'existe sauf NOUS, Unique, indivisible, et pour l'éternité.

 

Alors le pluriel est de mise, le singulier est exclu. Les Temps Interdits ont disparu lorsque les hommes ont découvert la Grande Vérité:

 

Les hommes ne sont qu'un et il n'existe aucune autre volonté que la volonté collective.

 

Depuis, tous les hommes portent un bracelet au poignet avec un matricule formé d'un mot et de chiffres et ne s'expriment qu'au pluriel.

 

Le Conseil des Vocations décide du métier de tous les hommes, qui sont heureux d'expier leurs péchés et de travailler pour leurs frères.

 

Égalité 7-2521 vont commettre un grand crime, en exerçant leur métier de Balayeurs de Rues et en descendant dans un trou abandonné.

 

Pendant deux ans, ils vont y lire des manuscrits, par eux volés, et apprendre plus qu'ils n'ont appris en dix ans à la Maison des Étudiants.

 

En exerçant leur métier ils vont rencontrer des femmes, travaillant aux champs, Liberté 5-3000, commettre la Transgression de Préférence:

 

Car nous ne pensons pas à tous nos frères, tel qu'il nous l'est imposé, mais uniquement à un seul.

 

Les hommes ne doivent pas penser aux femmes, excepté bien sûr pendant la Période d'Accouplement, qui correspond à celle du printemps:

 

Chaque homme se voit assigner une femme par le Conseil d'Eugénisme.

 

Il existe un mot employé aux Temps Interdits et dont la simple prononciation est le seul crime puni par la peine de mort en ce monde d'après:

 

Le Mot Indicible.

 

Mais, avant de le retrouver, et ce sera le mot de la fin de cet Hymne à la pensée, à la volonté, à la liberté, Égalité 7-2521 devront s'échapper.

 

D'avoir ressuscité ce qui était perdu depuis la nuit des temps, grâce au savoir retrouvé, ne leur ont valu qu'arrestations, sévices et damnations.

 

Égalité 7-2521 ont fui, couru, sont sortis de la Cité, se sont rendu compte qu'ils étaient couchés par terre et se sont relevés dans la Forêt Vierge.

 

Course faisant ils ont eu la bonne surprise d'avoir été suivi par La Dorée, alias Liberté 5-3000, qui les avaient baptisé à son tour L'Insoumis.

 

L'Insoumis découvre le Mot Indicible dans le premier livre qu'il lit dans une maison qui date des Temps Interdits, et ce mot oublié, c'est JE.

 

En bannissant JE et en rendant un culte à NOUS, l'homme abandonna alors tout ce qu'il avait conquis et retomba plus bas qu'à l'état sauvage:

 

Rien ne peut enlever à l'homme sa liberté, hormis d'autres hommes. Pour être libre, un homme doit être libéré de ses frères. Ceci est la liberté, et rien d'autre.

 

Francis Richard

 

Hymne, Ayn Rand, 112 pages, Les Belles Lettres (traduit de l'anglais par Catherine Bonneville)

 

Livres précédents parus chez le même éditeur:

La vertu d'égoïsme

Une philosophie pour vivre sur la terre

 

Publication commune avec LesObservateurs.ch.

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13 août 2023 7 13 /08 /août /2023 22:55
Deux passions, de S. Corinna Bille

Deux passions, paru en 1979 en Suisse chez Bertil Galland et en France chez Gallimard, comprend deux parties: Emerentia 1713 et Virginia 1891.

 

Ces deux histoires distinctes sont inspirées par les vraies vies d'une petite fille et d'une adolescente et se passent toutes les deux en Valais catholique.

 

Emerentia signifie méritante, Virginia, Vierge noire. Il faut entendre passion dans le sens de souffrance dans le premier cas, d'amour dans le second.

 

EMERENTIA 1713                                        

 

Emerentia est le fruit d'une mésalliance. Son père, veuf, a alors pris une personne de haute naissance, sa belle-mère, qui, très vite, se débarrasse d'elle:

 

Elle aurait voulu autrefois devenir carmélite; mais, forcée d'obéir à sa famille, elle avait épousé le seigneur de M., veuf inconsolé. Elle ne le lui pardonnait pas. Pas plus qu'elle ne pardonnait pas à la petite fille de sa première femme d'être si belle et si vivante.

 

Emerentia est en effet confiée au doyen de la paroisse, un violent, qui, au lieu de prêcher d'exemple, veut la ramener de force dans le giron de l'Église.

 

Il ne comprend pas qu'il a affaire à une enfant malheureuse d'avoir perdu sa mère, mais qui a une grâce et un savoir surprenant des êtres et des choses.

 

L'endurcissement et l'isolement qu'il lui fait subir sont de la maltraitance, à laquelle conduit la pratique d'une religion selon la lettre et non selon l'esprit:

 

On lui a enlevé ce qui lui convenait le mieux et qui était elle-même: la bonté, la douceur des êtres frustres et des bêtes, la grâce des végétaux, la mère forêt.

 

Cette histoire qui est aussi satire de la condition féminine au XVIIIe siècle ne pouvait que mal finir non sans que le destin ne joue une de ses facéties.

 

VIRGINIA 1891

 

Virginia a quinze ans. Quelques années plus tôt elle a parcouru un livre dans lequel les histoires d'enfer et de péchés lui ont fait plus de mal que de bien:

 

Beaucoup de choses me troublaient, et les commandements de Dieu et de l'Église n'étaient pas là pour simplifier la vie, au contraire!

 

Une fois l'école terminée, c'est son tour d'aller en place, chez un monsieur riche de Sierre, dont la dame est belle tellement, pour s'occuper de leur enfant.

 

Bien qu'elle ne sache rien faire, elle s'en tire très bien et Monsieur, trente ans, peintre, veut faire son portrait, peu à peu tombe amoureux de cette paysanne:

 

Lui paraissait toujours joyeux en ma compagnie et j'en étais contente. Il m'appelait la petite.

 

Monsieur prend l'habitude de lui écrire des billets où il lui dit l'adorer en inventant des phrases tellement jolies, auxquels elle répond qu'elle l'aime aussi...

 

Cette cour va durer des semaines, des mois, des années. Plus elle voit qu'elle lui plaît, moins cela lui déplaît. Mais, c'est Monsieur, un homme marié:

 

J'aimais Monsieur et j'étais aimée de lui. Mais pas comme je l'aurais voulu. Le mariage c'est sacré.

 

Cet amour impossible pour un homme marié devenu sa raison de vivre, son paradis, sa perdition, la rend mélancolique. Anémiée, elle retourne à son village.

 

Sur ce, Madame meurt. Monsieur, désespéré, part faire un long voyage. Virginia demande pardon à Dieu de tant aimer Monsieur: elle est à lui pour l'éternité.

 

Elle reçoit un mot de Monsieur le lendemain de cette prière, lui demandant de lui revenir. C'est un ultime appel au secours auquel elle ne peut que répondre oui:

 

En quittant mon village, j'eus l'illumination de mon destin: plus jamais je n'y reviendrais.

 

Francis Richard

 

Deux passions, S. Corinna Bille, 288 pages, Zoé (2022)

 

Livre de l'auteure précédemment chroniqué:

 

Théoda (31.05.2023)

 

Publication commune avec LesObservateurs.ch.

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10 août 2023 4 10 /08 /août /2023 19:45
Guerre, de Louis-Ferdinand Céline

Guerre fait partie des manuscrits récemment retrouvés de Louis-Ferdinand Céline. Il a été publié l'an passé dans une édition établie par Pascal Fouché, avec un avant-propos de François Gibault.

 

Ce manuscrit, qui complète l'oeuvre de l'écrivain et médecin pour que ce qui concerne son expérience douloureuse de la Grande Guerre, date vraisemblablement de 1934, c'est-à-dire vingt ans après.

 

Ferdinand, le bras en morceaux, un énorme bombardement dans la tête, cherche tout seul à retrouver son régiment, rencontre des Anglais, perd connaissance, reprend une espèce d'esprit dans une église.

 

Un obus y éclate. Transporté jusqu'à la gare, il profite de l'arrêt du train pour se laisser glisser du wagon, passe deux jours et deux nuits dans l'herbe, où, cueilli, il est emmené à Peurdu-sur-la-Lys.

 

Là il échoue dans un hôpital, le Virginal Secours, dirigé par des dames de la société en plus des bonnes soeurs. Il y tombe entre les mains d'une rombière bien engageante qui lui font du bien:

 

Je voulais pas avoir l'air trop mort pour qu'on m'encaisse, mais je voulais pas trop bander non plus qu'on m'aurait cru imposteur.

 

(Chez Céline, le sexe, cru, n'est jamais absent, mais, en l'occurrence, les circonstances ne sont pas banales, ce qui ajoute du comique au tragique, la petite mort conjurant en quelque sorte la grande.)

 

Dans cet hôpital, il se trouve d'abord dans la cave, au lazaret, où sont entassés les morts et les plus grands blessés. Puis, opéré du bras, il est transporté en salle commune, alité entre Bébert et Oscar.

 

Bébert est un jeune souteneur qui a fait venir sa gagneuse, Angèle: il aime pas manquer. La suite montrera que ce n'était pas une bonne idée. Mais c'est l'occasion pour lui et Ferdinand de sortir.

 

Les rapports de Ferdinand avec ses parents ne sont pas bons. Son père lui écrit des lettres avec des phrases bien équilibrées et bien faites, mais il n'aime pas la musique de ces phrases, la vomit:

 

Pousser son couic encore ça peut se faire, c'est tout ce qui précède qui vous épuise la poésie, toutes les charcuteries, les baveries, les torturations qui précèdent le hoquet du bout. Faut donc être ou bien bref, ou bien riche 1.

 

La guerre n'est pas jolie. Ferdinand ne sait pas ce qu'est la bravoure. Pourtant le clou de l'histoire, alors qu'il craint d'être traduit en conseil de guerre, est qu'il est décoré... de la médaille militaire:

 

Je lui disais pas [à Cascade, alias Bébert] que c'était du roman, ma médaille, il m'aurait pas cru.

 

La fin de l'histoire tourne au vaudeville après que Bébert a connu une fin tragique. Il y a toujours ce mélange des genres chez Ferdinand, qui n'aime rien tant que de déconner pour s'en sortir.

 

Après tant d'années passées, Ferdinand fait appel au souvenir des choses pour raconter son histoire, mais il est bien conscient que c'est putain, le passé, ça fond dans la rêvasserie. Il faut s'en gourer:

 

Il prend des petites mélodies en route qu'on lui demandait pas.

 

Francis Richard

 

1 - À la fin du volume, cette édition comporte un Lexique de la langue populaire, argotique, médicale et militaire.

 

Guerre, Louis-Ferdinand Céline, 192 pages, Gallimard

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2 août 2023 3 02 /08 /août /2023 22:50
L'Étang et Félix, de Robert Walser

L'Étang  et Félix sont deux textes dialogués de Robert Walser (1878-1956), écrits respectivement en 1902 et 1925, le premier en suisse-allemand, le second en allemand.

 

Ces deux textes font partie des microgrammes de l'auteur, écrits en caractères microscopiques au crayon, et n'ont été publiés qu'après la mort de l'écrivain de langue allemande.

 

L'ÉTANG

 

Ce texte est une singularité dans son oeuvre puisqu'il est le seul écrit en dialecte bernois et qu'il l'a offert à sa soeur Fanny: il n'était par conséquent pas destiné à être publié.

 

Le protagoniste est un enfant, Fritz, qui doute d'être aimé par sa mère et... par sa soeur. Aussi décide-t-il de les mettre à l'épreuve en simulant un suicide par noyade dans l'étang.

 

Klara, la soeur de Fritz, a le don de pousser son frère à bout jusqu'à ce qu'il la traite grossièrement, ce qu'elle s'empresse de cafarder à sa mère, laquelle le châtie en le fessant.

 

Le simulacre de suicide réussit à Fritz au-delà de ses espérances puisque sa mère et sa soeur se réconcilient avec lui quand elles apprennent qu'il est en fait bien vivant.

 

La scène où la mère et le fils se disent leurs vérités est très forte; celle où Fritz raconte ce qui s'est passé à son frère Paul et à Klara de manière allégorique l'est tout autant.

 

L'étang y est devenu une tache d'encre. Il faut vraisemblablement y voir une allusion à l'écriture à laquelle Walser se consacrera. Ce dialogue entre mère et fille le confirme:

 

Klara: Fritz, il sait faire des belles histoires.

Madame M.: Mais où les prend-il toutes ces histoires?

Klara: Dans sa tête. Sa tête, c'est un livre plein d'histoires.

 

FÉLIX

 

Ce texte comprend vingt-quatre scènes, qui retracent la vie de Félix, depuis ses quatre ans jusque des années après son apprentissage, où toutes sortes de misères s'emparent de lui.

 

Dès la première scène Félix se révèle indocile, mais son indocilité est consciente et se veut sélective: Je sens quel bonheur je procure à ceux qu'il me plaît de satisfaire en étant sage.

 

J'aurais bien envie de faire une bêtise, dit-il à Adelbert. Il se dispute avec sa soeur, mais la dissuade de le moucharder après qu'il l'a menacée, en invoquant une raison peu banale:

 

Ce n'est pas elle que je crains, ce sont les reproches qu'elle se fait à elle-même. Elle me fait trop pitié quand elle est fâchée.

 

Félix n'aime pas seulement faire des bêtises, il est impertinent, effronté avec les adultes, ce qui n'a pas l'heur de leur déplaire parce que - cela le sauve - il ne manque pas d'esprit.

 

Il met fin à sa brouille avec Adelbert en lui demandant de lui pardonner par le long monologue baigné d'amour qu'il lui adresse et qui rend fastidieux d'être [son] ennemi.

 

Félix a du plaisir à écouter l'étudiant de Berne lui parler de Shakespeare et celui-ci un plaisir presque décuplé d'avoir en lui un auditeur aussi reconnaissant et aussi recueilli.

 

Comme le craignait l'étudiant de Berne, Félix, au lieu de devenir un dévoreur de livres, vend les volumes des oeuvres complètes de Voltaire qu'il a découverts dans le galetas:

 

Je te prie sincèrement de me pardonner l'absence de culture dont je me rends ici coupable, dit-il en s'adressant à lui, car il a besoin d'argent de poche.

 

Son impertinence, son effronterie ne diminuent pas avec l'âge. Il les exerce dans la compagnie de femmes sensibles. Elles tournent à la méchanceté quand il finit par être mal vêtu:

 

Nous sommes en effet capables de devenir affreux quand notre situation nous paraît affreuse.

 

Francis Richard

 

L'Étang et Félix, Robert Walser, 94 pages, Zoé (réédité en 2022, traduit du suisse allemand et de l'allemand par Gilbert Musy)

 

Livre sur Robert Walser:

Promenades avec Robert Walser, Carl Seelig (édition de 2021, traduit de l'allemand par Marion Graf)

 

Livre de Robert Walser:

Ce que je peux dire de mieux sur la musique (édition de 2019)

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29 juillet 2023 6 29 /07 /juillet /2023 22:55
Tombe de Lucien Dallinges, cimetière de Saubraz, Jura vaudois

Tombe de Lucien Dallinges, cimetière de Saubraz, Jura vaudois

Qui est Lucien Dallinges (1920-1978) ?

 

Comme le dit Georges Leresche dans la préface à la première édition de ses nouvelles intitulées Les Escaliers de la nuit et publiées cinq ans après sa mort, il n'aura laissé que de rares textes, pour la plupart au service d'autres oeuvres

 

Ce sont des poèmes ou des articles, publiés notamment dans La Revue de Belles Lettres, des traductions d'Eschyle ou d'Hésiode. Le seul livre de son cru, publié aux Éditions du Gerfaut en 1952, est Fièvre, un recueil de dix poèmes.

 

Grâce soit rendue aux Éditions de l'Aire d'avoir permis à ceux qui ne connaissaient pas cet écrivain discret et exigeant, d'accéder aux deux livres, qu'il considérait comme publiables, en les rééditant au printemps de cette année 2023.

Fièvre - Les Escaliers de la nuit, de Lucien Dallinges

Dans le premier poème, qui porte le même titre que le recueil, la maladie et la mort sont présentes, et le seront plus ou moins expressément dans les quelques neuf poèmes qui suivent:

 

Un désert de souffrance a calciné ma bouche,

Et les poumons brûlés par de noirs siroccos,

Je sombre, enseveli dans la rumeur des sables.

[...]

Mais l'invisible caravane des années

Me conduira bientôt vers les Portes du Soir

Et mes pas souterrains traverseront la mort.

 

Dans La meule, la mort et la vie, couple inséparable, sont comparées à des meules qui tournent, broient 1 l'une les humains et... l'autre les grains, froment annonçant les récoltes futures.

 

Dans Le train de nuit, il est question de peuple de malades, de train surgi de la ville-hôpital, qui dérobe un chargement de morts et geint, ce qui fait se dresser les survivants sur leur séant.

 

Dans Cosmos, le monde est à la fois lumière et ténèbres, matière organique et minérale, chair et pierriers primitifs, effondrement de continents et croissance de l'homme à tous les horizons:

 

La naissance et la mort ont le même visage,

Un même sort en toi secrètement confond

L'écho des crânes déflagrés sur le rivage,

Le fracas des soleils s'écroulant aux bas-fonds.

 

En Exil, le poète aimerait retrouver les agréments que procure la nature, morne mangeuse d'hommes, et qu'elle voie qu'avec la hache de l'intelligence, il défriche le chemin secret de la liberté:

 

La liberté n'est pas un don du ciel,

Mais toute joie se pèse au poids de la douleur

Et la moisson mûrit dans le sang des hivers.

 

Aussi prie-t-il Dieu de le laisser vivre un peu, laisser vivre encore, lui qui entend tous les vivants marcher sous le soleil et aimerait bien comme eux goûter aux choses d'ici qui sont si douces:

 

J'aime la pluie de mai qui tendrement bruissaille.

 

Il parvient à l'Apaisement, malgré la maladie - sa carcasse grince, ses tempes bourdonnent, son sang brûle mangé de fièvre, la douleur plante ses crocs dans les sombres régions du corps:

 

Je me maintiens debout sur ma haute falaise,

À la pointe extrême du promontoire-esprit...

 

Sans doute est-ce parce qu'il aime la terre et l'homme et qu'Au vent des siècles, autrement dit de l'infini, il se sent héritier de tout ce qui l'a précédé et qu'il se voit rejoindre [sa] naissance:

 

À travers le feuillage

Où passe la rumeur des mondes foudroyés.

Fièvre - Les Escaliers de la nuit, de Lucien Dallinges

Dans les nouvelles des Escaliers de la nuit, la mort est également présente, et, dans les cinq premières, s'y ajoute l'effroi qu'elle inspire aux petits villageois qui en sont les narrateurs précis.

 

Dans chacune de ces cinq nouvelles, le personnage qui fascine le petit narrateur exerce un métier resté purement artisanal: un bûcheron, un menuisier, un scieur, un chaudronnier, un horloger.

 

Le bûcheron a réveillé le narrateur endormi sur la passerelle enneigée qu'il emprunte chaque jour pour aller à l'école et lui a permis de ne pas y arriver en retard. Au retour ils se recroisent.

 

Le menuisier est le père de l'enfant. Il ne fabrique pas de cercueils. Il se contente de prendre les mesures, d'être le dépositaire de grandes entreprises. Un jour il en livre un avec son fils.

 

Le scieur est le mari de l'institutrice de l'enfant. Un jour, il l'emmène avec lui sur sa moto. Ils n'échangent pas vingt paroles mais sont désormais amis. Jusqu'à ce que la maladie les sépare.

 

Le chaudronnier loue à un paysan un appentis, glacial en hiver et suffocant en été. Un hiver, après une déprime, rescapé, il reprend goût pendant un temps à sa vie solitaire, entouré de ses chats.

 

L'horloger est un Belge, un solitaire également, travaillant secrètement. C'est lui qui a remis en route et entretient l'horloge du clocher. On ignore qu'il a un autre secret, dévoilé à la fin.

 

Dans la dernière nouvelle, un voyageur descend la rue du village désert de son enfance, dont les lumières, après s'être allumées, comme pour le saluer, s'éteignent à mesure qu'il avance.

 

Dans ces nouvelles, un microcosme de jadis est restitué. Le lecteur, surtout s'il est citadin, comprend qu'il doit cette restitution au style de l'auteur qui lui fait sans ambages remonter le temps.

 

Francis Richard

 

1 - Le verbe broyer a plusieurs occurrences dans Fièvre.

 

Fièvre, Lucien Dallinges, 40 pages, Éditions de l'Aire

Les Escaliers de la nuit, Lucien Dallinges, 80 pages, Éditions de l'Aire

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23 juillet 2023 7 23 /07 /juillet /2023 22:00
La Tentation de l'Orient, de Maurice Chappaz et Jean-Marc Lovay

Il y a bien longtemps, j'ai lu cette correspondance, qui date de 1968 et 1969, entre Maurice Chappaz et Jean-Marc Lovay, et qui a été publiée pour la première fois en 1970 aux Cahiers de la Renaissance vaudoise par Bertil Galland.

 

Relire est le privilège de l'âge et je me rends compte qu'il est bien difficile de se souvenir de tout ce que l'on a lu quand on est un lecteur impénitent et assoiffé. Ce coup de jeune fait du bien comme un vin jeune peut réjouir un gosier altéré.

 

Cette fin des années 1960 correspond à cette envie de jeunes et de moins jeunes de parcourir le monde pour retrouver une vie intérieure, une Vie normale que la Surproduction a étouffée, l'utile s'étant en quelque sorte disjoint de l'agréable.

 

Si Jean-Marc Lovay, dans ces Lettres autour du monde, écrit à Maurice Chappaz réellement depuis l'Orient (à New-Delhi, Kaboul ou Katmandou), son correspondant lui écrit depuis le Paris de mai 1968, le Valais ou les Lofoten, au Nord.

 

Maurice Chappaz ne serait pas désavoué par tous ceux qui rejettent aujourd'hui ce qu'ils appellent le faux progrès, oublieux des affres que vécurent les hommes qui les ont précédés, et qui croient encore naïvement que c'était mieux avant:

 

Les vrais parasites modernes ne sont pas les clochards, les beatniks, mais justement les activistes de la construction inutile, du gaspillage des sources et des ressources, spéculateurs et menteurs en tous produits et tous appétits.

Paris, mai 1968

 

Jean-Marc Lovay n'est pas de reste et confie à son mentor qu'il se fout de ce mai de Paris mais qu'il aurait été saluer le festival. Pourquoi? Parce que lui-même a vu grandir la crise depuis sa tendre enfance, en quittant l'école de son plein gré:

 

Il n'y a qu'une futile distance géographique entre Paris de mai dernier et l'Asie des fumeurs, des hippies, des vagabonds, des ombres non-guerrières. Un frétillement abdominal indique ma volupté profonde de cette contamination.

Kaboul, juin 1968

 

La Tentation de l'Orient est pour eux rejet de l'Occident, de la Machine. Maurice Chappaz en vient même à penser que le christianisme doit être éclairé par le bouddhisme 1. Quant à Jean-Marc Lovay, qui hait Tecnos, il écrit en lui répondant:

 

Je pense que tous nous courons à une perte, mais je la veux en lumière et enfin oublieuse de soi et du monde.

Katmandou, 5 mai 1969.

 

Tous deux observent l'autodestruction de l'Occident 2. Maurice Chappaz, en tout cas, ne cède pas à la tentation des théories révolutionnaires qui lui apparaissent comme les rêves dont l'interprétation est ailleurs et dirait peut-être le contraire:

 

La violence me semble une expression de la folie.

Veyras, le 19 mai 1969.

 

Tous deux réhabilitent l'instinct et mettent en cause la raison. Tous deux s'insurgent contre le puritanisme, mais c'est parce que, selon Chappaz, la nuit de la chair est liée à l'horreur du monde moderne et peut en précipiter la fin, ce qu'il espère:

 

En un certain Orient on peut naître sage, il y a une sagesse dans le conditionnement; en Occident nous avons besoin de l'excès pour connaître la sagesse.

Entre Veyras et Réchy, août 1969.

 

Tous deux apportent des lueurs sur notre temps déboussolé. Leur correspondance en atteste. Il ne faut pas pour autant les suivre aveuglément. La dignité de l'homme est de tempérer ses passions par la raison et de respecter le droit naturel:

 

Ce n'est pas parce que les hommes ont édicté des Lois que la Personnalité, la Liberté et la Propriété existent. Au contraire, c'est parce que la Personnalité, la Liberté et la Propriété préexistent que les hommes font des Lois.

Frédéric Bastiat, La Loi, 1850

 

Francis Richard

 

La Tentation de l'Orient, Maurice Chappaz et Jean-Marc Lovay, 160 pages, Zoé

 

1 - Le christianisme devrait surtout redonner toute sa place à la vie intérieure.

2 - L'autodestruction va plus vite que le progrès. Dixit Chappaz en août 1969.

 

Chronique du 18 janvier 2009:

En guise d'hommage à Maurice Chappaz 

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14 juillet 2023 5 14 /07 /juillet /2023 22:20
Le 14 juillet, d'Henri Béraud

Le 14 juillet est commémoré depuis 1880. Dans les faits, de la IIIe République à nos jours, les maires des communes de France et les Français commémorent deux 14 juillet. La prise de la Bastille et l'insurrection populaire du 14 juillet 1789, ou « l'éveil de la liberté » (Victor Hugo). Mais aussi la première fête de la Fédération, nationale et largement admise, le 14 juillet 1790 : dernière grande manifestation d’unité nationale, sursaut de joie entre les affres de la « Grande Peur » et la période la plus dure de la Révolution. 

Gouvernement.fr

 

C'est en effet la loi du 6 juillet 1880, votée par le Sénat et la Chambre des députés, promulguée par le Président de la République, publiée au Journal Officiel de la République le 7 juillet 1880, qui a fait du 14 juillet la fête nationale de la France. Il y a déjà du en même temps dans cette célébration de deux 14 juillet ...

Le 14 juillet, d'Henri Béraud

Le 14 juillet 1790, a eu lieu la Fête de la Fédération, sur proposition du maire de Paris de l'époque, Bailly1. Ce fut en effet un rare moment d'unité du pays puisqu'elle se déroula en présence de 14 000 gardes nationaux environ, du roi Louis XVI 2 siégeant sur un trône, du marquis de La Fayette caracolant sur un cheval blanc et de Talleyrand célébrant la messe en plein air.

 

Le 14 juillet qui est le sujet du livre d'Henri Béraud est celui de l'insurrection de 1789, qui a fait suite au renvoi, le 11 juillet, du Genevois Jacques Necker de son poste de directeur des finances du royaume, auquel il avait été nommé le 25 août 1788 pour restaurer la confiance et éviter la banqueroute, et qui sera rappelé le 16 juillet...

 

Ce récit, publié en 1929, est dédié à Pierre Brisson, qui sera directeur de publication du Figaro de 1940 à 1958 et qui l'avait poussé à l'écrire. Dans sa dédicace l'auteur précise qu'il s'amuse à recréer les jours lointains, où il aurait voulu vivre: C'est avec tant de foi, un plaisir si passionné que, bien souvent, j'y crois vivre en effet.

 

Certes il s'agit d'une histoire vraie mais rêvée, une vision, où le lecteur peut retrouver le style épique de l'auteur de la tétralogie de Sabolas en France, qui comprend Le bois du templier pendu, Les lurons de Sabolas, Le ciel de suie et Naufrage

 

Ce récit commence le dimanche 12 juillet 1789 et se termine le mardi 14. Comme l'auteur le dit dans sa dédicace, il y fait de la foule insurrectionnelle un personnage innombrable et cependant unique avec pour ambition de montrer des hommes obscurs en proie à la haine, à l'horreur, à la peur, à la cruauté, à l'enthousiasme.

 

Le résultat est à la hauteur de l'ambition. En le relisant aujourd'hui dans mon exemplaire original, acquis sur les quais de Paris quand j'étais un adolescent d'autrefois (clin d'oeil à un célèbre François), auprès d'un ami bouquiniste juif polonais, je peux le certifier.

 

Comme l'histoire de ces jours est connue, je me contenterai de citer quelques passages du livre qui me paraissent intemporels:

 

Aux heures décisives de la vie d'un peuple, la crainte de se tromper cause les plus grands malheurs... page 8

 

Il fallait s'y attendre: l'émeute, comme la guerre et les naufrages, donne l'essor aux créatures de la fange. Au premier signal, elles apparaissent. page 34

 

À propos de monuments incendiés: Nul ne songe que c'est l'argent de tous, la seule ressource qui s'en va en fumée. page 38

 

Ceux qui crient le plus haut ne sont pas ceux qui tiennent le plus à en découdre... page 75

 

Quand personne ne représente le peuple, le peuple se représente lui-même! page 76

 

Cette foule soûle de sommeil, de paroles, de boisson et de bruit, que Paris brasse depuis dimanche, ne sait pas encore où elle va. page 113

 

Qui donc, le premier, l'a poussé ce cri [À la Bastille! ] ? Personne, une voix... Quelle voix? Celle qui, aux heures décisives, s'élève toute seule de la foule effarée et la surprend par ce qu'elle attend. page 132

 

J'ajouterai que, ce 14 juillet, comme le raconte Béraud, le gouverneur de la Bastille, Jacques de Launay, et le prévôt des marchands de Paris, Jacques de Flesselles, ont été assassinés et leurs têtes placées au bout d'une pique avant d'être promenées dans les rues.

 

Dans ses Aphorismes, Charles Baudelaire écrit:

Toute révolution a pour corollaire le massacre des innocents...

 

Francis Richard

 

1 - Il sera guillotiné le 12 novembre 1796...

2 - Il sera guillotiné le 21 janvier 1793...

 

Le 14 juillet, Henri Béraud, 252 pages, Hachette (1929)

 

PS

 

Dans ma bibliothèque catovienne figurent bien les trois premiers volumes de Sabolas en France (le troisième volume sous le titre de Ciel de suie), mais j'ignore si le quatrième, Naufrage, a jamais paru...

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13 juillet 2023 4 13 /07 /juillet /2023 18:40
Journal de Rivesaltes 1941-1942, de Friedel Bohny-Reiter

Le camp de Rivesaltes (Pyrénées Orientales) se trouve en dehors de la petite ville du même nom, dans une plaine aride balayée par les vents, glaciale en hiver et torride en été.

Michèle Fleury-Seemüller

 

Dans ce camp, la Suissesse Friedel Bohny-Reiter, 30 ans, infirmière en pédiatrie, qui s'est engagée dans le Secours aux enfants, se retrouve du 12 novembre 1941 jusqu'au 25  novembre 1942.

 

Elle y tient un journal où elle décrit son quotidien. Elle réside au camp, partage la vie de souffrance des internés, des Juifs, des Espagnols, des Tziganes, des apatrides, et s'occupe des enfants.

 

Ce journal commence le 11 novembre 1941 à la Maternité d'Elne, au sud de Perpignan (Rivesaltes est au nord), où, joyeusement reçue, elle a apporté habits d'enfants et ... chocolat suisse.

 

Son travail consiste à distribuer du riz (tout le monde a faim), des habits (tout le monde a froid), à soigner, à faire prendre un bain aux enfants une fois par semaine: l'hygiène manque partout.

 

C'est la misère, la détresse. Aussi se réjouit-elle d'obtenir que des femmes et des enfants sortent du camp. Mais, parfois, elle est submergée de rage impuissante contre oppressions et tourments.

 

Sa vie au camp est à la fois faite de compassion et d'une grande joie de pouvoir aider. Elle est ainsi heureuse d'avoir vécu Noël entourée des gens de l'infirmerie, venus de régions nordiques:

 

Je ne suis pas vaniteuse, pourtant j'ai aimé leur gratitude.

 

Il lui arrive de sortir du camp. Quand elle y revient, elle a l'impression de rentrer à la maison: on maudit le camp et pourtant on s'est mis à aimer certaines choses, écrit-elle le 10 janvier 1942.

 

Avec les écoliers, les mères, les femmes malades, elle et ses collègues ont froid, partagent des soucis, ressentent au fond quelque chose comme une communauté de destin. Aussi peut-elle dire:

 

Rien ne me rend plus heureuse que de sentir leur amour.

 

Il lui arrive d'être aussi horrifiée par la déchéance spirituelle des internés que par leurs corps amaigris. Le 12 février 1942, elle écrit: Chacun ne voit dans l'autre qu'un rival qui lui vole sa nourriture...

 

Il lui arrive d'être découragée. Ainsi elle se rend compte le 9 avril 1942 qu'elle et ses collègues ont sauvé des hommes pour qu'ils soient emmenés au travail forcé: Quand tout cela prendra-t-il fin?

 

Le 2 mai 1942, bien que son coeur soit affaibli par la misère du camp, elle se surprend à pouvoir encore recevoir le monde printanier, merveilleux et ensoleillé et, chrétienne, se fait des reproches:

 

Je pense aux mois passés au travail, et je reconnais que j'aurais pu faire mieux, que je n'ai pas eu assez confiance en Celui qui nous porte dans sa main; Celui qui toujours répare ce que les hommes détruisent dans leur aveuglement; Celui dont l'Amour règne dans le monde malgré tout; Amour que j'aurais dû propager autour de moi avec plus de force.

 

Le journal se termine quelques mois plus tard, le 25 novembre 1942. Le 11 l'armée allemande a envahi la zone sud. Le camp vit ses dernières heures. Des internés sont libérés, pas les Juifs:

 

Jamais je n'ai eu le coeur si gros. Je les vois tous devant moi, debout devant les baraques, attendant les camions. Pas de plaintes, une expression d'obstination et de tristesse sur leur visage.

 

Francis Richard

 

Journal de Rivesaltes 1941-1942, de Friedel Bohny-Reiter, 192 pages, Zoé (Édition de 2022, première édition 1993, traduit de l'allemand par Michèle Fleury-Seemüller)

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31 mai 2023 3 31 /05 /mai /2023 19:55
Théoda, de S. Corinna Bille

Théoda, qui venait d'un autre village, un village au fond d'une vallée dont nous ne pouvions voir que la porte, avait épousé mon frère de son plein gré.

 

Quand elle commence son récit, Marceline n'a que sept ans, l'âge de raison. Elle est alors la huitième de onze enfants, qui seront bientôt douze.

 

Son frère Barnabé, celui que Théoda a épousé de son plein gré, a alors vingt-deux ans: Comme tous les paysans, il en paraissait davantage.

 

Les Romyr, comme les autres, ont deux villages, allant de l'un à l'autre suivant les saisons, déménageant, emménageant sept fois durant l'année:

 

L'un près du fleuve, dans les vignes et les vergers: Pragnin. L'autre à deux heures de marche au-dessus: Terroua.

 

Dans ce microcosme chrétien d'une cinquantaine de familles, où le fleuve est le Rhône, tout le monde se connaît et rien ne reste secret.

 

En revenant par le bois entre Pragnin et Terroua, un jour d'avril, Marceline, attirée par des gémissements, fait une découverte qui lui pèse:

 

En-dessous de moi, au creux d'une combe, je vis un homme et une femme mêlés l'un à l'autre.

Ce n'était plus un homme et une femme, mais un nouvel être: Rémi et Théoda.

 

Un temps, elle refuse de comprendre. Un jour un regard de Rémi vers Théoda lui fait comprendre ce qu'elle ne pouvait ni ne voulait admettre:

 

Ils étaient ensemble.

 

Dans ce roman, Corinna Bille1 raconte les travaux et les jours dans le double village, au fil des saisons, jalonnées d'événements religieux.

 

Marceline perçoit une nette différence entre ce qu'éprouvent les amoureux qu'elle connaît et ce couple diabolique incarné par Théoda et Rémi:

 

En eux s'exaspérait un désir de mort, un sentiment monstrueux que je ne pouvais définir.

 

Sans les avoir jamais revus ensemble, elle pressent qu'ils sont une menace pour eux tous, a peur mais n'a pas le courage de prévenir Barnabé.

 

Ce pressentiment funèbre se réalise, car, un jour, Barnabé disparaît. Heureusement que son autre frère Léonard, parti courir le monde, revient...

 

Francis Richard

 

1- Son nom de naissance est Stéphanie Bille. Le nom du village de sa mère s'appelait Corin...

 

Théoda, S. Corinna Bille, 272 pages, Zoé (édition originale aux Portes de France, Porrentruy, 1944 / Paris, 1946)

 

Publication commune avec LesObservateurs.ch

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Présentation

  • : Le blog de Francis Richard
  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
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  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
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