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12 mai 2024 7 12 /05 /mai /2024 20:25
fresco stasera, de Marina Salzmann

Au cours d'un périple poétique, Marina Salzmann entraîne AILLEURS le lecteur: au Maroc, au Tessin, en Provence, sur le GR651, en Crète, en Autriche, aux Canaries, en Sardaigne, à Cuba, à Venise et autres lieux d'Italie. Puis le ramène ICI, au point de départ.

 

Où qu'elle se trouve, elle ne peut s'empêcher d'écrire ce qu'elle voit, ou pense, ou sent, ou imagine, comme si, avec ses mots, elle voulait ne rien laisser échapper de ses impressions... Le lecteur remarquera qu'en dehors du début et de la fin, les poèmes sont datés.

 

Entre 2018 et 2022, il y a une solution de continuité. Aucun poème n'est daté de 2020. On croit savoir pourquoi, mais peut-être se trompe-t-on. Comme le monde, sa fibre poétique ne se serait-elle pas interrompue pendant toute une année de mise entre parenthèses?

 

Sans doute chaque lecteur trouvera-t-il à butiner quelque chose de différent dans ce recueil. Car, quoi que dise un poète, les réceptions de ceux qui le lisent ne convergent pas toujours. Aussi est-ce en toute subjectivité que celui qui partage se doit de choisir des extraits.

 

AILLEURS

 

j'avais toujours ma rose bien collée

on l'aurait dite peinte à mes pieds

c'était une rose rose

alors personne ne la voyait

 

caillasse

 

poème du jour

mais qu'y loger

de bien roulé d'un peu joli

un petit morceau d'indigo

un dirham le gramme

qui dit mieux ma bonne dame?

 

Marrakech, 2018

 

dénivelé

 

TRAIN, (n.m.): long berceau amphibie où des songes adolescents désynchronisés chavirent, où l'eau s'irise sous leurs paupières.

 

Tessin 2022, voyage d'études

 

dévotion

 

le chemin est le chemin

ton pas est ton pas

le vent est le vent

sans beauté

sans histoire

solitude

mais sur la ferme surface

ton pas se pose frappe rebondit

ton pas se pose frappe rebondit

& de la répétition de l'impact

le rythme vient

 

GR65, avril 2022

 

brassée

 

cueillir l'instant

- cueillir l'instant? ricanait Simon

il avait décidé d'écrire des poèmes sacarstiques

sur mes célébrations qu'il trouvait fades

il est content du résultat

prétend qu'il poursuivra

- quel titre pour ce futur recueil?

- ronchon !

 

Crète, 2021

 

minuterie

 

le soleil brille sur la mer

le vendeur africain s'approche

il fait endoyer comme une muleta

un grand carré de coton:

- fresco stasera

 

Sardaigne, août 2022

 

ICI

 

le cygne lentement

plonge dans son reflet

englouti par lui-même

il disparaît

est-il sous l'eau

tout chiffonné?

en boule comme un vieux papier?

s'est-il retourné comme un gant?

a-t-il fondu vraiment?

 

mais non

c'est ainsi

selon les dires

que le cygne

se restaure

 

[...]

 

si le soleil était une graine

le ciel serait le bec ouvert

d'un oiseau bleu

 

Genève, n'importe quand

 

Francis Richard

 

1 - Un chemin de Compostelle, depuis Genève, via Le Puy.

 

fresco stasera, Marina Salzmann, 144 pages, Bernard Campiche Editeur

 

Livres précédents:

 

Safran (2015)

La tour d'abandon (2018)

Horizon R (2021)

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15 avril 2024 1 15 /04 /avril /2024 22:55
Le murmure, de Christian Bobin

La montagne s'incline une seconde. Aucune de ses pierres ne sourit. Si tu cherches une récompense pour ce que tu fais, laver la vaisselle ou jouer Chopin, alors, plutôt, ne fais rien: tu as par avance échoué dans l'absolu chef-d'oeuvre de la vaisselle ou du poumon des anges.

 

Le début de l'ouvrage est sibyllin, voire hermétique. Alors traduisons à la lumière de ce qui suit: la montagne, c'est le pianiste Sokolov, et le poumon des anges, Chopin.

 

Tandis que Sokolov s'incline en silence, Christian Bobin écrit à bas bruit et écoute de même:

 

J'écris à voix basse comme parle le lilas dans la nuit profonde et qu'il donne les dernières gouttes de son sang.[...] J'écris comme on rêve.

 

Il ne se justifie pas, il expose:

 

Mon projet est de faire le portrait le plus complet qui soit d'un être humain, ne sachant de lui que ce qu'il donne: des notes et plus précisément des intervalles de silence.

[...]

Rêver, c'est se taire. Ce sillon de silence à mes lèvres est mon plus grand voyage.

 

En fait Christian Bobin a la sensibilité insomniaque du nouveau-né. Il aimerait s'en défaire au risque que toutes les pages de ses livres redeviennent blanches. Ce serait dommage parce qu'écrire l'aide à vivre:

 

L'écriture est un linge frais tendu sur un fil d'encre.

 

Par ailleurs il déplore:

 

La sensibilité s'est retirée du monde. Elle a laissé la place à la précision. Si j'étais la lune, je commencerais à faire mes valises...

 

La sensibilité ne s'est pas retirée de lui. Il n'écoute plus Sokolov depuis des semaines? Alors le pianiste vient à lui:

 

Je ne pense à rien et voilà qu'il m'apparaît accompagné d'un signe, d'un détail qui l'authentifie...

 

Plus loin il dit de lui:

 

Je vois cet homme comme une muraille: une muraille contre la mort. Il supprime la foule, rallume chaque personne en son secret.

 

La Petite Châtelaine que Camille Claudel a extrait des ténèbres est, pour lui, ce bloc irradiant de sensibilité sans lequel nous ne serions rien.

 

À propos de rien, il écrit:

 

Je compte pour rien ma vie et pour tout le poème, si on veut bien entendre par ce mot une rage de douceur. 

 

Hospitalisé à Chalon-sur-Saône, il sait qu'il n'a plus de temps et que c'est une bonne raison pour le prendre:

 

Pour ne rien perdre du temps, commencer par le perdre.

 

Pour ce faire, il convoque à nouveau Sokolov:

 

Le docteur Sokolov m'a fait une transfusion de Chopin. Pendant quelques jours j'ai été protégé de tout et ouvert à tout.

 

Le remède est efficace. Il parle de ses amours, la première l'ayant retenu de mourir, la seconde lui ayant réappris à vivre, et de l'amour tout court:

 

L'amour est cette intelligence où il n'y a plus d'un côté un objet à contempler, dont on pourrait s'enchanter, et de l'autre un sujet ahuri par tant de grâces qui tend les mains pour en recevoir plus. L'amour est une intelligence unique qui s'engendre sans fin.

 

Il n'a plus de temps, c'est le dernier arrêt. C'est le moment d'écrire un livre fort, de ne pas se laisser distraire:

 

Pour écrire un beau livre, il faut juste être au rendez-vous. Il faut simplement dire les choses directement comme elles sont.

 

Il se conforme à cette prescription et se dit:

 

Écris, glane, vole, mais fondamentalement ne fais rien. La poésie est une famille de pauvres en promenade avec leurs enfants aux yeux plus ronds que le ciel.

 

À la fin que reste-t-il? L'amour:

 

Je n'ai jamais été autant aimé de toute ma vie. Tu m'aimes tellement que, même mort, tu vas me sauver. Se séparer quand on ne fait qu'un, c'est dur pour des nouveau-nés comme nous. Mais on partage un monde alors on est invulnérables.

 

Il est au bout du voyage, au bout du langage:

 

La poésie n'est rien, l'écriture n'est rien, la musique n'est rien. Mais ce qui n'est rien ignore la mort.

 

Il part le premier, elle le rejoindra:

 

Quand tu mourras notre amour se recomposera. Il se recomposera dans le ciel rouge, comme le murmure des étourneaux après le franchissement de l'obstacle.

 

Francis Richard

 

Le murmure, Christian Bobin, 144 pages, Gallimard

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10 avril 2024 3 10 /04 /avril /2024 22:00
Poèmes pour Marie, de Jacques Probst

Les poèmes pour Marie ont été écrits sur des coins de nuits pour celle de mes douze filles qui a quarante ans aujourd'hui, précise l'auteur, en date du 4 février 2015, sur la page de garde. Ils sont donc son cadeau d'anniversaire.

 

Dans son introduction poétique, d'ailleurs, il se demande s'il n'aurait peut-être pas mieux valu qu'il lui offre des fleurs, seulement l'hiver n'en est pas la saison et elle seule en est une. Toutefois, prévoyant et pratique, il conclut:

 

Si ce qui suit n'est pas à ton goût,

aucune importance:

tout ça est accompagné d'un bon d'échange.

 

Le recueil comprend d'autres poèmes. Ils figurent dans les premières pages et sous les titres de Prologue 1 et Prologue 2. Mais le lecteur comprend en les découvrant que ces autres poèmes et ceux pour Marie en fait se répondent. 

 

Car les thèmes du recueil sont, en filigrane, l'âge et la fin de vie. Dans l'un des premiers poèmes, le poète évoque ainsi la dernière sonate pour piano de Schubert, la D960, en si bémol majeur, et la courte existence du musicien:

 

qui n'avait pas pour lui un endroit,

une place à la surface de la Terre,

ou, de place, une petite pour peu de temps

mais beaucoup de musique.

 

Le titre des Poèmes pour Marie n'est pas celui du livre. Le poète l'a intitulé Le dernier des Cherokees. Comment ne pas y voir un clin d'oeil fait au roman de James Fenimore Cooper consacré à une autre tribu amérindienne?

 

Le dernier des Cherokees, c'est lui, bien sûr, que l'anniversaire des quarante ans de Marie ne rajeunit pas et qui, en un poème, qu'il oppose aux vents d'hiver, répète, lucide, comme une antienne: Je suis un vieil homme maintenant.

 

L'hiver est la saison du froid et de la mort. Le poète est en harmonie avec elle. Ton feu est mort, se dit-il à lui-même dans un sonnet d'hiver, intitulé Feu froid, où la neige elle-même prend, semble-t-il, une couleur de circonstance:

 

Cendre grise que la neige, jours gris

après nuits grises, recouvre et te recouvre aussi,

Toi bientôt mort de froid, je crois.

 

Il a peut-être eu raison d'évoquer au début du recueil la possibilité d'un échange par bon, sans que l'on sache ce qui pourrait bien en tenir lieu. Le fait est qu'il n'est guère tendre avec lui-même et que cela pourrait déplaire à sa fille:

 

Je deviens de plus en plus vieil homme,

Vieux con qui n'écoute plus personne,

Ou seulement des oiseaux sur mon chemin

Parce qu'ils ont des ailes et s'envolent et s'en vont loin.

 

Le lecteur bienveillant hésite entre le prendre au mot ou voir dans ses autoportraits de l'autodérision, une manière de conjurer le temps qui passe, ou encore un appel à le contredire - ce qu'il cherche peut-être - parce qu'il en fait trop: 

 

Je suis un vieil homme chevrotant maintenant

Pas encore tout à fait sourd

Pas encore tout à fait aveugle

Mais aveugle et sourd tout à fait

Ça viendra, ça viendra.

 

En attendant cette décrépitude hypothétique, il se montre beaucoup plus crédible quand, au bout de son introspection poétique, dans le poème Enfance, il fait un aveu incontestable - s'il en était besoin ce recueil en apporte la preuve:

 

Maintenant vraiment vieillissant

Je ne retombe pas en enfance

comme on dit souvent des vieilles gens

car qu'un enfant, je n'ai pas su vivre autrement.

À cinq ou six ans, j'étais déjà un enfant

qui apprenait alors à lire

mais quand je serai grand

j'apprendrai peut-être à écrire...

 

Francis Richard

 

Poèmes pour Marie, Jacques Probst, 48 pages, Bernard Campiche Editeur

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5 avril 2024 5 05 /04 /avril /2024 18:50
Chronomètres, de Vincent Gilloz

S'il est un thème éternel, c'est bien celui du temps. Ce n'est pas seulement le fait des poètes, mais aussi celui de chacun et... des astronomes.

 

Depuis toujours l'homme - dans le sens de l'humanité (de nos jours, il vaut mieux préciser) - essaie du moins de le mesurer et de le maîtriser.

 

S'il en croit le titre de ce recueil de poèmes, Chronomètres, ce serait dans le sens de la mesure que le lecteur serait invité par Vincent Gilloz.

 

Eh bien, le titre est trompeur, comme le temps d'ailleurs, qui ne se laisse pas saisir par une acception ou par une autre, imprévisible qu'il est.

 

De fait le poète ne trompe pas le lecteur. Le sous-titre qui ne figure pas sur la couverture mais sur la page de garde, est on ne peut plus honnête:

 

Poèmes pour mesurer sans règle le temps qui passe.

 

Si le lecteur averti n'est pas trompé, ce sous-titre l'intrigue. Comment peut-on donc mesurer le temps sans norme ou sans instrument?

 

Le recueil est divisé en trois parties, qui ne sont pas tout-à-fait conformes au développement qu'aurait un exposé classique sur le temps:

  • Tenter
  • Bégayer
  • Embrasser

 

La poésie française se prête à cette partition, à laquelle se livre l'auteur, qui avait déjà montré des dispositions, quand il commit un roman. 

 

Pour éclairer notre lanterne sur ce sujet traité par son recueil, le mieux est encore d'en donner un aperçu en en extrayant quelques passages:

 

Tenter

Inutile d'attendre demain

Le jour est toujours là même en pleine nuit

[...]

Le temps libre

ça n'existe pas véritablement

c'est juste du temps

pris autrement

[...]

Le temps n'est jamais perdu en vérité

il est toujours là

indifféremment

ce n'est pas une chose qu'on gagne

ni qu'on dépense

 

Bégayer

Le temps le temps le temps

depuis le temps que je tente

cela tend à me rendre

fou

d'attendre tant

[...]

Encore encore

non pas maintenant

oui maintenant

attends attends

il faut saisir

l'instant

 

Embrasser

J'aime quand tout s'arrête

et que la lecture

fixe son rythme

son air

sans fêlure

on croirait même

que quelque chose

perdure.

[...]

J'aimerais être lent

vraiment

en avoir rien à faire

[...]

le temps est le diapason

des relations humaines

qui s'affirment ou se délitent

selon le moment

être amis c'est vouloir

la même chose en même temps

un peu comme être amants

mais le couple c'est aussi

ne pas parvenir à vouloir la même chose

en même temps

tout en le voulant.

[...]

Et je crois qu'il faudrait

faire du temps un allié

lui donner rien qu'un

léger infléchissement

du bout de l'index

une petite inclinaison

pour lui indiquer discrètement

le chemin à suivre

le laisser faire

lui faire confiance

pour que ça passe

 

rien ne sert de courir

 

Francis Richard

 

Chronomètres, Vincent Gilloz, 80 pages, Éditions des Sables

 

Livre précédent:

L'écorce du réverbère (2022)

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14 octobre 2023 6 14 /10 /octobre /2023 22:00
La Grâce, de Roland de Muralt

Vous étiez singulièrement belle.

 

Peu à peu, le lecteur reconnaît qui est cette beauté. Mais ce n'est qu'à la fin de La Grâce qu'il peut lui donner son nom avec certitude, un nom que Roland de Muralt se garde respectueusement de prononcer jamais.

 

Alors le lecteur relit volontiers l'ouvrage pour se convaincre qu'il ne se trompe pas sur son identité, pour que ce qu'il prenait pour des indices devienne des confirmations.

 

La principale des confirmations se trouve d'ailleurs dans ce petit paragraphe qu'il a lu au début sans trop y prendre garde mais qui en réalité signifie beaucoup:

 

Vous souvenez-vous de tous ces peintres, si nombreux à venir jusqu'à vous arrivant de Rome, de Naples, des Flandres, de Hollande, de France ou encore du royaume d'Espagne...?

 

Comment la représentaient-ils tous ces peintres?

 

Vêtue d'amples étoffes rouges,

jaunes, vertes ou bleues,

qui vous couvraient de draperies aux couleurs terriblement explosives...

 

Le poète précise:

 

Devant eux vous lisiez ou vous chantiez, vous caressiez un crâne vide ou alors le contempliez avec votre doux regard, l'un et l'autre éclairés par une simple veilleuse.

 

Le crâne vide fait songer aux deux tableaux d'elle peints par Georges de La Tour, l'un où elle le caresse et l'autre où elle le contemple avec un doux regard, l'un et l'autre sous une faible clarté.

 

Alors, maintenant, certain d'avoir compris de qui l'auteur parle, le lecteur attentif note que celui-ci dit tout au début en s'adressant à elle:

 

Vous étiez nue, je l'ai dit, vous l'étiez souvent.

 

Une sculpture célèbre de Gregor Erhart n'en est-elle pas une représentation?

 

Je contemplais votre vieux corps: herbe desséchée, fleur fanée, épine, rose trémière, amas de bois.

Un palimpseste.

 

Et le nom de Donatello et l'image de son oeuvre sculpturale en bois la représentant viennent à l'esprit...

 

Là où les doutes se dissipent définitivement, c'est quand il ajoute que ce sont les grands maîtres qui se risquaient à peindre son âme éclatante, inondée d'étoiles et de lumières.

 

Aussi relire l'opus devient pour le lecteur éclairé, un régal qu'il savoure à sa juste valeur: il est décidément en terrain connu quand il se rend compte que c'est Le Caravage qui la campe en femme exaltée, transportée, enflammée, extasiée, immémoriale, même si l'auteur s'abstient de le citer. 

 

À partir de là, le récit que ce dernier fait de ses relations avec elle est émaillé de quelques citations de poètes ou de paroles de chanson bienvenues. Dans ce récit imaginaire et poétique, il lui parle, elle l'écoute et lui répond.

 

Même s'il ne se retient pas de dire crûment les choses comme elles sont, il ne s'attarde pas trop sur son existence passée, c'est-à-dire avant qu'une divine rencontre ne change sa vie,

avant que son corps fût devenu bûcher,

que son âme fût décorrompue et qu'à nouveau elle fût éblouie.

 

Il se met enfin à la place d'un peintre, qui aime les corps et celui de sa muse en particulier, et lui prête cette intention:

 

Je reproduirai la grâce (et non sa théologie subtile et vaine), je m'invétérerai dans la grâce

et peindrai son mystère.

 

Une fois cette peinture singulière achevée, la muse quitte sa grotte et lance son âme dans l'abîme du haut.

Le peintre erre dans les ruines de Rome.

Sur le poète la nuit [se répand] comme une aile immense...

 

Francis Richard

 

La grâce, Roland de Muralt, 88 pages, Éditions de l'Aire

 

Livre précédemment chroniqué:

 

Traité du vide (2017)

 

Publication commune avec LesObservateurs.ch.

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20 septembre 2023 3 20 /09 /septembre /2023 20:00
Peaux, de Nuria Manzur-Wirth

Les Peaux font l'interface entre l'extérieur et l'intérieur des corps, c'est-à-dire qu'elles font communiquer des espaces.

 

Comment exprimer ces échanges sinon avec des mots et des silences éloquents.

 

Au début de ce livre poétique, Nuria Manzur-Wirth explicite ce qu'elle entend par espace, comment elle le perçoit, le représente, le crée.

 

Pour ce faire elle remplit celui des pages du recueil de lettres et de mots, dispersés comme les pièces d'un puzzle.

 

Un exemple permet d'en appréhender la vision:

 

    Nos peaux

                      transpirent l'acier d'une parole de chiffres

                                                                   nos peaux

                                suintaient                            l'oracle des

pores

                                                                   Rien

à attendre

           aucune promesse aucun silence

                                                                            L'espace

                                                                  seulement

                                                              l'espace

                                                                  ouvert

                                                                                     de

                                                                         nos mains

                      Phalanges de souffle

                                                       et de soif

 

Pour se laisser pénétrer par son monde, il faut lire simplement, en ne cherchant pas à raisonner mais en se laissant émouvoir par les mots et les phrases, comme ils viennent.

 

Certaines pages sont écrites en anglais, d'autres en espagnol. Si le lecteur ne connaît pas ces langues, du moins peut-il se laisser entraîner par les mots, par leurs sons ou leurs dispositions sur la page.

 

De temps en temps un peu d'allemand, parfois un simple mot, remplit des interstices...

 

Comme la poétesse laisse son esprit vagabonder et mélange les genres, le lecteur retiendra ce qui l'émeut particulièrement, par exemple des aphorismes:

 

Ce sont les paroles             les plus silencieuses

                            qui apportent la tempête

Ce sont les pensées            qui viennent comme portées

                                          sur des pattes de colombes

                            qui dirigent le monde

 

Un souvenir poignant, tel que la mort du frère:

 

Il était guitariste il était drôle il était beau il était colérique

il était mon premier contact avec l'autre

Avec l'autre

                    tout simplement                                          mais aussi

avec l'Autre

                    tout ce qui est totalement Autre

                                                                    l'étrange l'insaisissable

                                                                                            le sinistre          

 

Une rencontre sensuelle, à l'occasion d'un mariage:

 

                                                                              Il brûlait    lui

Et    moi   J'avais peur    Je tremblais                j'avais peur

                                  Je n'avais pas de force je n'avais plus rien

Je n'avais que la peur ambrée de peau d'amande    J'avais peur

                                  peur du santal cendré

                                                                        peur du désir

 

Mais c'est l'espace qui reste son fil rouge, sa préoccupation et celle de son corps:

 

Tu n'es pas face à l'espace tu es dans l'espace

L'espace t'accueille comme un regard et tu te donnes à lui

L'espace te caresse avec ses cils et son souffle-spore suit le battement de tes syllabes

             dans les cordes de la vie qui vibre  

 

Francis Richard

 

PS

À l'intérieur du recueil, un cahier de 16 pages, qui sont autant de nuances d'images en bleu, parle à l'imagination...

 

Peaux, Nuria Manzur-Wirth, 120 pages, Éditions d'En Bas

 

Livre précédent aux Éditions de l'Aire:

 

Esquilles (2020)

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26 juillet 2023 3 26 /07 /juillet /2023 22:55
Cahier de verdure - suivi de - Après beaucoup d'années, de Philippe Jaccottet

Il y a vingt ans, Cahier de verdure et Après de longues années ont été publiés dans la célèbre collection Poésie/Gallimard. Ce petit volume en était le trois cent quatre-vingt-troisième.

 

Ces deux recueils de prose poétique avaient été publiés respectivement en 1990 et 1994. Ils figurent dans le fort volume des Oeuvres de Philippe Jaccottet paru dans La Pléiade en 2014.

 

C'est donc le moment de les lire, ou de les relire, pour constater que le temps ne les a pas outragés et qu'ils sont intemporels, ce qui ne peut que plaire aux amateurs de poésie au sens propre.

 

En tête, Le cerisier: il s'agit non pas d'un cerisier en fleurs qui nous parle un langage limpide, mais d'un cerisier chargé de fruits, aperçu un soir de juin, de l'autre côté d'un grand champ de blé.

 

Cette apparition d'un arbre à la tombée de la nuit inspire au poète plusieurs pages, qui révèlent sa fécondité et son regard singulier. Pour s'en convaincre, un court extrait semble de mise:

 

Il y avait un lien des feuilles avec la nuit et la rivière plus lointaine qu'on n'entendait pas; il y en avait des fruits avec le feu, la lumière.

 

Dans Cahier de verdure, le poète parle entre autres des couleurs d'un verger, le vert et le blanc, son blason, qui lui rappelle des textes d'autres poètes aimés tels que Dante ou bien Verlaine:

 

Couleurs heureuses entre toutes les couleurs, mais plus proches de la nature que les autres, couleurs champêtres, féminines, profondes, fraîches et pures, couleurs moins sourdes que réservées, couleurs qui semblent plutôt paisibles, rassurantes...

 

Alors qu'un ami se meurt, il voit des fleurs dans une prairie, bleues, jaunes et blanches. Il ne veut pas seulement les nommer, les identifier par leur couleur ou les énoncer comme un drapeau:

 

Le vieil homme n'a pas survécu longtemps à ces fleurs apparues. Naturellement, elles ne l'ont pas sauvé, elles ne nous ont pas consolés, elles ne sauveront ni ne consoleront personne. Nul n'échappe au déclin dans des visions.

 

Les visions d'Après de longues années sont plus aquatiques que florales, encore que le poète y rende encore hommage à des fleurs, aux pivoines qu'il accorde, il ne sait pourquoi, à la pluie:

 

Parce qu'elles s'inclinent sous leur propre poids, certaines jusqu'à terre, on dirait qu'elles vous saluent, quand on voudrait les avoir soi-même, le premier, saluées.

 

À la rose trémière, dont la floraison se propage de bas en haut de sa haute tige, à mesure que l'été passe. À l'instar d'enthousiastes, il la baptise d'ailleurs passe-rose, dont il dévoile la leçon:

 

Que la rose du chant

brasille de plus en plus haut

comme en défi à la rouille des feuilles.

 

Les eaux sont celles du lac de son enfance que surplombe la montagne, celles de la Sauve ou du Lez, qu'il qualifie de prodigues, et qui ne reviendront jamais sur leurs pas, ou du col de Larche:

 

Le torrent parle, si l'on veut; mais avec sa voix à lui: le bruit de l'eau. Serait-ce donc que, sans m'en être avisé jusqu'ici (l'esprit décidément bien lent, bien obtus), je cherche à dire l'intérieur de ce bruit, de cette course? L'invisible, en ces eaux, par quoi elles touchent ce que j'aurais en moi d'invisible?

 

Dans le texte final intitulé Après beaucoup d'années, d'où le titre du second recueil est tiré, le poète constate que tout ce qu'il a vécu de sinistre pendant près d'un siècle de l'Histoire humaine:

 

Cela aurait dû, cela devrait changer nos pensées, notre conduite peut-être, on le voit bien. Néanmoins, à tort ou à raison, ce qui fut pour moi, dès l'adolescence, essentiel, l'est resté, intact.

 

Francis Richard

 

Cahier de verdure - suivi de - Après de longues années, Philippe Jaccottet, 208 pages, Poésie/Gallimard

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13 juin 2023 2 13 /06 /juin /2023 17:30
La ruée vers l'ombre, d'Arthur Billerey

D'après la quatrième de couverture, le poète Arthur Billerey révèle, dans ce recueil, à travers son élan poétique les tourments liés à l'éco-anxiété de sa génération.

 

Ce serait suffisant pour dissuader quiconque de sensé d'ouvrir ce livre. Mais, si les poètes n'ont pas toujours raison sur le fond, ils savent parfois y mettre la forme.

 

Si la croyance dominante, qui fait fi de l'observation honnête du réel, est qu'il y a des raisons d'être anxieux, il convient de passer outre pour apprécier l'expression.

 

D'ailleurs le lecteur attentif peut, à raison, se demander si le poète qui semble faire partie des croyants de cette religion, de temps en temps, ne cède pas à l'ironie:

 

il est écrit dans le journal

qu'il faut changer drastiquement

 

nos modes de vie nos habitudes

 

Le titre lui-même, La ruée vers l'ombre, est un clin d'oeil à une autre ruée, celle vers l'or, qui fit beaucoup rêver et qui déçut également nombre de ses participants.  

 

Il s'agit ici d'une ombre bien particulière, celle qui permet de se protéger contre le réchauffement climatique, dont il est convenu de surestimer les effets et l'exception.

 

Le poète n'est pas complètement dupe puisqu'il dit:

 

il a fait chaud comme en quarante

moins les balles et moins les bombes

 

Il ne voit pourtant pas l'avenir avec sérénité et reprend la sémantique des médias et des politiques:

 

le futur ce mourant qui nous tisonne

suit à la trace l'empreinte carbone

 

Jusque dans un propos amoureux:

 

une lumière en toi quelquefois me malmème

et c'est la fonte de la banquise à mes yeux

 

Pour se donner bonne conscience, il se dit qu'il appartient au moins au camp du bien:

 

il y en a qui se la coulent douce

actionnaires d'un océan de ruines

 

ce qui est aussi une façon de faire

 

mais qui n'est pas la mienne

 

Comme dans les religions révélées que cette religion singe et qui sont mises sous le tapis, la culpabilité fait son retour, mais cette fois elle est séculière:

 

est-ce de ma faute ou de la tienne

si l'eau ne traverse plus les roches

 

Qui dit culpabilité, dit repentance où l'humour toutefois n'est pas absent:

 

alors j'ai des comptes à rendre

jusqu'à l'arête de poisson

 

alors j'ai des comptes à rendre

jusqu'à la cime de l'arbre

 

comme la forêt vierge

rend la nuit venue quiétude

à chacun de ses singes

 

Une petite allusion à Éole, la divinité du vent des Anciens, et à l'abandon des énergies fossiles, confirme l'orthodoxie du propos:

 

on pourrait remplacer le diesel et l'essence

 

par le vent histoire de laisser nos empreintes

 

Il est peut-être, cependant, hétérodoxe de dire:

 

le réchauffement syllabique

le vois-tu venir?

[...]

voilà les mots retransformés

en énergie solaire

 

la nuit ne peut l'ensevelir

 

Francis Richard

 

La ruée vers l'ombre, Arthur Billerey, 96 pages, Editions Empreintes

 

Recueil précédent aux Éditions de l'Aire:

 

À l'aube des mouches (2019)

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29 mai 2023 1 29 /05 /mai /2023 18:15
À peine un petit mouchoir bleu, de Françoise Matthey

Du ciel on ne sait rien. À peine un petit mouchoir bleu dans sa poche.

 

Dans un monde incertain, arrivée au soir de sa vie:

 

Avec. Il faudra faire avec, elle dit. Ou plutôt... sans. Avec sans. Sans plus d'élans, sans plus de chemins, d'enjambées dans les herbes sauvages, d'empreintes dans la terre mouillée. Faire avec. Ce qui n'est plus. Qu'on a perdu. Ce qu'on aimerait dire. Qu'on ne sait pas dire.

 

Comme on ne sait jamais ce que la vie réserve, il faut l'inventer, l'inventer encore, perpétuellement, même à ce moment-là, au risque de la perdre:

 

Inventer la vie dans son déclin exige une foi immense, elle dit.

 

Faire avec, c'est peut-être faire, tout simplement, sans rime ni raison:

 

Étrangement, ce n'est que lorsqu'elle cesse de raisonner qu'elle s'apaise.

 

Faire avec, c'est s'accommoder de ce qui arrive comme si on l'avait choisi:

 

Depuis qu'elle a retiré toute illusion de ses ombreux combats, elle ne se raidit plus, pleure moins salé.

 

Faire avec, c'est ne plus se donner d'objectif mais une direction:

 

Sa décision est prise: elle ne se forcera plus à atteindre quoi que ce soit. Disons, rien qui ne soit essentiel.

 

Faire avec, c'est accepter le miracle de vivre:

 

Quelque chose venu on ne sait d'où et qui repartira.

 

Faire avec, c'est aimer tout de suite, sinon ça ne compte pas.

 

Faire avec, c'est mettre un pas devant l'autre, ne pas rester immobile, n'en déplaise à Ramuz 1:

 

Confier sa vie à la vie, avance-t-elle pudiquement, est un mouvement, un mouvement vers l'étonnement, vers le risque peut-être de chanceler dans l'écheveau des traces, le noué du passé.

 

Faire avec, c'est évoluer, bon an, mal an, dans le labyrinthe des questions sans réponse.

 

Faire avec, c'est ne pas lutter inutilement contre le courant et, quand on est entraîné au fond, s'abandonner au rien:

 

Là, dans le creux de l'intime, elle découvre alors en ses propres confins, des ornières fleuries, et tout au fond, des rivages oubliés, stratifiés en un socle solide, sur lequel elle parvient à prendre appui, pour lentement remonter à la vie.

 

Faire avec, c'est ne pas regarder derrière soi, aller à la rencontre de l'autre:

 

Tout compte fait, il n'y a rien de plus que le visage de l'autre, sa singularité, sa fragilité qui révèle l'absolu de notre humanité, se dévoile là, dans l'insignifiant, dans les échanges anodins du banal, entre l'insondable du passé et celui de demain.

 

Faire avec, c'est ne plus s'obstiner à comprendre, mais livrer passage à l'ineffable et à l'amour, qui est plus fort que la mort.

 

Faire avec, c'est, quand son corps est à bout et sa voix inaudible, faire en sorte que tout devienne simple, accueillir la vérité indicible, glisser sous les étoiles:

 

Elle n'est plus celle qui attend, n'est plus celle qui apprend, qui patiente. Elle est.

 

Francis Richard

 

1 - L'homme ne vit pleinement qu'immobile. Il faut que rien autour de lui ne le détache de lui-même. (Journal)

 

À peine un petit mouchoir bleu, Françoise Matthey, 88 pages, Éditions de l'Aire

 

Livres précédents:

 

À la croisée des brides (2016)

Dans la lumière oblique (2019)

Feux de sauge (2021)

L'Arche des fous (2022)

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19 avril 2023 3 19 /04 /avril /2023 19:10
Granulométries de l'Éphémère, d'Olivier Pillevuit

Ce recueil de poèmes d'Olivier Pillevuit est composé de quatre parties, qui sont autant de Granulométries de l'Éphémère.

 

Étymologiquement éphémère signifie qui dure un jour, plus généralement est éphémère ce qui est de courte durée, par conséquent insaisissable.

 

Dans Façons d'être - le pluriel indique déjà qu'aucune d'entre elles ne dure -, le poète qui trouve

 

Un bonheur solide

Du mot adéquat

 

sème ce grain, Le Gîte, pour que le lecteur comprenne bien l'objet de sa quête:

 

À l'étable de ma vie

Au chevet du présent

J'assiège mon temps

Contemple l'éphémère

Et redonne l'éclair

À son gîte instantané

 

Dans Finis Gloriae Mundi - la fin de la gloire du monde - un autre grain, D'épines et de fiel, ne laisse guère d'illusions sur l'humaine ambition:

 

Nous allions vers l'oasis et la palme

Ressourcer le progrès des hommes

Missionnaires maudits

Ignorant que nous étions d'épines et de fiel.

 

Cet autre grain, De profundis, fait toutefois entrevoir une échappée:

 

Dans les ténèbres

Trouver son filon de lumière

Et, disposant d'ombre vive,

En façonner l'étincelle.

 

Craie et diamant sont synonymes d'éphémère et d'éternité. Aussi ce grain, Je sais que je suis là, tente-t-il de les concilier:

 

Chaque siècle resquille son temps

D'une liberté de courant d'air

 

De semailles en moissons, tout recommence

Le geste qui sème reconduisant celui qui fauche

 

Argiles et cendres se voisinent

Soufflant mon nom à l'abord de tes lèvres

 

Haleine qui m'épelle et me donne

La force d'une origine et le courage d'une fin

 

Pour finir le poète emprunte Les chemins du Parnasse et invite à l'y suivre à travers les saisons jusqu'à ce grain éponyme (qui n'est pas le dernier):

 

Un seul mot juste débusquant l'indicible

Laissera sa trace sur les chemins du Parnasse

 

Présence dénichée au creux d'un instant

Parousie des poètes où se terre l'ajour

 

Chaque moment colporte sa muse

Comme une flamme prenant sur l'étoupe

Recompose leurs devenirs

 

Francis Richard

 

Granulométries de l'Éphémère, Olivier Pillevuit, 120 pages, Éditions de l'Aire

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10 avril 2023 1 10 /04 /avril /2023 17:30
Respirer la pluie, de Danielle Risse

Il pleut. C'est le bon moment pour Respirer la pluie, à l'invite de Danielle Risse.

 

Pour la respirer, elle conseille de prendre son temps pour lire ses poèmes où:

 

Au passage des saisons

Les mots se bousculent.

 

Le décor, quand il pleut, est en noir et blanc. C'est un temps qui a ses vertus:

 

À travers la grisaille

Le vent emporte

     Mes vieux souvenirs.

 

Mais le vent n'y suffit pas. Il s'accompagne de larmes qui lui dissipent la vie:

 

Nuages obscurs

     Paysage simple et pur

La pluie efface toute trace

D'un pesant fardeau.

 

La poétesse évoque la maison sous les arbres, fermée, aux volets clos, dans laquelle

 

Les heures remplies d'amertume

S'écoulent

          Inexorablement.

 

Elle lui inspire ces deux strophes qui réapparaissent plus loin dans le recueil, en écho:

 

Derrière le mur

Chante un oiseau.

Une ombre échappée

A laissé l'empreinte d'une rose.

 

Beauté secrète

Qui écoute en silence

La réminiscence de la terre.

 

La poétesse n'est pas désincarnée. Seule, elle parcourt les instants fragiles de [sa] vie:

 

À travers l'absence

Je m'en vais respirer la pluie.

 

Tout n'est pas perdu. La vie, essentielle, continue. Elle sait faire du ciel son complice:

 

Il suffit d'une étoile

Pour m'aider à traverser

     Le paysage humain.

 

Francis Richard

 

Respirer la pluie, Danielle Risse, 88 pages, Éditions de l'Aire

 

Livres précédents:

 

Si près des étoiles / Saint-Pétersbourg (2016)

Et l'ombre devient soleil (2019)

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28 mars 2023 2 28 /03 /mars /2023 21:00
L'argument du rêve, de Muriel Pic

Le 6 mars 2023, Muriel Pic recevait le Prix de Poésie 2022 Pierrette Micheloud, attribué par la Fondation éponyme, au Cercle littéraire à Lausanne, pour son recueil, L'argument du rêve.

 

Une photographie n'est rien d'autre que le résultat d'une technique qui saisit le spectateur comme elle saisit un visage, grâce à un déclic mécanique. L'étonnement qui en résulte est certes spectaculaire, mais si pauvre en comparaison de ce qui est le but de l'art véritable: faire rêver le public.

 

Ainsi s'exprime la lauréate dans son discours de réception. Au risque de lui déplaire, il faut nuancer, dire qu'une photographie peut également faire rêver, à condition, toutefois, qu'elle ne soit pas simple technique, comme, pour écrire, un stylo ou un clavier peuvent l'être.

 

Si Muriel Pic parle de photographie, c'est que L'argument du rêve est, selon ses dires, un livre qui travaille avec des archives photographiques inédites, le montage entre les textes et les images ne s'accomplissant qu'avec la complicité de ceux qui fabriquent le livre.

 

Dans son éloge de la lauréate, Jean-Pierre Valotton, membre du Conseil de fondation, dit d'ailleurs, à raison, que texte et images s'interrogent mutuellement, en donnant au lecteur des clefs ou en prolongeant le rêve. Baudelaire aurait peut-être dit qu'ils se répondent.

 

L''expression de lyrisme documentaire pour caractériser l'oeuvre semble tout-à-fait appropriée  et les Crédits à l'état de veille qui figurent à la fin de l'ouvrage témoignent que le lecteur, s'il opère dans son esprit leur fusion avec le texte, aura bien rempli sa partition.

 

Dans Infralyrique, qui est une manière d'introduction à son livre, Muriel Pic dit de quel argument il s'agit: la faculté d'imaginer d'autres réalités engage nos actions, nous engage à l'endroit du bonheur. Je rêve, donc je suis. Certes, mais elle ne rêve pas ex nihilo:

 

Je suis partie d'expériences qui m'ont désorientée, troublée: la visite d'un mémorial près d'une falaise au Japon, quelques heures sur une plage naturiste à Berlin, une traversée entre Patmos et Lesbos, l'île sacrée de l'Apocalypse et l'île du camp de Moira.

 

L'argument est puissant puisque le lecteur est emporté dans les rêves, prémonitoires, de la Japonaise Sei Shōnagon (966-1013) à Okinawa, de l'Allemande Annette von Droste-Hülstoff (1797-1948) à Orplid et de l'Américain Robert Lax  (1915-2000) à Patmos.

 

Okinawa, théâtre d'une bataille en 1945:

 

Il était une fois un archipel

les îles Ryūkyū dites Okinawa

jadis micronésiennes et chinoises

site exemplaire de la longévité.

 

Il était une fois une île

flottant dans un océan de paix

désormais territoire japonais

une île annexée, sacrifiée.

 

Il était une fois une île

une zone stratégique du Pacifique

recolonisée demain

une île d'épaves et de soldats américains.

 

Orplid, où vit une collectivité naturiste et idéaliste dans les années 1920-1930:

 

C'est une île libre en tout cas

parce qu'elle n'existe pas!

Le nom d'une utopie

avec laquelle jamais on ne finit

le titre d'un poème d'Eduard Mörike

aux vers sans désobéissance

qu'il faut impérativement bricoler.

 

La plage ensoleillée s'embrase

la brume les fesses humides

la montée des eaux anciennes

rajeunit autour de la taille.

 

C'est une journée à Orplid

l'île de la nudité partagée.

Désirs et regards circulent

ventre rose, peau, plis et reins.

Il ne la devinait pas

elle ne savait rien

ni le creux ni la tache

ni la forme du sein.

 

Patmos, où les vagues humaines se succèdent:

 

Nous sommes les chaussures des survivants

nous avons vu les routes, les heures

dans chaque pied l'épine de l'humanité.

Nous sommes les chaussures des survivants

nous avons l'eau, le sel, la boue piétinée.

C'est la ballade des sans semelles

elle fait claquer les lacets et serre les gosiers

comme Villon à une date supposée.

Nous sommes les chaussures des survivants...

 

Frères humains, devant nous fuyez!

 

Le mot de la fin se trouve un peu avant la fin de l'Infralyrique, c'est-à-dire au début:

 

Le poème est un moment critique: il donne forme à une inquiétude.

 

Francis Richard

 

L'argument du rêve, Muriel Pic, 176 pages, Héros-Limite 

Muriel Pic, rêveuse

Muriel Pic, rêveuse

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6 mars 2023 1 06 /03 /mars /2023 21:20
Le Ressac, de Sylvie Délèze

À Toi, port d'attache de mes rêves,

que je voudrais pouvoir toujours, attendre sur le quai d'une gare,

coeur battant au rythme lent du mouvement chasseur de blues, le ressac.

 

Telle est l'épigraphe que Sylvie Délèze a placée au début de ce recueil de recueils de poèmes ou de proses poétiques.

 

À plusieurs reprises, des vers libres parlent de cette mère qu'elle ne sera pas:

 

Après chaque session de règles,

attendre.

Attendre que se refasse le nid.

Qui sait?

Chaque vacance, se dire

qu'une nouvelle vie peut-être

daignera poindre ici.

 

Des beautés du monde qu'elle ne montrera pas à ses petits. 

 

De ceux qui la pacifient, tel ce chanteur qui se plaint de l'absence de deux femmes aimées, Marianne et Susan:

 

Les chansons de Leonard

calment

le bouillon

d'enfant-sans-enfant

de fille

vide.

 

De belles personnes, tel ce vieil homme devenu proche:

 

À tailler ainsi l'herbe avec Beau-Papa,

lui qui va gaillardement sur ses nonante et une années

d'une vie laborieuse

guidée par la recherche

de la juste mesure

je vois combien il est tout beau,

dedans.

 

Il est également souvent question de sa mère:

 

Ma mère fut tout à la fois

ma gloire et ma gêne

en même temps et sous le même rapport

 

Sylvie Délèze aime jouer avec les mots dans les titres qu'elle donne à ses recueils comme dans certains de ses vers:

 

Le rire de soi fait pousser les ailes

même aux plus sales moments

Qu'il soit donné de vivre.

 

[...]

 

Oui

vraiment

comme pour passer le gué

ou le goufre

aile-toi

et le ciel

t'ailera.

 

Les mots, ce sont aussi ceux des dialectes de la terre des ancêtres de son Aimé:

 

Pays de toutes les surprises

où le général Garbibaldi in personam finit par nous héberger dans une piaule sans lit matrimonial,

où Sylvester Stallone, Madonna et Rocky Balboa

fleurissent les ronds-points, vendent des fromages de chèvre et prennent la place des Saints.

 

Il n'est pas étonnant qu'elle s'y plaise, elle qui aime mettre le cap vers le Sud et ne doute pas que les nuits de la Saint-Jean d'été triompheront toujours de sa mélancolie:

 

Une telle fièvre paysanne,

je sais,

ne peut dès lors qu'inspirer

le plus grand mépris

aux esprits raffinés,

aux esthètes du Nord,

amateurs de brumes

évanescentes ou de vers

délicatement ciselés,

pour moi qui suis un chantre

gaulois et endiablé

de l'auguste saison et de ses effusions

qui parlent à mon ventre

d'où l'âme peut renaître.

 

Francis Richard

 

Le Ressac, Sylvie Délèze, 116 pages, Éditions de l'Aire

 

Livre précédent:

 

Toccata (pour personnages) en italique (2020)

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Présentation

  • : Le blog de Francis Richard
  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
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  • Francis Richard
  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
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