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25 mai 2025 7 25 /05 /mai /2025 19:45
De la soif, de Laurence Verrey

Pour Laurence Verrey, plus qu'un thème, la soif est cette tension primordiale qui accompagne l'existence, écrit l'éditeur en fin de volume.

 

Il ajoute que cette soif est à la fois creusée et comblée par l'écriture.

 

Dans ce recueil de poèmes, regroupés par thèmes, la poétesse la communique au lecteur. Elle est sous-jacente ou exprimée, quel que soit le thème.

 

FIÈVRES

 

Dans Corps traversé I, il peut lire:

Ce qui n'était pas encore 

parole

[...]

se tendait

vers les eaux intérieures

 

En l'occurrence le mot important est parole, qu'il peut retrouver dans Corps traversé II, où la poétesse se donne un mot d'ordre:

se déprendre

de ce corset réservé à la parole 

des filles

 

Comment y parvenir? Elle le dit dans Dire encore:

recourir au poème

 

qui est, pour elle, comme une planche de salut:

morceau de bois

lettre pauvre

nudité de nos mains

 

L'éditeur a donc raison quand il parle du rôle de l'écriture, puisqu'elle précise qu'à la parole éclipsée:

il suffit cependant d'un mot

fluide

qui repousse le sec

 

Plus loin, dans Éclaircir l'énigme, elle dit:

La parole est le seuil de l'indompté

Aussi, quel que soit le mot qu'elle prononce, voit-elle plein de choses, qui ne sont pas forcément celles que voit le lecteur.

 

FLUX

 

Dans Famille de passage I:

On aura senti dès le matin 

une ivresse infime un vent blanc

se glisser entre nous

                    et coulée dans la gorge

                    cette belle joie du ciel

 

L'inconnu de passage lui demande:

                    Est-ce l'alcool du poème

                    ou l'attente sur le rivage dévasté

                    qui nous tient ?

 

Elle lui répond par une autre interrogation:

                    est-ce le mot terre

                    qui se prend dans nos pieds

                    suspend l'exil ?

 

Là encore le mot peut être salvateur, et, dans la question, se trouve une réponse.

 

Plus loin, dans Famille de passage II, la soif est employée dans les deux sens, propre et figuré:

nous poussons des bourgeons sous la neige

et comme hier encore autour de la table partagée

nous buvons à la soif qui ne meurt pas

 

Plus loin, elle dit, dans Traces du désir:

À la soif des cimes, la cime la plus haute

crie qu'on vienne la boire

il est tant d'eau perdue

 

Il suffit parfois d'employer ce mot de soif, comme dans Famille de passage III, pour qu'il fasse de l'effet:

nous disons soif

          et le poème s'en vient

          comme une eau

 

FRONDES

 

Dans De la soif elle donne la parole à Antigone. L'expression est employée dans le sens de thème: 

Parler de la soif - pas plus que la mort -

n'est épuisé

 

et dans celui d'origine:

De la soif me vient l'amour du chant

le tintement d'une fontaine l'eau d'un lac

 

Dans Certains soirs, place est faite davantage à la tension primordiale qu'à la soif proprement dite:

Certains soirs on voit

passer une ombre

un interdit

une question égarée

on lève un sens

n'importe lequel

pourvu qu'il répande

un peu de jour

cela dit

 

CARTES

 

Dans Mouvement, le lecteur retrouve la dilection que la poétesse a pour les fluides:

Sous le signe de l'évasion

rivières et fleuves sortent de leur lit

serpents d'eau impatients

 

et pour les mots:

frais comme le cresson la luzerne

les noms les sources 

       s'ancrent

       dans la terre

 

Dans Désert, elle file la métaphore de la soif:

langues sèches des chardons

 

De même que dans Glacier:

Sous la glace ou sous la langue

       plus rien que de la pierre

l'eau s'en va goutte à goutte

       minuscule protestation

 

FEUX

 

Dans une heure à peine, il s'agit d'une toute autre soif:

il fera nuit de nouveau

[...]

et avant que la mer 

ne sombre

dans son lourd

son ruminant sommeil

vient l'envie de boire

une bonne dose 

de volcan

pour réveiller l'endormi

 

FUGUES

 

Dans Ode au Mont Ventoux, la soif de poétesse se fait désir, difficile à assouvir:

Touche la montagne effluve et brume

lointaine elle disparaît 

et tout à coup se donne

désirée elle vibre libre qui pourrait s'en emparer

si ce n'est la paume fraternelle des vents ?

 

Dans Arménie 2024, un chant de larmes monte de cette terre martyre et une autre soif apparaît dans la question qu'elle pose en conclusion:

cependant qui par-delà les monts Ararat

se fera défenseur du plus faible

si le voisin conquérant décide de l'écraser

de céder à la soif des voleurs d'eau

à la faim impitoyable des dévorants ?

 

ÎLES

 

Le recueil se termine sur ce thème. Et les premiers vers feraient déjà une très belle fin:

Entre île et aile se glisse ivre et leste

la voyelle de la différence

quand l'île durcit le ton l'aile enchante le gouffre

pour aller d'il à elle - comme d'air à airelle -

un passage une libre césure

et pourtant si souvent la dureté du mur

 

Francis Richard

 

De la soif, Laurence Verrey, 112 pages, Bernard Campiche Editeur

 

Livres précédemment chroniqués:

La beauté comme une trêve, 88 pages, L'Aire (2016)

Lutter avec l'ange, 176 pagesBernard Campiche Editeur (2021)

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9 mai 2025 5 09 /05 /mai /2025 19:00
L'ange mort - Leçons d'amnésie par défaut, de Roland Stauffer

Combien d'années a-t-il fallu pour qu'il m'apparaisse enfin, aujourd'hui souriant tout au haut de mon âge.

Il est là. Dans le livre. Dans mon dernier livre. Il est là, dans sa douceur, son tendre sourire sorti de la nuit pour ne plus me quitter.

 

Dans son introduction, Roland Stauffer fait, bien sûr, allusion à L'ange mort, la nouvelle qui donne son titre à ce recueil poétique, écrit par un homme, tout en haut de [son] âge, puisqu'il est né en 1933.

 

Tout juste après, dans Cela arrivera, l'auteur, qui fait partie des géniaux ingénieurs, chantés par Serge Reggiani, sur des paroles de Boris Vian, explicite le sous-titre, Leçons d'amnésie par défaut.

 

Sous la terre du jardin de sa mémoire, un jardin intérieur où il a semé ses souvenirs, les taupes de l'oubli [...] creusent les trous de mémoire. Elles dévorent les racines de [ses] souvenirs. [Il] les [entend]:

 

C'est le chant de l'amnésie.

 

La responsable? la Vieillesse: Maintenant que je suis vieux, j'entre quotidiennement dans un livre. Recto le jour, verso la nuit. Dans le même temps, je lis et j'écris. J'écris pour découvrir, je lis pour confirmer.

 

Sous sa plume, le lecteur découvre que des mots figés ou des expressions toutes faites prennent un tout autre sens, plus profond, non dépourvu d'humour, que celui qui leur est communément donné:

 

  • Il n'y a pas de meilleur flambeur qu'un homme de paille.
  • Si vous rencontrez une erreur sur votre chemin, le mieux est de la laisser là où elle se trouve. Il y a suffisamment d'amateurs.
  • Tabou: c'est un tabouret auquel on a coupé les pieds.
  • Il faut au moins vingt chinelles pour faire un polichinelle. C'est pourquoi il est si rare d'en trouver un bon.
  • Il est fini le temps où les drilles étaient joyeux, le temps des fêtes où les rires éclataient en étincelles. Les drilles se sont retirés dans de tristes appartements où ils lisent des journaux...
  • C'est très curieux, à force de tourner en rond, il me semble que je m'élève. Je ne décris pas un cercle dans un plan, mais une spirale dans l'espace, sur un cône qui s'évase vers le haut.
  • Les questions se posent et se reposent. Quand elles se reposent, c'est leur manière de faire la sieste.

 

Ces quelques exemples, hors de leur contexte, donnent une petite idée, petite seulement, des vingt-deux histoires courtes qui composent le recueil et dont les chutes sont savoureuses, réjouissantes. 

 

La complainte d'Atlas1, devenue chanson, est mise en musique par Sabine Egger Baumann, au piano, et Pierre Krummenacher, à l'accordéon, chantée par eux deux et Laurence Regad-Stauffer.

 

Francis Richard

 

1 - Le lecteur peut l'écouter via un QR-Code figurant dans le livre, ou, sur le site de l'éditeur, via le lien indiqué ci-dessous.

 

L'ange mort - Leçons d'amnésie par défaut, Roland Stauffer, 80 pages, Éditions Encre Fraîche (illustré par Marcel Cottier)

 

N.B. Le vernissage du livre aura lieu le vendredi 13 juin à 18h, chez Payot, Place Cornavin 7, 1201 Genève, Tél 022 404 44 30.

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2 avril 2025 3 02 /04 /avril /2025 18:35
Une nuit au cap de la Chèvre, de François Cheng

"Voici une des dernières habitations du cap, me précise la conductrice. Autrement dit, on est ici en un point extrême de la terre d'Occident. Au-delà il n'y a plus rien, que l'Océan."

 

La conductrice est une lectrice de François Cheng:

 

Ainsi les écrits de ma nuit ont suscité une rencontre de coeur à coeur qui rompt jusqu'à un certain degré, ma réclusion forcée face aux épreuves du grand âge.1

 

Laissé vite seul par son hôtesse dans une maison pourvue de toutes les commodités, après s'être réveillé vers minuit et ne pas s'être senti en sécurité par les fracas répétés des vagues, entrecoupés des cris stridents de quelques oiseaux de nuit, un changement s'opère en lui:

 

La frayeur fait place à une sensation de bercement quasi enivrante.

 

Ayant vécu près de cent ans, il est pris par l'urgence de dire ce qu'il y a de spécifique dans le fait d'être humain

 

En effet la mort rend unique l'existence

 

Aucune vie qui se donne n'est destinée à une perte pure et simple. Par le renouvellement qu'elle suscite chez les vivants, elle entraîne la Vie dans le processus de la transformation.

 

Le Cosmos en est le témoin, mais ce n'est pas un témoin indifférent:

 

Par la loi fondamentale de son fonctionnement, [il] démontre, de fait, la marche de la Voie ouverte.

 

Dans une première partie, l'auteur explicite les rapports entre Vie et Cosmos, avec des expressions qu'il veut concrètes, imagées, immédiatement compréhensibles.

 

Il note ce qui les différencie:

  • Le Cosmos est vastitude, permanence; la Vie, espace restreint, durée éphémère.
  • Le Cosmos est ignorance; la Vie, conscience.
  • Le Cosmos est mécanisme; la Vie, devenir.

 

L'être humain en effet, répondant à l'appel de la transcendance, crée. Intelligent et libre, il est à même d'affronter toutes sortes de souffrances, tel que le Mal, qu'il peut lui arriver de servir, au risque de détruire l'ordre de la Vie même.

 

La Mort fait que la Vie est vie. C'est ce qui la rend unique: elle pousse l'être humain vers l'urgence de vivre, en vue d'une forme d'accomplissement ou de sublimes dépassements.

 

La mort est-elle un plongeon instantané dans le néant? François Cheng ne le croit pas. Il affirme même avec Rainer Maria Rilke que la Mort est un Ouvert.

 

En donnant sa vie sur la Croix, en vainquant le Mal radical par l'Amour absolu, Quelqu'un a ouvert par sa mort la Voie de la Vie qui ne périra plus.

 

Quel principe réunit Cosmos et Vie? L'idée d'un mouvement circulaire:

  • Le Cosmos a une structure à base de rotondité.
  • La Vie est double circulation: horizontale (communion entre humains par le génie du langage) et verticale (communion entre l'existence et la transcendance).

 

Dans une deuxième partie, François Cheng raconte d'abord comment il a survécu dans son pays d'origine à l'invasion japonaise, puis à la guerre civile, jusqu'à ce que se révèle à lui, à quinze ans, la poésie:

 

Le poète digne de ce nom reçoit mission non seulement de dire, mais d'accompagner toutes les âmes espérantes par son chant. Il ne doute pas que si les humains sont reconnaissants au Créateur de les avoir créés, le Créateur, lui, sait gré aux humains de prendre en charge les épreuves que comporte l'aventure de la Vie.

 

À dix-neuf ans, il se rend en France avec son père qui participe à la fondation de l'UNESCO, en tant qu'expert de l'éducation. Quand ses parents partent aux États-Unis pour commencer une nouvelle vie, il reste en France:

 

Mon urgence immédiate était de bien apprendre le français. Le poète étant le serviteur des mots, s'exprimer dans une nouvelle langue qu'il ne connaît pas équivaut pour lui à tout recommencer à partir de zéro.

 

Un autre tournant dans sa vie se produit dix ans plus tard quand l'épouse de Vercors qui l'a accueilli chez lui récite par coeur deux de ses poèmes qu'il leur a envoyés...

 

Dès lors la divinité tutélaire de la poésie, Orphée, va le hanter et il va s'intéresser à la grande tradition orphique. Parmi tous les poètes qui ont renouvelé le mythe au centre de l'inspiration, il considère que le plus important au XXe siècle est Rainer Maria Rilke 2.

 

Ce mythe est présent dans la Chine, plusieurs siècles avant notre ère, si bien qu'il peut écrire, ayant échoué en Extrême-Occident, en Finis-terre, que le Tao et la voie orphique ne font qu'un en lui... et que la nuit passée au cap de la Chèvre est propice à ce que lui reviennent des chants par lui composés.

 

Parmi ces chants qu'il reproduit, en voici un, de quatre vers:

 

Vraie Lumière,

Celle qui jaillit de la Nuit;

Et vraie Nuit,

Celle d'où jaillit la Lumière.

 

Et un autre de ce poète orphique, qui conclut son ouvrage:

 

Oui, la terre est une vallée où poussent les âmes,

Et toutes les âmes aimantes sont aimantantes.

Ce qui est lié sur terre ne se délie pas aux Cieux,

Dans l'immarcescible espace constellé du Coeur.

 

Francis Richard

 

1 - Il est né le à Nachang (Chine).

2 - Voir mon article du 15 décembre 2014 sur Les Roses.

 

Une nuit au cap de la Chèvre, François Cheng, 80 pages, Albin Michel

 

Livres précédents chez Albin Michel:

 

Assise-Une rencontre inattendue (2014)

De l'âme (2016)

Une longue route pour m'unir au chant français (2022)

 

 

Livre précédent chez Gallimard:

 

Enfin le royaume (2018)

 

Publication commune avec LesObservateurs.ch.

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21 janvier 2025 2 21 /01 /janvier /2025 19:25
Rup//ure (Rupture), de Marc Kiener

La vie est faite de ruptures, qui touchent le corps ou l'esprit, mais, en fait, qui touchent l'un et l'autre parce qu'ils sont indissolublement liés, jusqu'à l'issue fatale. Cela commence dès le début de la vie, avec le cordon ombilical...

 

Le titre de ce recueil de poèmes est éloquent de par son orthographe et de par son aspect. Là où le lecteur s'attend à trouver un T, il voit deux barres obliques, qui symbolisent une solution de continuité, c'est-à-dire une rupture.

 

La couverture n'est pas seulement singulière par le titre mais aussi par la ligne irrégulière qui la traverse de haut en bas et qui est, usuellement, parcourue de gauche à droite, signifiant peut-être qu'il y a un avant et un après. 

 

Dans la première partie, dès le premier poème, Zone frontière, s'il n'a pas cédé à la tentation de lire la quatrième de couverture, le lecteur apprend que la Rup//ure s'est produite sur la route, qu'il s'agit d'un accident de voiture:

 

La ligne se déchire // en un point de

    rupture,

         En travers // on franchit

              La zone frontière,

                   On s'écrase // morceaux de métal,

                       De verre,

                           Et de chair.

 

Les poèmes suivants confirment ce qui s'est produit un jour de froid glacial et dont le poète se souvient assez bien, quoi que son esprit et son corps soient en État de choc et qu'il se trouve dans un entre-deux, entre ombre et lumière:

 

L'esprit figé,

                    Perdu dans le gel.

Le corps pend,

                 Comme une enveloppe;

Il ne reste qu'une matière informe.

 

Ce qui est singulier, c'est bien sûr l'accident - aucun n'est identique à un autre - mais c'est aussi le témoignage que son esprit en morceaux, brisé, comme son corps, parvient tout de même à reconstituer, avant que tout se brouille.

 

Il fait le parallèle entre les débris de métal, de chair et de verre et son Désordre des mots quand viennent les secours. Il parle de lettres accidentées, de récits fragmentaires, de syllabes parasites, de paroles blessées, de chaos.

 

Dans la deuxième partie, le poète décrit les soins prodigués pour que, étape après étape, corps et esprit, un temps en perdition, finissent par se reconstruire. Dans IRM - Anatomie de l'humanité, il est alors à merci et s'interroge:

 

Que pensent ces hommes derrière leurs écrans,

Scrutant nos profondeurs, sans comprendre comment

Notre esprit se maintient dans ce corps défaillant?

Ils questionnent encore la nature du vivant.

 

Dans cet entre-deux, entre la vie et la mort, Marc Kiener revient à l'essentiel, à ce qui compte vraiment, c'est-à-dire à celle qui partage sa vie, à son visage, à son souffle contre le sien et se révèle humain (on ne l'est jamais trop):

 

Dans chaque éclat de verre,

C'est ton absence que je redoute,

Plus cruelle que la mort elle-même.

 

Et si aujourd'hui je tremble,

Ce n'est pas de douleur,

Mais de la peur de te perdre.

 

Là aussi il y a rupture. Il est significatif que, dès lors, lui et elle ne disent plus nous, mais toi et moi. Si bien qu'il souhaite cette fois la collision de leurs corps, pour que son coeur se remette à battre, qu'il s'en sorte, intensément vivant.

 

Dans la troisième partie, comme tous, il cherche l'origine, veut remonter le temps, retrouver le monde d'avant en franchissant la frontière invisible/Qui partage l'espace et le temps, mais finit par se dire, comme Sous le grand saule:

 

Le choc a rompu

Le rythme douloureux de la chair;

Il faut saisir à présent

L'instant qui passe.

 

Francis Richard

 

Rup//ure, Marc Kiener, 120 pages, Éditions des Sables

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20 novembre 2024 3 20 /11 /novembre /2024 19:40
Ce que l'ombre dit de la lumière, d'Adèle de Montvallon

11

Marchant sur un trottoir la nuit, à ses pieds son ombre grandit. Noire et pleine, elle perd soudainement son opacité et disparaît. Elle recommence son cycle au fil des lampadaires.

 

Ce poème en prose illustre le titre du recueil de poèmes d'Adèle de Montvallon et sa façon de voir les êtres et les choses, de la dire.

 

Un autre exemple montre qu'elle sait suggérer au lecteur ce qu'elle voit d'une manière précise, tout en le laissant libre d'imaginer:

7

Des vagues de pluie s'écrasent sur la vitre. La maison d'en face éloignée seulement de quelques mètres est voilée par un rideau d'eau. Les arbres dansent dramatiquement, fouettés, ballottés par le vent et la pluie. Un éclat lumineux déchire le ciel couleur brouillard, suivi d'un grondement.

 

Son art de la mise en scène, le lecteur le retrouve dans ces quelques lignes où tout semble tranquille alors que ce n'est qu'apparence:

14

Rien ne change dans ce champ de pierres. Un détail trahit ce faux calme, quelques herbes sauvages ploient sous une force invisible.

 

Chaque texte raconte une histoire, plus ou moins longue - les morceaux choisis ici sont volontairement courts, pour donner un aperçu.

 

Souvent le lecteur se demande où elle veut en venir et est tout heureux de trouver à la fin, comme dans une devinette, de quoi il s'agit:

22

Cette succession de ronds noirs, blancs, reliés ou détachés, mis bout à bout, forme des phrases mélodieuses, diffusées au travers d'un instrument minutieusement manipulé.

 

Après cette entrée en matière sur la partition, elle ne s'arrête pas là et, mine de rien, partage avec le lecteur une réflexion philosophique:

Ces feuillets peuvent contenir des milliers de fois la même note, pourtant elle ne dira jamais la même chose. Une langue universelle et pourtant si personnelle.

 

Dans cet autre texte, le lecteur voit très bien le tableau et sourit au fait que l'homme n'a simplement pas demandé au tronc son avis:

27

Un tronc renversé et creusé contre son gré, posé sur deux rondins séparés par de l'herbe, héberge géraniums et herbes sauvages.

 

En espérant que ces exemples auront donné envie de lire le recueil, ce dernier texte est aussi illustration de son titre et de sa profondeur:

40

Plongé dans la lumière,

on ne distingue rien de l'obscurité.

Plongé dans l'obscurité,

on distingue tout de la lumière.

 

Francis Richard

 

Ce que l'ombre dit de la lumière, Adèle de Montvallon, 108 pages, Olivier Morattel Editeur

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26 octobre 2024 6 26 /10 /octobre /2024 19:30
L'entrée du Christ dans la langue française, de Richard Millet

Tout seuil n'est pas un leurre

ni la frontière un mur ni soi un autre

Le lieu est bien toujours la formule où vous êtes

mon Dieu dans les cris le silence les feux

du soir à portée de voix

blanche dans la langue

où vous ne cessez de naître

 

Ces vers précèdent les cinq parties du recueil.

 

Le poète s'était longtemps détourné de la poésie pour les miroirs et les récits. Et il s'était éloigné du Seigneur...

 

VOICI LE RETOUR DU ROI

 

Né en mars, le 29, en l'an de grâce 1953, peu de temps avant Pâques, qui avait lieu le 5 avril cette année-là, il aurait pu mourir, puis renaître avec Lui:

L'unique mort de Dieu est celle

dont le Christ ressuscite

au troisième jour

Le reste est bruit du siècle

et amour du mensonge

dans la mesure d'une langue

qui se retire du monde

tandis que la mer monte

dans le sommeil des esprits

 

Il sait qu'il emploie un langage rebattu pour s'adresser à Lui:

Banale en effet toute langue

devant votre visage et pauvre

jusqu'aux métaphores

qui me séparent de vous

pour vous rendre plus proche

 

Il sait gré toutefois à la langue française de pouvoir Lui dire Vous mieux que Tu.

 

S'il lui manque le latin de l'enfance, il lui reste sa langue et aurait honte du péché que ce serait de commettre un crime contre elle:

Qui blesse la langue ne lèse pas

que la loi de syntaxe mais la vérité

donnée par mère et baptême sous l'arche

où l'e muet ouvre en moi

comme au coeur de l'amande

le silence où je serai nommé

 

POUR UN EXORCISME

 

Il semble avoir composé cette partie pour exorciser la perte de la femme qu'il aimait, atteinte par le mal:

Ta voix à l'aube dans le givre

reprend la forme de ton coeur

oubliant le mal de l'obscure 

étoile que la chimio

éteint multiple dans ton sang

 

Sa foi, en quelque sorte, le sauve:

Vous aimer Seigneur

c'est aimer toujours celle

dont l'absence me retranche

de l'éternité en devenant ce tilleul

redoublé des oiseaux qui y chantent

 

Et de le prier, songeant à Hélène, la troyenne beauté, et à Beatrix, l'aimée de Dante:

Seigneur donnez-moi la force

de traverser la langue

avec celles qui n'ont pas eu le temps

 

LES OUTRAGES

 

Il réprouve les outrages faits au Seigneur:

Outragé chaque jour

le coeur cerclé d'épines

le manteau d'infamie

aussi lourd que le siècle

péchés comme des mouches

au flanc ouvert par la lance

 

Sa langue est sa misère:

Je m'y rêvais royal

et reste un maladif enfant

pas même pauvre en esprit

 

Il ne peut que constater:

Moqué trahi vendu plus douteux

que jamais la langue aussi bradée

pour les perpétuels deniers du rire

 

PSAUMES BLANCS

 

La langue, plus que toutes la française, est la voie:

Je ne me fie plus qu'à la langue

qui ouvre en moi le chemin

où retrouver mon souffle

dans la mesure de la parole

alors je tituberai de joie

sur le seuil où chantonnent les ombres

 

Ce, dès le commencement:

Visage premier dans la langue

le nom répond au cri

la pluie me surveille dès l'aube

le juste mot reste à taire

Le chercher c'est déjà prier

 

Et sa foi est son guide:

Toucher vos vêtements Seigneur

vous parler sans vous voir

bientôt guéri par ce linge

qu'on frôle en écrivant

sans cesser de saigner

ni de regarder le monde

à travers sa propre blessure

 

Le poète, vieilli, prie:

Seigneur ma vie se détache feuille

à feuille du tilleul natal

je n'aurai pas attendu les fleurs

apprenez-moi à moudre entre les mots

le sel des larmes que je n'ai su verser

 

SOLITUDES

 

Il est seul, vieux. Il n'a plus d'épouse. Ses fiancées sont mortes. Que peut-il faire Seigneur?

Écrire c'est attendre votre venue

la différer ou hâter je ne sais

mais vous êtes d'avant le chant

parole parmi les vents

les siècles poussière d'os

votre main me délivrant

déjà de la figure qu'il faut

faire bonne ici-bas

 

Mais ne serait-ce pas plutôt à lui de vous rejoindre?

Seigneur laissez enfin venir à vous

l'enfant qui s'est glissé

dans le corps que voici

 

Francis Richard

 

L'entrée du Christ dans la langue française, Richard Millet, 112 pages, Samuel Tastet Éditeur

 

Précédents billets sur des livres de Richard Millet:

 

Fatigue du sens (17 décembre 2011)

La souffrance littéraire de Richard Millet (21 septembre 2012) :

- Langue fantôme, suivi de, Éloge littéraire d'Anders Breivik

- Intérieur avec deux femmes

- De l'antiracisme comme terreur littéraire

Trois légendes (21 novembre 2013)

L'Être-Boeuf (3 décembre 2013)

Une artiste du sexe (30 décembre 2013)

Le corps politique de Gérard Depardieu (25 novembre 2014)

Solitude du témoin (3 mai 2015)

Province (28 juin 2017)

Étude pour un homme seul (17 mai 2019)

Français langue morte suivie de l'Anti-Millet (30 juillet 2020)

Paris bas-ventre, suivi de, Éloge du coronavirus (22 juillet 2021)

Nouveaux lieux communs (8 juin 2024)

Ozanges (25 septembre 2024)

 

Publication commune avec LesObservateurs.ch

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19 octobre 2024 6 19 /10 /octobre /2024 17:40
Trognes, de Xochitl Borel

Le mot trogne vient du mot gaulois trugna qui signifie museau. Il est employé dans deux sens, animal et végétal.

 

La trogne d'un homme est le visage rougeaud et épanoui de quelqu'un qui a fait bonne chère, qui a bu, dit le dictionnaire Larousse, au sens premier.

 

La trogne d'un arbre est, en arboriculture, le résultat d'une taille qui en fait un arbre étêté, d'aucuns disent arbre têtard: il forme alors une touffe épaisse au-dessus du tronc.

 

Les trente poèmes de Trognes, titre du recueil de Xochitl Borel, établissent donc un lien poétique entre ces deux mondes de vivants.

 

Le premier de ces poèmes commence par cette interrogation:

 

Annonce-moi ton nom,

Trogne

Blessure de sève

Sait-on vraiment ce qui coule

Dans le désir des arbres

 

La poétesse emploie dans le deuxième le mot de duramen (qu'il serait tentant de scinder en deux... vue la suite), qui est le coeur ou le creux d'un tronc, donc d'une trogne:

 

Comme une prière qui se vide

Jusqu'à l'aubier 

 

L'aubier? La partie périphérique, vivante, d'un tronc...

 

Au-delà de la précision botanique, la poésie reprend vite ses droits pour relier les hommes et les arbres:

 

Ton ventre s'emplit

Des coeurs des hommes

Combien d'eux ont déposé le leur

Entre deux souffrances et deux joies

S'il fallait la photosynthèse de ces tissus de mots

Le ventre creux du chêne ne le serait plus

 

Dans un poème suivant elle évoque le vieillissement qui se traduit par des rides chez l'homme et chez l'arbre:

 

Toi tes rides tu les portes

Comme on porte une soierie

Quand moi je les vêts

à la manière d'un chandail de mélancolie

 

Plus loin, le mot sève évoque la vie terrestre, mais aussi céleste:

 

Tout le monde suppose que la sève s'achève au feuillage

Mais moi je sais qu'elle continue de monter jusqu'à chatouiller

Un ange

 

Plus loin encore, la sève végétale de la trogne taillée se mêle au sang animal de l'homme entaillé:

 

Ce n'est que de la sève

Mais pour en avoir le coeur net

Et puisque la folie me guette

La lame luit sans clair de lune

La lame luit et tranche

Un autre tissu où perle

le sang rouge

le sang d'une bête

celle que je suis

animal contre végétal

Réunis

À présent, nous voilà frères de sang

Je lui dis en l'embrassant

 

Ces quelques citations donnent le ton de ce recueil où l'homme animal et la trogne végétale font bien partie de la même nature.

 

Toutefois les trognes que la poétesse semble préférer sont celles des champs plutôt que celles des villes:

 

Même la trogne urbaine

en tête de chat

comme ils disent

Dans le jargon de ceux qui chatouillent

Les platanes du quai

N'est qu'une pâle gourmandise

de ce qu'est la trogne

En liberté

 

Francis Richard

 

 

Trognes, Xochitl, 80 pages, Éditions de l'Aire

 

Livres précédents aux Éditions de l'Aire:

 

L'alphabet des anges (2014)

Les oies de l'Île Rousseau (2017)

 

Livre illustré par Thierry Droz chez Dashbook:

 

Le siècle des couronnes (2022)

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6 octobre 2024 7 06 /10 /octobre /2024 19:35
Au rétroviseur, d'Olivier Beetschen

Ce recueil de poèmes comporte trois parties.

 

Dans la première, le poète s'adresse Au rétroviseur de son Vieux billou - son vélo brinquebalant - comme la reine de Blanche Neige à son miroir.

 

Il lui demande, après avoir percuté un pare-choc, s'il y a un frein sur cet archaïque engin?

 

Si fait, mon maître.

Hélas debout sur la pédale du torpédo

ta nomenclature de gamin n'en tire guère

qu'un grincement plus éraillé qu'âne qui brait.

 

Que fait-il sur cette bécane? Il livre les pâtisseries-confiseries de son père. Et il ne sait trop s'il est rouge de honte de n'avoir pas anticipé le choc ou de colère contre son père de l'avoir gratifié d'une bécane si rustique.

 

Mais son bon fond lui fait préférer se souvenir des notes heureuses plutôt que des orages, de sa grand-mère qui s'inquiétait du sort de son petit-fils et ne baissait pas pavillon:

 

Je me souviens des promenades autour d'Aubonne, des casse-lunettes le long du ruisseau, des chiens de garde qui nous assaillent

 

toutes canines dehors. Armée d'un bâton tu aurais fracassé le museau du premier qui aurait osé. Qu'as-tu vu dans tes rêves, Mémé, pour avoir ce courage?

 

Il se souvient de la camarde, à laquelle il échappe et qui l'a mauvaise. Il ne se réjouit pas trop parce qu'il sait qu'elle aura le dernier mot.

 

Son miroir se moque de lui, parce qu'il culpabilise pour des fredaines, alors que ses aïeux ne s'embarrassaient guère de cérémonies:

 

Tu voudrais avoir été un enfant de choeur?

Raté. Mais n'as-tu pas absous tes aïeux? Pourquoi ne pas invoquer le retour d'une atavique âpreté? Prends garde seulement  que ta plume ne s'émousse

à force de triturer la métrique.

 

Dans la deuxième partie, il rend hommage à ses morts.

 

À son père:

 

À mon arrivée, il ne respirait plus. Les mâchoires écartelées

creusaient un indécent trou de colère, coup de gueule mutique 

à l'image de sa vie. J'ai longtemps scruté le masque mortuaire.

Quand j'ai cru entrevoir mon visage, j'ai allumé des bougies mexicaines.

 

À sa mère, qui a fini ses jours en EMS:

 

À chaque fois mes départs se font plus pressés,

plus effarés, plus coupables quand

je te vois attendre un signe

à la fenêtre. Est-ce qu'il reviendra le fils

qui habille de mots les nuages?

 

Dans la troisième partie, il rassemble trois poèmes de circonstances atténuantes. Le troisième commence ainsi:

 

Pourquoi j'aime la poésie?

 

Parce que dans ce monde où tout se disperse,

elle cherche à rassembler les êtres et les choses.

 

Parce que dans le brouhaha des siècles,

elle avance à pas feutrés.

 

Parce qu'elle est le grain de sable

qui grippe toute dictature.

 

Son miroir avait tort de s'inquiéter. Sa plume ne s'est pas émoussée.

 

Francis Richard

 

Au rétroviseur, Olivier Beetschen, 56 pages, Editions Empreintes

 

Livres précédents à L'Âge d'Homme:

La Dame Rousse (2016)

L'oracle des loups (2019)

 

Livre précédent chez Bernard Campiche Editeur:

La nuit montre le chemin (2024)

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8 septembre 2024 7 08 /09 /septembre /2024 18:40
Bio dégradable, de Sonia Menoud

Les lois de la physique nous le disent chaque jour à travers la feuille qui tombe et se décompose: nous sommes des êtres biodégradables, de sublimes fictions compostables.

Et c'est magnifique.

 

Telle est l'épigraphe aux trois parties poétiques de ce recueil. C'est une autre façon de dire que nous sommes poussière et que nous retournerons à la poussière.

 

Ce ne sont donc pas seulement les lois physiques qui le disent, comme elle le proclame, mais la loi divine, qui se situe au-delà de celles-là et qui introduit à la métaphysique.

 

La première partie s'intitule Scarabée bousier (qui est un insecte coprophage...).

 

La poétesse ne cache pas d'emblée que les lois physiques suppriment la loi divine, qu'elle s'en tient, au fond, au visible et rejette l'invisible:

 

Et le gosse, lui, voit le ciel. Et l'oiseau.

Alors il cherche, il cherche ce dieu

le père dans le ciel et dans l'oiseau, mais

il ne voit rien. Si, il voit le ciel, et l'oiseau.

Et c'est déjà beau.

 

Car c'est là que meurt le psaume,

et que naît le poème.

 

Pour elle la nature est parfaite et l'homme, imparfait (c'est un hommage involontaire au Créateur et une allusion à la chute...). Et son scarabée de dire:

J'ai jamais capté l'interrupteur

        de la langue de bois

        du networking en smoking

        du sauvetage de l'espèce

        à but non lucratif

        du mot châtié/biaisé/couché sur pâture lexicale

 

L'imperfection est conforme au prisme noir avec lequel, elle voit les choses:

Plus qu'imparfaits

Ex.: "Pour l'instant, nous aurions dû vivre"

 

Ce qui rappelle le carpe diem d'Horace...

 

À l'instar d'un Alan Jackson, assise comme lui sur un rocher, elle confirme qu'il faut vivre:

Ma peau burinée dilatera ses pores

pour laisser entrer le requiem des vivants

et la symphonie des morts.

 

Qu'à la suite du Magnifique, elle doit se dire:

Je décide de devenir mien

 

Ou qu'à celle de la jeune pousse paysanne, elle doit s'entendre dire:

"Toi, grandis et pars, grandis et pars.

Va étudier, va voir le monde, voyage.

Toi, ma fille aux yeux rosses, va et pars

 

Et ne te marie jamais, à un paysan."

 

La deuxième partie s'intitule Kosmos & Coquelicot, certifiée bio.

 

Le lecteur retrouve l'incroyance de l'auteure:

Il n'y a rien au-delà de ce qui nous échappe.

ou:

Il est ILLUSOIRE de croire

quand observer

suffit à concevoir

 

Et son impérieux appétit de vie:

J'entends le clac du sécateur

Mon Tendre étête les roses fanées

Dans l'avion j'ai eu peur

Mordu son épaule gauche

Anodin si, vivre n'était pas urgent.

 

La troisième partie s'intitule Psoèmes , une contraction sans doute de psaume et de poème.

 

Cette fois l'auteure fait allusion à François Villon:

Poésie & Science

"qui après nous vivez"

Guidez profane trinité

            Bonté

        Beauté

            Pensée

 

Il s'agit bien d'un hymne humain, trop humain, qui refuse définitivement le sacré, avec pour antienne: décréons, et ce dernier mot, définitif:

Et l'oiseau, lui, voit le gosse. Et la mer.

 

Francis Richard

 

Bio dégradable, Sonia Menoud, 96 pages, Éditions de l'Aire

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4 août 2024 7 04 /08 /août /2024 18:25
Requiem - et autres poèmes, de Gustave Roud

Ma solitude est pure et parfaite comme la neige.

Requiem (1967)

 

Gustave Roud est bien seul, seul avec les oiseaux. Une voix d'outre-tombe lui dit de se reposer. Il lui répond: Mais tu sais bien qu'il n'y a pas de repos.

 

Il n'y a pas d'abîme entre sa détresse et celle des plantes. La voix qu'il entend encore à l'extrême de l'ouïe est celle de sa mère avant qu'elle ne se taise.

 

Il est l'homme traversé par l'éternel qui a fait irruption en lui, ayant subi l'assaut de l'ineffable et vu la vraie lumière, qui baigne les choses périssables.

 

Cette lumière l'a trahi, l'a suivi jusqu'aux confins du temps pour le nier avec une furieuse liberté d'esclave hors des chaînes, sans qu'il atteigne sa mère.

 

Vivre entre les deux mondes, des vivants et des morts, est impossible. Il sait bien que ce n'est pas la demeure natale, celle d'ici, mais l'autre qui l'attend.

 

Heureusement qu'il y a l'infinie fidélité des oiseaux qu'elle aimait tant. Mais il reste sourd à leur chant. Quelque chose en lui demeure clos à ce langage.

 

Une vérité a pourtant fini par se lever en lui, car un oiseau lui a donné la seule réponse, lui a révélé ce qu'il avait cherché en vain pendant toute une vie:

 

Ô mère, écoute: il n'y a plus d'ailleurs.

 

Il se penche, tend la main et trouve les fleurs dont il a cherché toute sa vie un reflet dans le regard des hommes et qui le ré-accueillent avec leurs parfums.

 

Il est en terrain connu. L'y accompagnent le vol et le chant du rouge-gorge jusqu'au seuil usé entre ses buissons de lauriers-roses, le seuil des retrouvailles:

 

Ô mère, [là] où toute parole dans l'ineffable clarté se défait comme une vaine écume.

 

Dans les Autres poèmes, le poète parle de communion:

 

  • Dans Fernand contre le ciel  (Novembre 1937), il commente un poème d'Hölderin , où il souligne la communion entre les deux univers, celui des choses et celui du signe.

 

  • Dans Bouvreuil (Janvier 1938), il évoque l'instant suprême où la communion avec le monde nous est donnée, où l'univers cesse d'être un spectacle parfaitement lisible, entièrement inane1, pour devenir une immense gerbe de messages, un concert sans cesse recommencé de cris, de gestes, où tout être, toute chose est à la fois signe et porteur de signe. 

 

  • Dans D'un carnet d'été. Moulin de Lussery (Septembre 1938), il écrit qu'au moment même où la communion va s'accomplir, c'est toujours le glaive de la séparation qui se glisse.

 

C'est justement de séparation dont il parle dans les trois derniers poèmes:

 

  • Dans Appel d'hiver (Février 1939), il pose la question: Où es-tu? qui en entraîne d'autres: Est-ce que tu ne peux plus entendre ce cri? Est-ce que tu ne peux dire que tu respires encore, si ton coeur bat, si cette épaule où poser ma main, une seule fois encore, m'est refusée?

 

  • Dans Pages d'extrême automne (Janvier 1940), il se rend au cimetière où se trouve la tombe de F. Il n'entend pas sa plainte: Maladroite, comme tous les appels que ceux qui sont hors du temps hurlent ou murmurent à ceux qu'il emprisonne encore. C'est pourquoi je n'ai pas su l'entendre. C'est pourquoi les vivants ne les entendent presque jamais.

 

  • Dans L'aveuglement (Printemps 1966), il ne voit pas et n'entend pas ce qui se trame contre l'Aimé: La fille de l'obscur savait que tu allais devenir prisonnier de l'ombre.

 

Laissons le mot de la fin à Claro qui termine ainsi sa préface:

À la consommation des siècles, le poète oppose la consumation des jours, en une gerbe aussi savante que fiévreuse - que seule la neige de la page a le pouvoir d'apaiser.

 

Francis Richard

 

1 - Mot anglais qui signifie inepte.

 

Requiem - et autres poèmes, Gustave Roud, 160 pages, Zoé

 

Livres de l'auteur précédemment chroniqués:

 

Essai pour un paradis, suivi de Pour un moissonneur (2020)

Air de la solitude (2022)

Petites notes quotidiennes (ou presque) (2024)

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12 mai 2024 7 12 /05 /mai /2024 20:25
fresco stasera, de Marina Salzmann

Au cours d'un périple poétique, Marina Salzmann entraîne AILLEURS le lecteur: au Maroc, au Tessin, en Provence, sur le GR651, en Crète, en Autriche, aux Canaries, en Sardaigne, à Cuba, à Venise et autres lieux d'Italie. Puis le ramène ICI, au point de départ.

 

Où qu'elle se trouve, elle ne peut s'empêcher d'écrire ce qu'elle voit, ou pense, ou sent, ou imagine, comme si, avec ses mots, elle voulait ne rien laisser échapper de ses impressions... Le lecteur remarquera qu'en dehors du début et de la fin, les poèmes sont datés.

 

Entre 2018 et 2022, il y a une solution de continuité. Aucun poème n'est daté de 2020. On croit savoir pourquoi, mais peut-être se trompe-t-on. Comme le monde, sa fibre poétique ne se serait-elle pas interrompue pendant toute une année de mise entre parenthèses?

 

Sans doute chaque lecteur trouvera-t-il à butiner quelque chose de différent dans ce recueil. Car, quoi que dise un poète, les réceptions de ceux qui le lisent ne convergent pas toujours. Aussi est-ce en toute subjectivité que celui qui partage se doit de choisir des extraits.

 

AILLEURS

 

j'avais toujours ma rose bien collée

on l'aurait dite peinte à mes pieds

c'était une rose rose

alors personne ne la voyait

 

caillasse

 

poème du jour

mais qu'y loger

de bien roulé d'un peu joli

un petit morceau d'indigo

un dirham le gramme

qui dit mieux ma bonne dame?

 

Marrakech, 2018

 

dénivelé

 

TRAIN, (n.m.): long berceau amphibie où des songes adolescents désynchronisés chavirent, où l'eau s'irise sous leurs paupières.

 

Tessin 2022, voyage d'études

 

dévotion

 

le chemin est le chemin

ton pas est ton pas

le vent est le vent

sans beauté

sans histoire

solitude

mais sur la ferme surface

ton pas se pose frappe rebondit

ton pas se pose frappe rebondit

& de la répétition de l'impact

le rythme vient

 

GR65, avril 2022

 

brassée

 

cueillir l'instant

- cueillir l'instant? ricanait Simon

il avait décidé d'écrire des poèmes sacarstiques

sur mes célébrations qu'il trouvait fades

il est content du résultat

prétend qu'il poursuivra

- quel titre pour ce futur recueil?

- ronchon !

 

Crète, 2021

 

minuterie

 

le soleil brille sur la mer

le vendeur africain s'approche

il fait endoyer comme une muleta

un grand carré de coton:

- fresco stasera

 

Sardaigne, août 2022

 

ICI

 

le cygne lentement

plonge dans son reflet

englouti par lui-même

il disparaît

est-il sous l'eau

tout chiffonné?

en boule comme un vieux papier?

s'est-il retourné comme un gant?

a-t-il fondu vraiment?

 

mais non

c'est ainsi

selon les dires

que le cygne

se restaure

 

[...]

 

si le soleil était une graine

le ciel serait le bec ouvert

d'un oiseau bleu

 

Genève, n'importe quand

 

Francis Richard

 

1 - Un chemin de Compostelle, depuis Genève, via Le Puy.

 

fresco stasera, Marina Salzmann, 144 pages, Bernard Campiche Editeur

 

Livres précédents:

 

Safran (2015)

La tour d'abandon (2018)

Horizon R (2021)

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15 avril 2024 1 15 /04 /avril /2024 22:55
Le murmure, de Christian Bobin

La montagne s'incline une seconde. Aucune de ses pierres ne sourit. Si tu cherches une récompense pour ce que tu fais, laver la vaisselle ou jouer Chopin, alors, plutôt, ne fais rien: tu as par avance échoué dans l'absolu chef-d'oeuvre de la vaisselle ou du poumon des anges.

 

Le début de l'ouvrage est sibyllin, voire hermétique. Alors traduisons à la lumière de ce qui suit: la montagne, c'est le pianiste Sokolov, et le poumon des anges, Chopin.

 

Tandis que Sokolov s'incline en silence, Christian Bobin écrit à bas bruit et écoute de même:

 

J'écris à voix basse comme parle le lilas dans la nuit profonde et qu'il donne les dernières gouttes de son sang.[...] J'écris comme on rêve.

 

Il ne se justifie pas, il expose:

 

Mon projet est de faire le portrait le plus complet qui soit d'un être humain, ne sachant de lui que ce qu'il donne: des notes et plus précisément des intervalles de silence.

[...]

Rêver, c'est se taire. Ce sillon de silence à mes lèvres est mon plus grand voyage.

 

En fait Christian Bobin a la sensibilité insomniaque du nouveau-né. Il aimerait s'en défaire au risque que toutes les pages de ses livres redeviennent blanches. Ce serait dommage parce qu'écrire l'aide à vivre:

 

L'écriture est un linge frais tendu sur un fil d'encre.

 

Par ailleurs il déplore:

 

La sensibilité s'est retirée du monde. Elle a laissé la place à la précision. Si j'étais la lune, je commencerais à faire mes valises...

 

La sensibilité ne s'est pas retirée de lui. Il n'écoute plus Sokolov depuis des semaines? Alors le pianiste vient à lui:

 

Je ne pense à rien et voilà qu'il m'apparaît accompagné d'un signe, d'un détail qui l'authentifie...

 

Plus loin il dit de lui:

 

Je vois cet homme comme une muraille: une muraille contre la mort. Il supprime la foule, rallume chaque personne en son secret.

 

La Petite Châtelaine que Camille Claudel a extrait des ténèbres est, pour lui, ce bloc irradiant de sensibilité sans lequel nous ne serions rien.

 

À propos de rien, il écrit:

 

Je compte pour rien ma vie et pour tout le poème, si on veut bien entendre par ce mot une rage de douceur. 

 

Hospitalisé à Chalon-sur-Saône, il sait qu'il n'a plus de temps et que c'est une bonne raison pour le prendre:

 

Pour ne rien perdre du temps, commencer par le perdre.

 

Pour ce faire, il convoque à nouveau Sokolov:

 

Le docteur Sokolov m'a fait une transfusion de Chopin. Pendant quelques jours j'ai été protégé de tout et ouvert à tout.

 

Le remède est efficace. Il parle de ses amours, la première l'ayant retenu de mourir, la seconde lui ayant réappris à vivre, et de l'amour tout court:

 

L'amour est cette intelligence où il n'y a plus d'un côté un objet à contempler, dont on pourrait s'enchanter, et de l'autre un sujet ahuri par tant de grâces qui tend les mains pour en recevoir plus. L'amour est une intelligence unique qui s'engendre sans fin.

 

Il n'a plus de temps, c'est le dernier arrêt. C'est le moment d'écrire un livre fort, de ne pas se laisser distraire:

 

Pour écrire un beau livre, il faut juste être au rendez-vous. Il faut simplement dire les choses directement comme elles sont.

 

Il se conforme à cette prescription et se dit:

 

Écris, glane, vole, mais fondamentalement ne fais rien. La poésie est une famille de pauvres en promenade avec leurs enfants aux yeux plus ronds que le ciel.

 

À la fin que reste-t-il? L'amour:

 

Je n'ai jamais été autant aimé de toute ma vie. Tu m'aimes tellement que, même mort, tu vas me sauver. Se séparer quand on ne fait qu'un, c'est dur pour des nouveau-nés comme nous. Mais on partage un monde alors on est invulnérables.

 

Il est au bout du voyage, au bout du langage:

 

La poésie n'est rien, l'écriture n'est rien, la musique n'est rien. Mais ce qui n'est rien ignore la mort.

 

Il part le premier, elle le rejoindra:

 

Quand tu mourras notre amour se recomposera. Il se recomposera dans le ciel rouge, comme le murmure des étourneaux après le franchissement de l'obstacle.

 

Francis Richard

 

Le murmure, Christian Bobin, 144 pages, Gallimard

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10 avril 2024 3 10 /04 /avril /2024 22:00
Poèmes pour Marie, de Jacques Probst

Les poèmes pour Marie ont été écrits sur des coins de nuits pour celle de mes douze filles qui a quarante ans aujourd'hui, précise l'auteur, en date du 4 février 2015, sur la page de garde. Ils sont donc son cadeau d'anniversaire.

 

Dans son introduction poétique, d'ailleurs, il se demande s'il n'aurait peut-être pas mieux valu qu'il lui offre des fleurs, seulement l'hiver n'en est pas la saison et elle seule en est une. Toutefois, prévoyant et pratique, il conclut:

 

Si ce qui suit n'est pas à ton goût,

aucune importance:

tout ça est accompagné d'un bon d'échange.

 

Le recueil comprend d'autres poèmes. Ils figurent dans les premières pages et sous les titres de Prologue 1 et Prologue 2. Mais le lecteur comprend en les découvrant que ces autres poèmes et ceux pour Marie en fait se répondent. 

 

Car les thèmes du recueil sont, en filigrane, l'âge et la fin de vie. Dans l'un des premiers poèmes, le poète évoque ainsi la dernière sonate pour piano de Schubert, la D960, en si bémol majeur, et la courte existence du musicien:

 

qui n'avait pas pour lui un endroit,

une place à la surface de la Terre,

ou, de place, une petite pour peu de temps

mais beaucoup de musique.

 

Le titre des Poèmes pour Marie n'est pas celui du livre. Le poète l'a intitulé Le dernier des Cherokees. Comment ne pas y voir un clin d'oeil fait au roman de James Fenimore Cooper consacré à une autre tribu amérindienne?

 

Le dernier des Cherokees, c'est lui, bien sûr, que l'anniversaire des quarante ans de Marie ne rajeunit pas et qui, en un poème, qu'il oppose aux vents d'hiver, répète, lucide, comme une antienne: Je suis un vieil homme maintenant.

 

L'hiver est la saison du froid et de la mort. Le poète est en harmonie avec elle. Ton feu est mort, se dit-il à lui-même dans un sonnet d'hiver, intitulé Feu froid, où la neige elle-même prend, semble-t-il, une couleur de circonstance:

 

Cendre grise que la neige, jours gris

après nuits grises, recouvre et te recouvre aussi,

Toi bientôt mort de froid, je crois.

 

Il a peut-être eu raison d'évoquer au début du recueil la possibilité d'un échange par bon, sans que l'on sache ce qui pourrait bien en tenir lieu. Le fait est qu'il n'est guère tendre avec lui-même et que cela pourrait déplaire à sa fille:

 

Je deviens de plus en plus vieil homme,

Vieux con qui n'écoute plus personne,

Ou seulement des oiseaux sur mon chemin

Parce qu'ils ont des ailes et s'envolent et s'en vont loin.

 

Le lecteur bienveillant hésite entre le prendre au mot ou voir dans ses autoportraits de l'autodérision, une manière de conjurer le temps qui passe, ou encore un appel à le contredire - ce qu'il cherche peut-être - parce qu'il en fait trop: 

 

Je suis un vieil homme chevrotant maintenant

Pas encore tout à fait sourd

Pas encore tout à fait aveugle

Mais aveugle et sourd tout à fait

Ça viendra, ça viendra.

 

En attendant cette décrépitude hypothétique, il se montre beaucoup plus crédible quand, au bout de son introspection poétique, dans le poème Enfance, il fait un aveu incontestable - s'il en était besoin ce recueil en apporte la preuve:

 

Maintenant vraiment vieillissant

Je ne retombe pas en enfance

comme on dit souvent des vieilles gens

car qu'un enfant, je n'ai pas su vivre autrement.

À cinq ou six ans, j'étais déjà un enfant

qui apprenait alors à lire

mais quand je serai grand

j'apprendrai peut-être à écrire...

 

Francis Richard

 

Poèmes pour Marie, Jacques Probst, 48 pages, Bernard Campiche Editeur

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  • : Le blog de Francis Richard
  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
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  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
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