Anne-Lise Grobéty a quitté ce monde il y a un peu plus d'un an, à l'âge que j'ai aujourd'hui. J'ai fait la connaissance de son oeuvre en lisant Zéro positif chez l'amie qui me logeait à mon retour en Suisse, il y a quelque dix ans, et qui m'avait donné libre accès à sa bibliothèque.
Le titre me plaisait, de même que la couverture, comme toutes celles qui enveloppent de leur brillance les livres publiés chez Bernard Campiche ici. Ce n'est qu'après ce premier essai de lecture transformé que j'ai lu Mourir en février, puis Amour mode majeur.
C'était à chaque fois un très grand bonheur de plonger dans l'univers d'Anne-Lise, tout empreint des blessures que la vie inflige, mais aussi d'une poésie résultant de la magie des mots. Sans raison véritable je me suis contenté jusque tout récemment de ces trois seuls cadeaux littéraires.
En chinant l'autre jour dans une librairie de Lausanne, je suis tombé sur Des nouvelles de la Mort et de ses petits. J'ai vite compris, en le prenant en mains et en lisant quelques pages, que j'avais affaire à un livre bien différent des trois autres d'elle que j'avais lus jusqu'ici.
Le Pays Bougon n'est pas un paradis terrestre, mais un plat pays "couché au plus bas". Il est arrivé en "retard lors de la répartition des parcelles de bon rendement" et n'a reçu que "des lopins de qualité pitoyable". Son climat ne l'est pas moins puisqu'"entre deux excès d'humidité" il a "hérité d'une honteuse saison de sécheresse, d'une déraisonnable portion de pécheresse canicule".
Sur ce pays mal loti règne un roi qui ne se préoccupe guère de ses sujets mais beaucoup de sa petite personne. Il reçoit, entre autres, les soins diligents d'un personnage que François Rabelais aurait pu inventer, s'il était de ce monde et qu'Anne-Lise ne l'avait pas créé, et qui s'occupe de ce qui sort de son fondement, tandis que d'autres s'occupent de ce qui entre par sa bouche.
Le Grand humeur du Roi prend en effet très au sérieux sa charge héréditaire de spécialiste des boyaux royaux. Ce qui lui vaut de demeurer à leur portée, dans l'enceinte du Grand Palais. Comme tout homme qui a une position dans la société, il souhaite que son fils aîné, Islo, prenne sa suite et lui donne donc des leçons d'humorité qui ne rencontrent pas chez son rejeton l'enthousiasme espéré.
Islo est beaucoup plus intéressé par les leçons de son maître Erlanger qui lui apprend à ouvrir les yeux sur le monde, qui lui recommande des livres, qui lui apprend à s'exprimer avec esprit et qui lui présente une belle cantatrice, La Mileni. Celle-ci lui enseignera le chant et il en tombera amoureux transi dès leur première rencontre, oubliant sans problème leur différence d'âge.
Islo oppose une résistance de plus en plus farouche aux projets professionnels que son paternel a pour lui. Au gré des circonstances il feint de se conformer à ses vues ou se rebelle ouvertement contre lui. Son admiration pour son maître qui lui a appris comment étaient maltraités les sujets du Roi, enseigné des principes de moralité publique, initié aux idées subversives du Penseur, ne font que le renforcer dans cette posture.
La situation politique du Pays Bougon finit par se dégrader au fil des années, tant il est vrai qu'aucun pouvoir ne peut se passer de consentement populaire. Le Grand Renversement aura lieu. Il ne se fera pas sans victimes. La Mileni, qui va se trouver en plein milieu des effervescences qui le précède, fera cette prédiction au fils du Grand humeur qui a bien grandi depuis qu'ils se connaissent :
"Je crains, Islo, que nous n'ayons bientôt des nouvelles de la Mort et de ses petits."
Ce livre, écrit dans la langue bougonne, qui est du genre fleuri et imagé, apparaît comme un conte voltairien, mais d'un Voltaire qui se serait départi de tout cynisme et qui rendrait compte de faiblesses trop humaines. Car il nous rappelle que la passion peut faire oublier les beaux principes, et avoir alors de terribles conséquences, et que personne n'est à l'abri de succomber à la déraison.
Ce roman, qui pose une question de vie et de mort, n'est-il pas le testament, achevé six semaines avant sa propre mort, qu'Anne-Lise Grobéty voulait nous laisser ?
Francis Richard