Hier soir l'association littéraire Tulalu!? fêtait ses dix ans à la bibliothèque Chauderon, à Lausanne, devant une belle assistance, suffisamment intimidée peut-être, mais à tort, pour ne pas garnir complètement le premier rang et rester debout, au fond de la salle...
Dans son mot d'introduction, Isabelle Falconnier, déléguée à la politique du livre de Lausanne, souligne que Tulalu!? peut se prononcer sur tous les tons et que c'est ce qui fait le charme de ce mot qui peut être exclamatif, interrogatif et bien d'autres choses encore...
Miguel Moura est le fondateur. C'est un passionné de lectures, même s'il a aujourd'hui banni passion, ce mot galvaudé, de son vocabulaire. A l'époque il est cuisinier, mais il se rend compte - ou se persuade - qu'il ne sera jamais un chef de renommée internationale.
Il est alors dans une phase de doute existentiel. Il a besoin de converser avec d'autres, plus particulièrement à propos des nombreux livres qu'il lit, qui l'interrogent et sur lesquels il s'interroge. Il ne peut trouver de meilleurs interlocuteurs que les auteurs eux-mêmes: Tulalu!? est née.
C'est en distribuant des flyers à Carole Dubuis dans un café qu'il fait sa connaissance. Il en a déjà distribué 200 sans succès, mais celui-là va porter des fruits, au-delà de ses espérances. Car, aujourd'hui, Carole est la présidente d'une association à ce moment-là dans les limbes.
Carole a fini ses études de lettres. Elle ne peut plus voir les livres en lecture. Pourtant le feu qui anime Miguel finit par l'embraser à son tour. Miguel est la boîte à idées du tandem initial (il l'est toujours aujourd'hui): elles partent dans tous les sens; Carole sait les canaliser...
Ensemble ils créent dans un premier temps, en 2010, l'association proprement dite, dans un deuxième, en 2013, ils la professionnalisent avec l'élargissement du comité à d'autres membres, tel que, plus récemment, Sima Dakkus Rassoul, qui a baigné dans la littérature toute petite déjà.
2015 est un tournant décisif pour l'association (qui en a vu d'autres au cours de sa vie sinueuse et qui en verra d'autres) avec la venue de Pierre Fankhauser, comme animateur, puis administrateur. Celui-ci a fait sien le leitmotiv de l'association, qui n'est pas de s'adresser à une élite mais à tous les publics.
Volontiers provocateur, Pierre fait mine d'avouer qu'il ne lit jamais et qu'il donne le change avec ses multiples post-it insérés dans les livres des invités. En fait il respecte l'esprit Tulalu!? en leur posant, à partir de leurs textes, des questions précises, souvent pointues, mais toujours accessibles.
Dans l'esprit Tulalu!? il convient de joindre aux conversations, simples et libres, la musique et la lecture; aux paroles amicales et sincères, les notes et les mots.
Ce soir l'esprit y est bien avec la présence du duo Posology, que forment Nicolas Bonstein et Danielle Goren, le virtuose du sampling et la voix éthérée.
Ainsi ouvrent-ils la soirée anniversaire avec une pièce à faire décoller et planer les âmes, puis avec un intermède où un Charles-Ferdinand Ramuz se met à rapper sur un texte d'Aline (en première mondiale...), enfin avec un... final où des échanges de rencontres passées ressuscitent et où des mercis indéfiniment s'étirent sur la voyelle terminale...
Une fois n'est pas coutume les lectures sont faites par la plupart des auteurs présents, Sofia Verdon prêtant sa voix à quelques présents et à celui qui, avant de s'envoler au ciel, a pris le temps de contribuer à la soirée.
Un grand nombre des plus de 130 auteurs reçus pendant la décennie par Tulalu!? ont en effet écrit le souvenir que leur a laissé une rencontre avec l'association sous forme de quatrième de couverture:
Antonio Albanese, Raphaël Aubert, Stéphane Blok, Anne Bregani, Arthur Brügger, Marianne Brun, Roland Buti, Alexandre Caldara, Christian Campiche, Laurent Cennamo, Olivier Chapuis, Mélanie Chappuis, Nicolas Couchepin, Hélène Dormond, Sabine Dormond, Patrice Duret, Gilberte Favre, Philippe Favre, Isabelle Fluekiger, Alain Freudiger, Olivia Gerig, Markus Hediger, Blaise Hofmann, Marie-Christine Horn, Antoine Jaccoud, Claire Kraehenbühl, Jean-Louis Kuffer, Pierre Yves Lador, Max Lobe, Annik Mahaim, Janine Massard, Francesco Micieli, Pierre-André Milhit, Antonin Moeri, Quentin Mouron, Denise Mützenberg, Baptiste Naito, Cornélia de Preux, Philippe Rahmy, Silvia Ricci Lempen, Michel Rime, Anne-Frédérique Rochat, Daniel de Roulet, Walter Rosselli, Catherine Safonoff, Thomas Sandoz, Julien Sansonnens, Abigail Seran, Sylvain Thévoz, Lolvé Tillmanns, Marie-Jeanne Urech et Rachel Zufferey.
Tous n'ont pu se trouver là. Les absents n'ont pourtant pas eu complètement tort puisque leurs contributions sont présentes sur le site et accessibles...
Bien avant de souffler les bougies d'anniversaire, quelques-unes de ces contributions sont donc lues par Pierre, Sofia et les auteurs qui l'ont bien voulu. En voici ci-dessous tantôt un extrait, tantôt l'intégralité, SL, c'est-à-dire selon longueur...
Pierre lit le texte de Thomas Sandoz :
Tulalu!? est l’histoire de jeunes activistes qui détestent la littérature d’aujourd’hui et décident d’éliminer le plus grand nombre possible d’autrices et d’auteurs. Des années durant, ces mygales tissent à coup de rencontres festives leur toile fatale jusqu’au soir de leur dixième anniversaire, l’occasion tant attendue où, profitant de la présence de nombreux invités, ils vont pouvoir exécuter leur thérapie diabolique. Mais parfois, le réel contrarie la fiction…
Sofia lit le texte du désormais céleste Philippe Rahmy, dans lequel il qualifie Tulalu!? de nouvelle Cagāmag (qui signifiait, en perse ancien, les métamorphoses du langage):
Il y a dix ans, [elle] rassembla à Lausanne ceux qui écrivent et ceux qui tournent les pages, entretenant la mécanique vitale à même de contrarier l’esprit grégaire et sa logique d’aggravation. Un monde naît dans le monde qui meurt. Il nous appartient de naître avec lui, de célébrer, une fois encore, le miracle nécessaire de la parole : Tulalu !?
Sofia lira
Arthur Brügger :
Charlie Fischer raconte comment on vide un poisson, ça fait rire un peu. La guitare de Dylan fout l’ambiance tandis que je raconte quelques bêtises en réponse aux questions très pertinentes de Pierre. On boit encore quelques verres après pour finir les discussions littéraires et en entamer d’autres, plus triviales mais non moins intéressantes. On rentre chez soi et on se dit qu’on n’a pas vu le temps passer.
Nicolas Couchepin :
Pour jeter partout, comme des papiers déchirés, les mots invalides, en béquilles, parfois soutenus par des notes, des voix, merveilleuses, éraillées, douces, blessantes, remplies de sincérité. Aussi imparfaites que la vie et les mots.
Tulalu !?
Derrière nos yeux étroitement fermés, les mots, les phrases et les histoires, comme un lent effeuillage sans objet précis, mais aspirant à la célébrité.
Tulalu !?.
Baptiste Naïto :
Flocons dans le ciel ;
Les parapluies s’ouvrent et dansent…
« Où parleront-ils ? »
Antoinette Rychner :
Tulalu !? ce sont des organisateurs qui en veulent, et qui n’hésitent pas à vous aider en personne à porter la batterie jusqu’au parking, à la charger dans votre caisse. Qui vous raccompagnent en amis, comme au sortir de chez eux, le sourire aux lèvres, de l’intérêt plein les yeux jusqu’en bout de soirée et l’énergie encore, au lendemain, de se préoccuper de mémoire, de trace à travers des comptes-rendus.
Tulalu !? c’est 10 ans d’engagement admirable, et ça se fête !
D'un chapeau noir, Pierre tire au sort le nom des auteurs présents qui lisent leur quatrième:
Silvia Ricci-Lempen :
J’aimerais que tu l’aies lu, mais qui l’a lu ? Et si tu l’as lu, qu’as-tu vu, m’as-tu vue ? J’aimerais que tu m’aies vue et que m’ayant vue tu m’aies élue, parmi toutes celles et ceux qui écrivent pour être lus. J’aimerais qu’il n’ait pas plu sur les mots qui t’ont plu, les mots pleurés, c’est bien connu, on ne les entend plus.
Cornelia de Preux :
Chez Tulalu !?, il y a un lutin en chemise orange, avec une barbichette pointue et des yeux malicieux. Accompagné de complices futés, fée Carole en tête, il te balade hors des sentiers battus, fourrageant dans les clairières joyeuses, enfonçant les forêts noires et profondes.
Et tu te surprends à ricocher sur tes nœuds, à braver tes non-dits. Bref, tu te… livre(s).
Marie-Christine Horn :
Une fois, on s’est fait un Tulalu !? spécial Piscine et auteures fribourgeoises à la Motta. 40° degrés sans ombre, un vrai bouillon de culture, on était dans le thème ! L’équipe avait tout prévu, ils nous ont assises sur des serviettes de plage imprimées gril, et rapport à la chaleur, on était épicées naturellement. Moi j’étais très contente car Pierre est un des animateurs qui lit les livres qu’il présente. Ça met à l’aise et surtout, ça fait plaisir. On sait pourquoi on est là.
Annick Mahaim :
Ça a déménagé ! Au programme, un morceau polyphonique pop intitulé « Radieuse matinée », interprété par Claudine Berthet, dont la voix d’une parfaite justesse a porté la bande-son des seventies lausannoises. Le critique musical Pierre Fankhauser, comme toujours extrêmement bien préparé, s’est engagé dans un riche duo avec l’auteure ; le public a été invité à les suivre dans les coulisses de la création.
Raphaël Aubert (parrain de Tulalu!?):
J’étais à la radio, devant mon écran, à mon poste de travail des Nouvelles. Quand je reçois un courriel d’une certaine Carole Dubuis, qui me parle de Tulalu !?, me demandant si je viendrais y présenter mes livres. J’en suis évidemment très touché. En même temps, comme ma correspondante ne dit rien d’elle, je lui demande par retour de courriel qui elle est.
C’est alors que, à ma grande honte – et j’en suis toujours immensément confus aujourd’hui encore – c’est alors qu’elle me répond : « mais je suis en face de vous, au pilotage ! » Oui, confus. Au pilotage : c’est-à-dire à quelques mètres seulement, à la grande table où se réunissent tous les responsables de la rédaction pour la journée et que l’on appelle de ce fait le pilotage.
Olivier Chappuis :
Je me suis rendu à la bibliothèque de Chauderon en qualité d’auteur noir – je devrais dire « de noir », sinon on va se méprendre sur la couleur de ma peau. [...]
Meurtres sordides, zoophilie, inspecteur de police derrière les barreaux, balle perdue dans un parc… À se demander si quelque chose tourne rond dans notre société. Mais si rien ne clochait, évidemment, la littérature ne serait qu’une fade alignée d’historiettes sans relief, et personne ne demanderait à son voisin, son frère, sa mère, en brandissant tel ou tel roman : « Tu l’as lu ? »
Sabine Dormond
Dans ce bout de pays où la différence entre un auteur à succès et un auteur à insuccès se joue à un millier d’exemplaires vendus, la moindre marque de reconnaissance a son importance. Être à l’honneur d’une soirée Tulalu!? représente un incontournable jalon sur le chemin de la consécration, telle qu’on peut la concevoir dans les limites de nos frontières. Voir ses textes mis en valeur par le talent d’un comédien, présentés dans un écrin musical, analysés par des exégètes avertis… Il m’est arrivé d’en rêver.
Hélène Dormond :
Avez-vous déjà piloté un bolide télécommandé dans les allées d’une bibliothèque municipale, séché sur les questions pièges d’un examen de conduite fantaisiste ? Un peu plus loin le chant de cigales vous accueille dans des senteurs de lavandes, au détour d’un rayonnage on débarque en Écosse parmi des clans de Highlanders qu’on identifie aux couleurs de leur tartan. Avec Tulalu !? les livres prennent vie. On plonge dans leur décor, on tutoie les personnages, on se hasarde dans les intrigues. Mais peut-on en revenir indemne ?
Alexandre Caldara :
je ramasse un tronc derrière la datcha, mange un bout de pizza qui semble se replier sur mon texte, balance mon attirail inquiétant sur le podium, vérifie la stabilité du tout et préfère l’instable, fais quelques pas, redécouvre la brutalité arrangée du flon, ainsi flon, flon, flon, les enzymes gloutons, construis ma bulle bulbe pense à blutch des tuniques bleues, reste prêt à exploser bubble à mains nues à langue désaxée, rentre en surchauffe, mastique, tombe la chemise, fais flotter ma bedaine pour narguer les professeurs de gymnastique ou juste pour respirer, me lance dans l’orgie élégie clapotis, transpire, traverse, entend des rires, peut percevoir un léger malaise, marche jusqu’à la gare avec une typographe diaphane lui dédicace un des derniers Emacié à l’arrache sur le quai, fredonne tu, tu, tu, tu, tu, turlututu, poum, tchak
Philippe Favre :
Un mail de Frank. « J’espère que tu seras des nôtres au cocktail anniversaire de Tulalu !?
PS : Rédige-moi une petite 4e de couv, histoire de faire rire les invités.
PS2 : Isabelle sera là ! »
Y fait chier Franck. Il connaît pourtant mon côté misanthrope. Il sait tout de moi. Par exemple que je suis tombé amoureux d’une nana en coma dépassé, baignant dans un cylindre de Rivella. Franck, t’as pété un neurone si tu me crois adepte des apéros dînatoires !
Je m’apprête à deleter son mail...
Rachel Zufferey :
Ah, une nouvelle question ! Mais d’où les sort-il ?
« Décidément, Rachel, tu es d’une impertinence sans égale. »
Mais oui, cher Pierre, c’est même le thème de la soirée, l’Impertinence… Un mot qui me correspond à la lettre. Mes premières expériences avec Tulalu !? seraient-elles les initiatrices de cette impertinence ?
Réponse au prochain rendez-vous Tulalu !?…
Que sera Tulalu!? dans dix ans ? Miguel aimerait qu'elle perdure quoi qu'il advienne, Carole que la reconnaissance de l'association s'étende à toute la Suisse romande, Pierre qu'elle reste elle-même tout en évoluant, Sima que les livres présentés continuent d'être des lumières éclairant les êtres, même quand elle ne sera plus là, le siècle prochain...
La soirée se termine. Avant de se jeter sur les pains surprise, les gâteaux et les vins, les protagonistes estampillés Tulalu!? montent une dernière fois sur l'estrade. Ne figurent pas sur la photo trois membres du comité: celui de la dernière heure, celui qui se cache dans le public (ils sont pourtant tous deux présents), celle de la première heure qui fait un voyage d'amoureux en Italie...
Francis Richard