Il y a quelques jours j'ai fait la recension du livre de Chantal Delsol sur l'illettrisme.
Par le plus grand des hasards, depuis, je me suis mis à lire Les amandes amères , paru chez Gallimard ici, de Laurence Cossé qui traite de l'analphabétisation.
Un vendeur d'une librairie spécialisée de la rue du Four explique la différence entre un illettré et un analphabète à Edith, un des personnages du roman :
"Quelqu'un qui n'a jamais appris ni à lire ni à écrire est analphabète. Un illettré a appris puis oublié."
Dans une autre librairie une vendeuse donne à Edith des définitions beaucoup plus sommaires - et, bien sûr, dépourvues de préjugés ! - de ces deux termes :
"L'illettré est français de souche et l'analphabète immigré."
Edith et son mari Gilles habitent le quinzième arrondissement de Paris. N'écoutant que leur bon coeur, ils acceptent de prendre Fadila Amrani, d'origine marocaine à leur service, quelques
heures par semaine, pour faire du repassage, où elle excèle. Heures qu'ils rémunèrent avec des chèques emploi service.
Fadila, la soixantaine bien dépassée, est la mère d'Aïcha, la gardienne d'un immeuble voisin. Cette dernière est
venue trouver Edith et Gilles, de même que d'autres familles du quartier, pour proposer les services de sa mère, qui vient de perdre son emploi dans une teinturerie qui a mis la
clé sous la porte.
Fadila est analphabète. C'est-à-dire qu'elle ne sait pas plus lire et écrire en arabe qu'en français. Ce qui ne laisse pas de lui compliquer la vie. Par exemple elle a du mal à se
diriger dans Paris où elle circule en bus. Ainsi n'est-il pas simple pour elle de venir de la rue Laborde où elle occupe une minuscule chambre de bonne jusque dans le quinzième.
Fadila ne comprend pas le courrier qu'elle reçoit, composé de factures, de pub et de relevés bancaires. Elle est complètement démunie dans un pays comme la France où les bureaucraties
publique et privée génèrent de manière pléthorique des formulaires qui ne sont pas toujours faciles à remplir, même lorsque l'on n'est pas illettré et que l'on est autochtone, et où
les réglementations de toute sorte changent inopinément.
Aussi Edith entreprend-elle d'apprendre à Fadila à lire et à écrire, avec courage et détermination. Le roman est le récit de cette entreprise malheureusement vouée à l'échec. Les méthodes
syllabique et globale sont mis au banc d'essai dans ce cas extrême d'une personne âgée, qui n'a jamais exercé son esprit à des abstractions et qui a du mal à les mémoriser.
L'apprentissage des chiffres connaît certes un peu plus de succès que celui des lettres. Mais, pendant plus de deux ans, Edith va remettre des dizaines de fois l'ouvrage sur le métier
avec quelques réussites, bien éphémères, contrainte d'ailleurs d'abandonner rapidement l'écriture cursive pour l'écriture en lettres capitales, plus abordable
pour son élève.
Ce récit est l'occasion de raconter la vie mouvementée de cette femme mariée plusieurs fois, ayant eu des enfants de plusieurs lits, modelée profondément par la religion musulmane, qui,
comme chacun sait, réserve aux femmes un sort bien différent de celui qu'elle réserve aux hommes, et qui leur donne une vision du monde bien différente de celle que peuvent
avoir leurs consoeurs occidentales.
La force du livre est de ne pas assortir le récit de commentaires, ni de considérations politiques ou moralisatrices. Les faits sont relatés sans fioritures. Les phrases sont courtes et le
vocabulaire simple. L'auteur ne se perd pas en circonlocutions et va droit à l'essentiel.
Au bout du compte les efforts tenaces d'Edith ne sont pas récompensés. Elle ne récolte finalement que des amandes amères, ces
fruits produits à profusion au Maroc, d'où est originaire son attachante protégée.
Francis Richard