En France, les parents de ceux, ou de celles, qui sont nés dans les années 1950 ou 1960, ont vécu la Seconde Guerre mondiale, et leurs grands-parents la Première Guerre mondiale, celle qui restera dans les mémoires comme la Grande Guerre.
Ces deux guerres appartiennent à l'Histoire, mais également à l'histoire personnelle de ces enfants du baby-boom, dans la
mesure, bien sûr, où leurs parents et leurs grands-parents ont bien voulu leur en parler. Car ce fut pour eux de terribles traumatismes.
Le héros de ce roman s'appelle Léon Le Gall - Léon est bien un prénom de l'époque. Le narrateur est son petit-fils, Nicolas Le Gall, né en 1960.
Léon a dix-sept ans au printemps 1918 et vit à Cherbourg. Comme l'école l'ennuie ferme, il refuse fermement de continuer à la fréquenter et demande donc à ses parents fort réticents de pouvoir commencer à travailler pour gagner sa vie.
Léon trouve un emploi de télégraphiste dans une gare d'une petite ville normande, Saint-Luc-sur-Oise. Chemin faisant pour s'y rendre à vélo, il est dépassé à deux reprises par une jeune fille d'à peu près son âge, dont la vieille bicyclette d'homme, plutôt rouillée, grince à intervalles réguliers:
"Une grande bouche, un menton délicat. Un gentil sourire. Des dents petites et blanches et un drôle d'espace entre les incisives supérieures. Les yeux - verts? Un chemisier à pois rouges qui l'aurait vieillie de dix ans si la jupe bleue d'écolière ne l'avait pas rajeunie d'autant. De jolies jambes, si tant est qu'il ait pu en juger en si peu de temps. Et elle roulait sacrément vite."
Bientôt Léon apprend que la jeune femme s'appelle Louise, qu'elle travaille à la mairie de Saint-Luc et qu'elle a pris sur elle d'annoncer aux familles le décès des hommes de la commune morts à la guerre, en lieu et place du maire bien mal à l'aise dans l'accomplissement de cette tâche funèbre.
Bientôt Léon noue connaissance avec Louise. Ils se parlent amicalement au vu et au su de tous, pour qu'il n'y ait pas la moindre ambiguité sur leur relation. Aussi, quand Léon propose à Louise d'aller ensemble au Tréport passer ses deux premiers jours de congés consécutifs, cette dernière s'exclame-t-elle:
"Tu me prends pour une idiote? Dès qu'un homme est seul avec une fille dans les dunes, il veut la toucher."
Mais Léon la rassure:
"Sérieusement, je ne ferai rien. Tant que toi tu ne feras rien."
Ils ne feront rien, sinon se donner un baiser.
Louise saura seulement par un voeu de Léon, sous forme de billet glissé sous l'aisselle de la Vierge peinte, qui se trouve à droite de l'entrée de l'église Saint-Jacques du Tréport, que Léon lui voue un amour éternel.
Sur le chemin du retour, Léon et Louise seront séparés par les bombardements de l'artillerie de l'armée allemande qui fait à ce
moment-là une offensive en Normandie. Léon a dit à Louise, qui roule plus vite que lui, de s'échapper...
Pendant dix ans, tous deux blessés sur cette route du Tréport à Saint-Luc n'auront pas de nouvelles l'un de l'autre. D'après les dires du maire de Saint-Luc, Léon croira Louise morte et Louise croira Léon indifférent à ce qui a bien pu lui arriver.
Alors que tous deux travaillent à Paris, Léon comme fonctionnaire au laboratoire scientifique de la police parisienne et Louise
comme petite dactylo à la Banque de France, le destin, un peu aidé par leurs souvenirs du Tréport, va les faire se retrouver. Seulement Léon est marié et sa femme attend un deuxième
enfant...
Léon fera une unique escapade extraconjugale avec Louise dans une auberge proche de la forêt de Fontainebleau. Ils se jureront de ne pas chercher à se revoir ni à se tourner autour. Léon tiendra sa promesse. Louise pas vraiment, mais, pour autant, elle ne fera rien pour renouer avec lui.
La femme de Léon, Yvonne, saura faire ce qu'il faut pour garder son homme et lui donnera trois autres enfants... dont le père du
narrateur, né pendant la deuxième année de la guerre.
Car la Seconde Guerre mondiale éclate quelque onze ans plus tard. Louise doit partir avec l'or de la Banque de France pour l'Afrique. Elle écrit une longue lettre à Léon, dans laquelle elle lui dit tout son amour et le pourquoi de son départ.
Au reçu de cette lettre Léon ressentit "comme une ironie du sort que chacune des guerres qu'il vivait dérobait à sa vue la même fille en la faisant disparaître sans qu'elle laisse de traces."...
Léon fait partie des fonctionnaires de police qui doivent, pour les Allemands, recopier des fiches relatives aux étrangers
vivant en France et qui ont été endommagées lors d'une malheureuse tentative faite pour les mettre à l'abri...
L'histoire de Léon et de Louise reprendra après guerre sans mettre en péril le couple formé par Léon et Yvonne. Et le jour des obsèques de Léon, en 1986, Louise, au grand dam de la famille Le Gall, viendra déposer un dernier baiser sur le front de son amant, gisant dans son cercueil placé dans le choeur de Notre Dame de Paris...
Le narrateur pieusement reconstitue les amours contrariées de son grand-père Léon avec Louise, qui ne sont pas sans grandeur. Par la même occasion, il restitue toute une époque qui nous semble bien éloignée et bien émouvante, un monde ancien, qui a bien disparu.
Les hommes et les femmes de la génération du narrateur, situés à la charnière entre deux mondes, retrouveront des souvenirs évoqués devant eux par leurs parents et grands-parents.
Les hommes et les femmes des générations suivantes apprendront comment pouvaient se comporter ceux qui les ont précédés et
seront peut-être surpris de découvrir que leurs bisaïeuls tenaient tant à ce que les apparences soient sauves... Ce qui permettait souvent de concilier l'inconciliable et d'éviter bien des
blessures.
"Il n'y a pas de société possible, si elle n'est fondée sur l'hypocrisie." disait sagement Maurice Donnay...
Francis Richard
Léon et Louise, Alex Capus, 318 pages, Actes
Sud