Dans les années 1960, chaque saison, du printemps à l'automne, des milliers d'Italiens viennent travailler en Suisse, qui dans la construction, qui dans le génie civil, qui dans la restauration, qui dans l'hôtellerie. L'enfant du placard, de Tiffany Jaquet, est un roman qui se passe en parallèle dans ces années-là et en 2010.
Enzo et Tatiana Mancolo sont originaires d'un petit village, proche de Pérouse. Au printemps 1963, ils viennent en Suisse pour y travailler, pour la première fois, et leur première étape est Brig, dans le canton du Valais. En fait le canton de Vaud est leur destination, après qu'ils ont rempli toutes les conditions imposées à leur entrée sur le territoire helvétique par les autorités.
Tatiana servira à l'Auberge Fleurie, à Lausanne, établissement tenu par Marie Gerbault. Enzo travaillera sur le chantier de l'autoroute entre Lausanne et Genève, alors en construction. Enzo et Tatiana logeront dans les combles de l'auberge. Leurs rémunérations ne leur permettant pas d'envisager d'habiter ailleurs, du moins au début.
Dans le train qui les a emportés vers le pays prospère de leurs rêves, Enzo et Tatiana ont fait la connaissance d'un couple de compatriotes, montés à Milan, Gianluca et Carmina Casaroli, qu'une fois prises leurs premières marques, ils ont beaucoup de plaisir à retrouver le dimanche et avec lequels ils se promènent à Ouchy.
Les débuts ne sont pas faciles pour les deux amoureux, d'autant que ni Enzo ni Tatiana ne parlent le français. Néanmoins ils auront assez vite l'envie de faire leur vie en Suisse, surtout après la naissance de leur fille Maria à l'été 1964, l'année de l'Expo Nationale, tandis que Gianluca et Carmina savent déjà qu'ils retourneront définitivement un jour en Italie.
A l'époque le regroupement familial n'existe pas. Bien que née en Suisse, la petite Maria y est donc indésirable et indésirée, et ses parents ont maille à partir avec la police. Après avoir dû la placer un temps dans un orphelinat italien proche de la frontière, Enzo et Tatiana décident qu'elle vivra avec eux, cachée dans l'auberge, avec l'assentiment de sa patronne. C'est elle, Maria, l'enfant du placard.
Un peu de moins de cinquante ans plus tard, Claire, séparée de Patrick depuis cinq ans, vit avec leurs deux filles, Flore et Olivia, des jumelles dont la beauté physique n'a d'égale que la différence de leur caractère. Fille unique, Claire voulait en effet avoir deux enfants, mais elle ne s'attendait certes pas à ce qu'elles débarquent sur Terre en même temps...
A l'automne 2010, la mère de Claire, huitante ans, décède brusquement. Il faut déménager la Maisonnette qu'elle habitait et où Claire a vécu avec elle, au milieu de nulle part. C'est à cette occasion qu'Olivia découvre sur le bureau de sa grand-mère maternelle une enveloppe avec une seule inscription:
Pour ma fille chérie, à n'ouvrir qu'après ma mort.
Claire met un certain temps à ouvrir cette enveloppe qu'Olivia lui a tendue et qui lui est destinée. Sans doute parce qu'elle appréhende les larmes qui couleront inévitablement de ses yeux après l'avoir ouverte. Un soir pourtant, alors que les jumelles dorment chez leur père, elle cède à la tentation de l'ouvrir.
L'enveloppe contient une lettre émouvante, datée du 17 juin 1995. Un passage retient particulièrement son attention: Ma chère Claire, j'aurais tant voulu te parler plus de ton enfance, de mon mari, des personnes qui ont compté pour toi, de Tatiana et Enzo, mais tu sais que je ne suis pas très bavarde et que je n'aime pas les sujets qui nous replongent dans la nostalgie du passé.
Habilement, l'auteur d'une part apprend au lecteur ce qu'il advient d'Enzo et Tatiana dans les années 1960, ce qui lui permet de revisiter la condition des saisonniers pendant cette décennie, et d'autre part elle fait part des difficiles progrès de la quête de Claire, qui n'a de cesse de savoir qui sont ces Tatiana et Enzo dont parle sa mère dans sa lettre, et dont elle ne connaît même pas le patronyme.
Toutes les pièces du puzzle ne sont assemblées qu'à la fin du livre, qui joint ainsi l'utile à l'agréable, puisqu'il est à la fois captivant et historique: même si l'histoire ne se repète pas - d'aucuns disent qu'elle bafouille -, des situations d'hier y trouvent leur écho dans celles d'aujourd'hui, mutatis mutandis.
Au contraire de ce qu'Euclide prend comme hypothèse de sa géométrie, les parallèles des deux époques finissent par se rejoindre, tandis que des questions bien humaines se posent aux personnages, comme celle pour Claire de ne pas rester seule. N'a-t-elle pas écrit un jour dans un bloc-notes cet objectif en lettres majuscules: CHANGER DE VIE, RENCONTRER DES HOMMES?
Francis Richard
L'Enfant du placard, Tiffany Jaquet, 282 pages Plaisir de lire