La montagne s'incline une seconde. Aucune de ses pierres ne sourit. Si tu cherches une récompense pour ce que tu fais, laver la vaisselle ou jouer Chopin, alors, plutôt, ne fais rien: tu as par avance échoué dans l'absolu chef-d'oeuvre de la vaisselle ou du poumon des anges.
Le début de l'ouvrage est sibyllin, voire hermétique. Alors traduisons à la lumière de ce qui suit: la montagne, c'est le pianiste Sokolov, et le poumon des anges, Chopin.
Tandis que Sokolov s'incline en silence, Christian Bobin écrit à bas bruit et écoute de même:
J'écris à voix basse comme parle le lilas dans la nuit profonde et qu'il donne les dernières gouttes de son sang.[...] J'écris comme on rêve.
Il ne se justifie pas, il expose:
Mon projet est de faire le portrait le plus complet qui soit d'un être humain, ne sachant de lui que ce qu'il donne: des notes et plus précisément des intervalles de silence.
[...]
Rêver, c'est se taire. Ce sillon de silence à mes lèvres est mon plus grand voyage.
En fait Christian Bobin a la sensibilité insomniaque du nouveau-né. Il aimerait s'en défaire au risque que toutes les pages de ses livres redeviennent blanches. Ce serait dommage parce qu'écrire l'aide à vivre:
L'écriture est un linge frais tendu sur un fil d'encre.
Par ailleurs il déplore:
La sensibilité s'est retirée du monde. Elle a laissé la place à la précision. Si j'étais la lune, je commencerais à faire mes valises...
La sensibilité ne s'est pas retirée de lui. Il n'écoute plus Sokolov depuis des semaines? Alors le pianiste vient à lui:
Je ne pense à rien et voilà qu'il m'apparaît accompagné d'un signe, d'un détail qui l'authentifie...
Plus loin il dit de lui:
Je vois cet homme comme une muraille: une muraille contre la mort. Il supprime la foule, rallume chaque personne en son secret.
La Petite Châtelaine que Camille Claudel a extrait des ténèbres est, pour lui, ce bloc irradiant de sensibilité sans lequel nous ne serions rien.
À propos de rien, il écrit:
Je compte pour rien ma vie et pour tout le poème, si on veut bien entendre par ce mot une rage de douceur.
Hospitalisé à Chalon-sur-Saône, il sait qu'il n'a plus de temps et que c'est une bonne raison pour le prendre:
Pour ne rien perdre du temps, commencer par le perdre.
Pour ce faire, il convoque à nouveau Sokolov:
Le docteur Sokolov m'a fait une transfusion de Chopin. Pendant quelques jours j'ai été protégé de tout et ouvert à tout.
Le remède est efficace. Il parle de ses amours, la première l'ayant retenu de mourir, la seconde lui ayant réappris à vivre, et de l'amour tout court:
L'amour est cette intelligence où il n'y a plus d'un côté un objet à contempler, dont on pourrait s'enchanter, et de l'autre un sujet ahuri par tant de grâces qui tend les mains pour en recevoir plus. L'amour est une intelligence unique qui s'engendre sans fin.
Il n'a plus de temps, c'est le dernier arrêt. C'est le moment d'écrire un livre fort, de ne pas se laisser distraire:
Pour écrire un beau livre, il faut juste être au rendez-vous. Il faut simplement dire les choses directement comme elles sont.
Il se conforme à cette prescription et se dit:
Écris, glane, vole, mais fondamentalement ne fais rien. La poésie est une famille de pauvres en promenade avec leurs enfants aux yeux plus ronds que le ciel.
À la fin que reste-t-il? L'amour:
Je n'ai jamais été autant aimé de toute ma vie. Tu m'aimes tellement que, même mort, tu vas me sauver. Se séparer quand on ne fait qu'un, c'est dur pour des nouveau-nés comme nous. Mais on partage un monde alors on est invulnérables.
Il est au bout du voyage, au bout du langage:
La poésie n'est rien, l'écriture n'est rien, la musique n'est rien. Mais ce qui n'est rien ignore la mort.
Il part le premier, elle le rejoindra:
Quand tu mourras notre amour se recomposera. Il se recomposera dans le ciel rouge, comme le murmure des étourneaux après le franchissement de l'obstacle.
Francis Richard
Le murmure, Christian Bobin, 144 pages, Gallimard