De coïncidence il n'y en avait pas, il n'y avait que cette immense blessure qui lui faisait voir le monde à travers une lucarne de suicidés.
De retour de Naples où il a passé huit ans, Eliott Delponte est confronté pour sa première enquête à la mort d'un Afghan, Mehran Zarif, qui s'est suicidé avec un couteau dans une prison genevoise. A côté du corps se trouve un cahier d'exercices de français où des vers ont été recopiés avec soin, d'une écriture fine et penchée ou d'une autre écriture un peu enfantine et maladroite.
La main à l'écriture enfantine et maladroite a noté le 25 avril, le jour de la mort du suicidé: Toute caresse toute confiance se survivent. Ce qui incite Eliott à en savoir davantage sur les raisons de ce suicide. Il ne sait pas encore qu'il s'agit d'un vers de Paul Eluard, le dernier de son poème Je te l'ai dit, mais il sait que, si la poésie n'a rien à faire dans un rapport de police, elle doit ici lui permettre de comprendre.
En fait Mehran Zarif a été confondu avec son frère, Farid Zarif. C'est Farid qui s'est suicidé dans sa cellule avec le couteau; Mehran, lui, a tenté de se tuer en sautant par la fenêtre de la cuisine de la même prison: il est maintenant sorti du coma, mais il ne dit plus un mot. Alors, comme Eliott veut comprendre, il s'adresse à Eva Renaud, une psychiatre, qui veut bien l'aider mais ne lui promet rien, puisqu'elle échoue à faire parler Maëlys:
Naître c'est déjà échouer sur la terre, lui répond Eliott.
Enfant, Eva voulait être gardienne d'oies: Les oies, ça rend de bonne humeur, dit-elle un jour à Eliott, Regardez trois oies, et cela vous sera difficile de ne pas rire. Eliott Delponte? Dès qu'elle l'avait vu débarquer dans son bureau, elle avait eu une sensation de déjà-vu, puis quand il lui avait dit son nom, elle n'avait plus eu de doute...
Fiora est avertie par Julien qu'Eliott est revenu. Il lui a manqué: elle préférerait avaler sa langue plutôt que de le dire. Mais Eliott ne se sent pas encore capable de l'affronter, elle et son chignon qui n'avait jamais vieilli même en devenant blanc. En attendant il loge à la pension Ida. Sa voisine de palier est une jeune femme, Tsyori, qui aime les mangues et qui le remarque avant qu'il ne la remarque à son tour...
Dans la chambre d'hôpital de Mehran, Eva a trouvé un livre qu'elle tend à Eliott: Anthologie de la poésie amoureuse française. Dans la première page interne, il lit, écrit à la main, un nom, Majda Mahfouz, et une adresse, rue de Sismondi 45, Les Pâquis. Il reconnaît une des deux écritures du cahier d'exercices de français, trouvé près du corps de Farid...
Peu à peu Xochitl Borel révèle au lecteur impatient ce qui a lié certains des personnages par le passé, puis les a séparés; ce qui en lie d'autres dans le présent; pourquoi Eliott ne peut que regarder le monde par une lucarne de suicidés; pourquoi Les oies de l'île Rousseau, à Genève, donnent leur titre à ce livre où la poésie transparaît partout et rend le tragique de l'existence plus humain.
La grande leçon de ce roman n'est-elle pas, en effet, comme le pense Franck à propos d'Eva meurtrie, et déjà impatiente de voler à nouveau, qu'il faut recadrer les oies sauvages, lorsqu'elles sont captives et qu'elles s'épuisent à regagner leur liberté, leur dire, attendez, le grand vent viendra, vous ouvrira la cage si facilement, alors, patience... Et ce grand vent ne pourra être que celui insufflé par des poèmes inspirés...
Pourquoi la guerre, mon amour...
Francis Richard
Les oies de l'Île Rousseau, Xochitl Borel, 296 pages, Éditions de l'Aire
Livre précédent chez le même éditeur:
L'alphabet des anges (2014)