Lors de sa Conférence Nobel du 7 décembre 2022, Annie Ernaux rappelle en préambule la phrase qu'elle a écrite dans son journal intime à 22 ans:
J'écrirai pour venger ma race.
Par race elle entend sa lignée de paysans sans terre, d'ouvriers et de petits commerçants. Par venger, l'illusion qu'elle avait de réparer l'injustice sociale de la naissance. Pour s'élever au-dessus de sa race, ce qui l'honore, encouragée par sa mère, elle a fait des livres ses compagnons, de la lecture, son occupation naturelle en dehors de l'école.
Après des études de lettres, sa condition de femme, de mère (de deux enfants) au travail, l'a éloignée de plus en plus de l'écriture jusqu'aux jours où, les circonstances aidant, elle s'est remise à écrire non plus sur rien, mais afin de comprendre, dit-elle, les raisons en moi et hors de moi qui m'avaient éloignée de mes origines.
Pour y parvenir, elle a rompu avec le bien-écrire, ce qui devait lui permettre non seulement de venger [sa] race, mais aussi de venger [son] sexe, c'est-à-dire de placer son travail d'écriture dans une aire à la fois sociale et féministe.
À partir de son quatrième livre, elle a même adopté une écriture neutre, objective, "plate" en ce sens qu'elle ne comportait ni métaphores, ni signes d'émotions, pour exprimer la violence par les faits et non par l'écriture, en employant le "je" depuis son expérience de femme et d'immigrée de l'intérieur pour qu'il devienne transpersonnel et que le singulier atteigne l'universel.
En résumé, Annie Ernaux s'est servie et se sert de l'écriture comme d'une arme politique pour s'émanciper individuellement des dominations de classe, de race, de sexe et pour que les autres s'émancipent à leur tour collectivement:
Déchiffrer le monde réel en le dépouillant des visions et des valeurs dont la langue, toute langue est porteuse, c'est en déranger l'ordre institué, en bouleverser les hiérarchies.
(La langue, comme performance de tout langage, n'est ni réactionnaire ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n'est pas d'empêcher de dire, c'est d'obliger à dire, disait Roland Barthes, souvent mal inspiré)
Il ne s'agit donc pas pour Annie Ernaux de faire de la littérature un art qui élève les âmes mais un lieu d'émancipation. Il s'agit d'engagement pour défendre tous les damnés de la Terre, ou supposés tels, refrain connu, entonné par les totalitaires marxistes, de sauvetage de la planète, autre refrain connu, entonné par les verts totalitaires, avec sa voix de femme et de transfuge social.
Aussi le Prix Nobel qui lui a été décerné le 10 décembre 2022, donc trois jours après sa conférence, ne sera-t-il que le prix couronnant une oeuvre temporelle, déjà datée, destinée à l'oubli, et qui n'aura atteint à l'universel que le temps d'une cérémonie.
Francis Richard
Livres d'Annie Ernaux lus et chroniqués ici (en dépit de sa malhonnêteté intellectuelle, jointe à celle d'autres écrivains, à l'égard de Richard Millet, qui a conduit à la mort sociale de ce dernier):
Le vrai lieu (2015)
Mémoire de fille (2016)
Publication commune avec LesObservateurs.ch