Quand un ami médecin libéral, dans les deux acceptions du terme, m'invite à participer à un séminaire socratique, je lui réponds oui, sans bien savoir à quoi cela m'engage. C'est je crois le substantif séminaire et l'adjectif socratique qui ont, de prime abord, déterminé ma réponse, expression qui relie la conception à l'accouchement. Je suis décidément un littéral, sinon un littéraire. Et puis ce séminaire se déroule en Valais, à Sierre, au Château Mercier.
Vendredi 23 octobre 2015
Il fait grand beau. Le trafic est fluide. Parti suffisamment tôt de Lausanne, j'arrive à destination avant neuf heures trente, prends possession de ma chambre, y dépose mes bagages et file nager à la piscine Guillamo, toute proche. Comme elle ouvre à dix heures et que l'accueil au séminaire ne commence qu'à onze, j'ai tout le temps devant moi pour accomplir ma nage quotidienne, sans laquelle mon corps impétueux est en manque - j'en ai eu maintes fois la confirmation et ce n'est certainement pas fini.
Dans séminaire, il y a semence. Et j'éprouve un besoin irrépressible d'être ensemencé d'idées. Dans socratique, il y a Socrate et la maïeutique (du grec ancien μαιευτική), qui lui est connotée. Et je me pose toujours plus de questions, avide et heureux de connaître quelles réponses les autres y apportent, dans leurs livres comme dans les échanges que je peux avoir avec eux, répondant volontiers en retour et sans détour à leurs propres interrogations.
En dépit de ma timidité et de mon émotivité, et peut-être pour les dépasser une fois de plus, je ne demande donc pas trop à Alphonse en quoi ce séminaire peut et va consister. Il me suffit qu'il soit organisé par lui, et par cet autre ami qu'est Pierre, pour que j'accepte. Avec eux deux, j'ai en effet des relations de confiance, qui jurent avec les relations que mes frères humains entretiennent d'ordinaire entre eux.
Il faut croire en effet qu'une société de plus en plus collectivisée, désincarnée, est antinomique d'une société de confiance. La méfiance règne sans doute parce qu'il s'agit d'y défendre âprement, sous contrainte généralisée, ses intérêts, matériels aussi bien que spirituels, aux dépens de personnes anonymes, la solidarité forcée détruisant alors, inévitablement, les solidarités naturelles. Alors que dans une société libre les échanges ne peuvent qu'être personnels, de gré à gré, humains somme toute.
Le Château Mercier a été construit entre 1906 et 1908, par Jean-Jacques Mercier de Molin, quatrième Jean-Jacques du nom, descendant d'une famille protestante orignaire de l'Aveyron, réfugiée à Lausanne vers 1740 et ayant fait fortune dans la tannerie en pays de Vaud. Jean-Jacques Mercier de Molin est un grand entrepreneur et un grand philanthrope, ce qui va souvent de pair, comme, aujourd'hui encore, en administrent la preuve des entrepreneurs tels que Bill Gates.
Entrepreneur, Jean-Jacques Mercier transforme en hôtel le château d'Ouchy qu'il restaure et, n'attendant pas Brélaz, construit le funiculaire qui relie Ouchy à la gare de chemins de fer de Lausanne. Philanthrope, il est un grand mécène dans les domaines artistique et social. Le quart de l'hôpital de Sierre est ainsi financé par lui. Pour ses largesses il se voit décerner le titre de Docteur honoris causa de l'Université de Lausanne et Sierre en fait un bourgeois d'honneur. La charité bien ordonnée commence par soi-même avant de s'étendre aux autres.
La famille Mercier a fait donation du château éponyme, qui fut sa résidence d'été pendant un demi-siècle, à l'Etat du Valais. En contrepartie les jardins sont accessibles au public et le château est affecté à des buts culturels, artistiques et de relations publiques. Ce magnifique lieu de rencontres est géré par le Canton du Valais, la commune de Sierre et la Fondation de famille de Jean-Jacques Mercier de Molin.
Samedi 24 octobre 2015
Les participants au séminaire sont au nombre de dix-huit, y compris les deux animateurs, Pierre et Alphonse. Si, à partir de la gauche, dans le sens des aiguilles d'une montre, je fais le tour de la table, installée dans une salle annexe du château, autour de laquelle nous sommes assis pendant une journée et demie, je rencontre Michèle, Fabienne, Lucie, un premier Marc, un deuxième Marc, Romain, Frédéric, Olivier, Niklaus, Paolo, Sonia, moi-même, Nicoleta, Cédric, Sophie (fille d'Alphonse), Vanessa. Nous sommes tous à l'évidence d'horizons et d'âges différents.
Nous ne sommes pas un échantillon représentatif. Qu'est-ce que cela veut dire d'ailleurs? Nous sommes tout simplement des femmes et des hommes épris de liberté, qui ont beaucoup de plaisir et de bonheur à échanger sans restriction mentale sur un même thème, Médecine et économie, artisans, à des degrés divers, les uns de la médecine, les autres de l'économie. De nos conversations d'une grande franchise naît un ordre spontané, qui a sa cohérence, comme si une main invisible guidait nos pas sur la route de la vérité humaine...
Nous ne sommes pas de purs esprits. Au château, tout en poursuivant nos débats, nous goûtons à de succulentes nourritures terrestres et partageons les dîner et souper préparés par Antonio. Autant les organisateurs nous ont disposés dans un ordre délibéré autour de la table du séminaire, autant nous nous installons au petit bonheur autour de la table des repas. Aussi bien au dîner ou au souper qu'au déjeuner, cette liberté permet aux commensaux de se connaître les uns les autres de manière plus informelle.
Le séminaire se termine. La partie récréative commence. Trois d'entre nous, ayant d'autres obligations, s'en vont. Les autres se rendent en bus aux Caves de la Colline de Géronde. Un des deux maîtres de céans, Dominique Rouvinez, nous y accueille. L'entrée des Caves a été transformée en 2008 en espace d'accueil didactique. Les différents domaines de la maison y sont mis en valeur avec leur nom, leur cépage, leur superficie, la couleur de leur vin. Et j'apprends plus en une heure de temps sur la vigne en Valais que toutes les lectures que j'ai pu faire sur le sujet.
Domaines Rouvinez est une affaire de famille. Elle a été créée en 1947 par Bernard, puis développée par ses deux fils, Dominique, le technicien, et Jean-Bernard, le gestionnaire. Aujourd'hui la famille Rouvinez exploite 24 domaines, de Loèche à Martigny. Ce qui représente 110 hectares sur les quelque 5'300 hectares de vignes du Valais. C'est l'exemple typique d'une entreprise qui est partie de peu de choses et qui a connu un développement phénoménal grâce à l'intelligence et à l'amour de leur métier de ses dirigeants.
Dans l'espace d'accueil, nous faisons connaissance avec les différents vins maison et Dieu sait qu'ils sont divers. Les meilleurs d'entre eux sont de création récente. Ce sont des assemblages de blancs et de rouges. Au début des vendanges, Dominique et une équipe de vendangeurs choisissent les meilleures grappes de raisin des différents domaines, qui les constitueront, avant que les vendanges ne commencent.
Ce qui ressort de ce que nous dit Dominique Rouvinez, c'est la grande technicité que le métier requiert: la nature des sols et des sous-sols (le Valais en comporte une très grande variété, comme nulle part ailleurs), les cépages qui ne doivent être plantés que dans tel ou tel sol, les vignes correspondantes qui ne doivent être exposées que de telle ou telle manière, suivant l'humidité ambiante ou souterraine (le Valais est un des lieux où tombe le moins de pluie en Europe).
Nous dégustons deux vins blancs en guise d'apéritif, un Heida (ou Païen) et un Petite Arvine. Dominique Rouvinez les commente en connaisseur. Ce qu'il dit est bien vrai, mais une fois qu'il l'a dit... Le béotien que je suis aurait été bien incapable de l'exprimer par lui-même, si ses papilles et son nez notent bien leurs différences. De même, quand il montre comment différencier un raisin d'un autre, par la dimension du grain, par la forme des feuilles ou des tiges, je réalise à quel point ce métier nécessite d'expérience et de savoir.
La partie récréative se poursuit avec un repas valaisan, assiette de charcuterie, suivie d'une raclette... L'esprit du vin délie celui des convives. Assis à côté d'Alphonse, avec lequel je n'ai pas eu tant de temps que ça de discuter depuis le début du séminaire, je le remercie chaleureusement de m'avoir fait l'honneur de m'inviter. Je ne sais pas encore que je vais devoir le remercier davantage pour la solidarité naturelle que lui et d'autres participants vont bientôt me témoigner.
Sur le chemin du retour dans les Caves, j'avise les lieux où satisfaire un besoin naturel. Quand je sors de ces lieux, je m'aperçois que tout le monde a déjà dû regagner le bus et que je suis en retard comme je l'ai été lors de la session du matin. Au bout d'un couloir une porte vitrée est ouverte. J'accélère impétueusement le pas avant qu'elle ne se referme, mais à ma grande surprise elle se referme justement au moment où je m'apprête à en franchir le seuil.
Je heurte la porte de front - c'est le cas de le dire. Mon front s'ouvre sous le choc . Je pars à la renverse. Par réflexe, au dernier moment, je me reçois sur les avant-bras et me retourne aussitôt vers le sol pour voir des gouttes de sang s'y répandre abondamment. Ma première pensée est que je ne pourrai pas nager à Sion cet après-midi comme j'en avais l'intention...
Tant bien que mal, sonné par ce dernier round du séminaire au cours duquel je n'ai tout de même pas été mis KO, mais qui m'a rappelé quelques randori épiques, je regagne le groupe, tamponnant mon front avec le seul petit mouchoir que j'ai en poche. Arrivé au bus, je provoque un attroupement. Dans mon petit malheur j'ai la chance d'être entouré de nombreux médecins, qui s'occupent aussitôt de moi.
Retourné au château avec Alphonse et sa fille Sophie, Antonio, qui n'a pas seulement des talents culinaires, me fait un premier pansement. Puis, Alphonse et Sophie m'accompagnent à une pharnacie en ville. La pharmacienne remplace mon pansement par des stéri-strips. Elle le fait bien volontiers m'évitant d'aller aux urgences, avec tous les aléas que cela aurait peut-être comporté. La solidarité naturelle a du bon...
Olivier, dont j'ai bien apprécié les bons mots pendant ces journées, en me quittant pour aller prendre son train, me glisse, en substance, ce dernier, pour la route: "Avant de s'en aller, il ne faut pas manquer, en Valais, de prendre un dernier verre"... En attendant de recouvrer complètement mes esprits et de faire le trajet de Sierre jusqu'à Lausanne, je téléphone à mon fils aîné à qui je raconte mes deux jours, tout en contemplant la vigne qui jouxte le château.
Francis Richard