L'énergie incroyable avec laquelle la culture chrétienne se bat depuis deux siècles pour ne pas mourir, démontre à l'évidence qu'elle a bien formé un monde cohérent dans tous les domaines de la vie - appelé Chrétienté.
La Chrétienté, cette civilisation vieille de seize siècles est à l'agonie depuis la moitié du XXe siècle. Sa remise en cause a commencé avec la Renaissance; elle s'est poursuivie avec la Révolution française qui s'est accomplie en s'y opposant parce qu'elle était l'ennemie de la modernité:
La Chrétienté comme civilisation est le fruit du catholicisme, religion holiste, défendant une société organique, récusant l'individualisme et la liberté individuelle.
UNE RÉVOLUTION AU SENS STRICT
Dès lors son agonie était inéluctable, malgré des soubresauts dans l'entre-deux-guerres du XXe siècle. La modernité ne s'est pas traduite pour autant par le règne de l'athéisme et du rationalisme tout-puissant. L'esprit religieux, inhérent à l'homme, ne s'est pas éteint avec le progrès:
Il faut, je crois, comprendre le moment que nous vivons comme une révolution, au sens strict de retour de cycle, dans les deux domaines fondateurs de l'existence humaine: la morale et l'ontologie.
Chantal Delsol montre que nous sommes à la fois les sujets et les acteurs d'une inversion normative; et d'une inversion ontologique. C'est dire que nos préceptes moraux aussi bien que nos visions du monde - avec notre place au sein de ce monde - sont en train de se renverser.
L'INVERSION NORMATIVE
Quand le christianisme, à partir du IVe siècle, devient religion dominante, il s'impose très vite par la force, utilise une partie de ce qui existe et le transforme, puis, progressivement, pénalise le divorce, l'avortement et l'infanticide, réprouve le suicide, persécute les homosexuels.
À partir du XVIIIe siècle et de la Révolution, le mouvement inverse est initié; ce qui avait été aboli redevient la norme: la société évolue dans le sens d'une liberté individuelle de plus en plus grande. La finalité est claire: pouvoir permettre à chacun tout le possible technologique.
La morale est tournée vers le bien-être de l'individu, sans aucune vision anthropologique: ce qui compte, c'est le désir et le bien-être à l'instant même. La pédophilie, qui nuit à l'enfant, est récusée, mais pas l'IVG qui s'attaque à un être inconscient et bénéficie à la femme enceinte, etc.
L'INVERSION ONTOLOGIQUE
Cette inversion normative n'aurait pu se faire sans une inversion ontologique, au sens classique de la science des premiers principes. Or la foi dans les principes chrétiens s'est effondrée, ce qui les a rendus illégitimes: Ce qui fonde une civilisation, [...] c'est la croyance en une vérité.
Une telle inversion s'était produite quand le monothéisme juif, religion secondaire, i.e. faisant appel aux notions de révélation, de foi, de sagesse intérieure, et devant être entretenue, avait remplacé le polythéisme, religion primaire, i.e. naturelle, occupant la place si elle est libre.
Cette fois, la différence, c'est que la religion secondaire qu'est le christianisme a été rejetée et qu'au lieu de l'athéisme ou du nihilisme, c'est le polythéisme, notamment asiatique, qui s'y est substitué, répondant aux exigences générales du moment et principalement à l'égalitarisme:
Le panthéisme dans le domaine religieux, la démocratie dans le domaine politique, considèrent l'un comme l'autre l'humanité comme une grande masse dont les individus sont des atomes égaux et faibles.
L'ÉCOLOGISME
Il n'est donc pas étonnant que l'écologisme, qui est apologie de l'élan vital et de l'éternel naturel, soit, parce qu'il est lié à la défense de la nature, le polythéisme le plus prometteur pour l'homme post-moderne, d'autant qu'il efface le dualisme qui caractérise le judéo-christianisme:
La sacralisation de la nature constitue le socle religieux le plus primitif et le plus rudimentaire, celui qui vient pour ainsi dire tout seul, et dans n'importe quelle société humaine.
Aussi l'écologisme est-il une religion primaire, avec sa liturgie et ses normes morales. Alors que dans les religions secondaires, celles-ci viennent de Dieu, dans les religions primaires, elles viennent de la société humaine, i.e. issues des us et coutumes, et que l'État en est le gardien.
LA MORALE D'ÉTAT
Au tournant du XXIe siècle, l'Église abandonne son rôle de gardien des normes morales et ce dernier revient à l'État.
La nouvelle morale, commune, qui reprend et recycle les vertus évangéliques, c'est l'humanitarisme (et non pas l'humanisme qui plaçait l'homme au centre de l'univers), une philanthropie assez pleurnicharde et très victimaire, qui est dominée par l'émotion et le sentimentalisme.
Cette morale n'est plus rattachée à une religion et ignore toute transcendance. Elle est décrétée par l'élite gouvernante, qui promeut les lois pour la faire appliquer, et éventuellement la fait appliquer par injures et ostracisme. Elle est omniprésente à l'école, au cinéma, dans les familles:
Quand il faut la redresser ou lui assigner une bonne direction, c'est l'élite gouvernante qui s'en charge. Les gouvernants européens représentent à cet égard le tabernacle de la cléricature. Bref, nous sommes revenus à une situation typique de paganisme: nous avons une morale d'État.
CHRISTIANISME SANS CHRÉTIENTÉ
L'Église a honte de la Chrétienté comme pouvoir et comme contrainte et elle aspire à d'autres formes d'existence.
Le personnel de l'Église a mauvaise conscience et tombe dans la repentance, rallie les courants de pensée qui le mettent en cause, se soucie d'écologie pour se montrer moderne; une partie même glisse dans le panthéisme. Il en vient à mettre en doute l'idée de mission et de transmission.
Il est illusoire de vouloir faire perdurer la Chrétienté; les chrétiens doivent la quitter, renoncer au règne de la force: N'y a-t-il pas d'autres héros que ceux de la force? Des héros de la patience et de l'attention, et de l'humble amour? De la quotidienneté, de l'indulgence, de l'équanimité?
Pour accomplir la mission et transmettre, il n'est nul besoin de conquérir, il vaut mieux susciter l'envie de ressembler en portant tout à l'intérieur. Chantal Delsol suggère donc que nous [chrétiens] demeurions seulement des témoins muets, et finalement des agents secrets de Dieu.
Francis Richard
La fin de la Chrétienté, Chantal Delsol, 180 pages, Éditions du Cerf
Livres précédents:
Les pierres d'angle Éditions du Cerf (2014)
Populisme - Les demeurés de l'histoire Éditions du Rocher (2015)
La haine du monde - Totalitarismes et postmodernité Éditions du Cerf (2017)
Le crépuscule de l'universel Éditions du Cerf (2020)
Publication commune avec lesobservateurs.ch