Récemment j’ai assisté, en position de tiers, à une conversation au cours de laquelle un des deux participants demandait à l’autre s’il était « allègriste », à savoir, dans son esprit, s’il était climato-sceptique, comme si Claude Allègre avait le monopole du scepticisme en matière de climat et comme si la vigueur de ses positions en la matière justifiait l’emploi d’une étiquette dérivée de son patronyme pour désigner tous les dissidents du climat.
L’autre, comme si une mouche l’avait piqué, s’était aussitôt récrié. Il ne l’était pas, « allègriste », bien au contraire, Dieu l’en préservait. Je
sentais que cette épithète avait pour lui le goût du soufre et qu’elle rimait un peu trop avec intégriste, ce qui, à ses yeux, était définitivement rédhibitoire. C’est à de telles réactions de
défense apeurée que l’on mesure à quel point le terrorisme intellectuel de la pensée unique peut de nos jours s’exercer sur les esprits.
Bien que je partage le scepticisme de Claude Allègre vis-à-vis de la religion du réchauffement climatique anthropogénique, je n’en récuse pas moins sa posture laïque militante à l’égard de
l’Eglise catholique qui serait l’empêcheuse de tourner en rond, c’est-à-dire qui empêcherait la science de se développer, alors que de grands savants, comme il le reconnaît
implicitement d’ailleurs lui-même, ont été – j’ajoute, sont encore aujourd’hui – des ecclésiastiques ou des catholiques tout court. En ce sens je ne suis donc pas un « allègriste » pur et dur.
Claude Allègre est indéniablement un scientifique. L’histoire dira s’il est un grand scientifique. Mais, à mes yeux, il place un peu trop la recherche scientifique au-dessus de tout,
particulièrement au-dessus de la morale, tout en se gardant bien de dire que la science peut tout résoudre pour autant – ce qui est une attitude digne et humble que je salue. Ceux,
parmi les scientifiques, qui font la une des médias, me paraissent bien souvent d’un orgueil démesuré en comparaison de leurs réels apports scientifiques.
Ceci dit, dans son dernier livre, Claude Allègre se livre, à la demande de ses éditeurs, à de la prospective sur la science et ses applications, ce qui est hasardeux, il en convient, et auquel il
s’est refusé dans un premier temps, pour finalement accepter :
« Ma conviction est que, si l’on admet comme postulat que la science change le monde, les scientifiques n’ont aucune raison de ne pas tenter de prédire eux
aussi [les climatologues et les économistes le font bien] ce que sera son avenir au XXIe siècle. Plus que d’autres, nous avons le sens de l’incertitude, nous
qui publions des chiffres toujours remis en question et qui sommes les premiers surpris mais ravis de découvertes que nous n’avions pas envisagées. »
En effet la science ne s’est pas développée dans la continuité, mais par des ruptures, ne s’est pas développée par la poursuite d’objectifs précis mais par des découvertes fortuites. Ce que
Claude Allègre illustre en disant, avec son franc-parler coutumier :
« On n’aurait jamais découvert ni l’électricité, ni la radio, ni les moteurs de locomotive si on avait cherché à améliorer la bougie, le tam-tam ou la voiture à
crottin ! »
Avant d’aborder l’objet même du livre, Claude Allègre retrace donc l’histoire des sciences jusqu’à l’aube du XXIe siècle. Il faut dire que le chemin parcouru, avec une accélération continuelle,
donne le vertige. Il faut dire aussi que les novateurs apparaissent bien seuls et qu’ils sont souvent pendant longtemps incompris par la communauté scientifique de leur temps,
engluée dans ses préjugés et ses préventions, voire dans son arrogance.
L’histoire des sciences est celle de remises en cause successives, d’élaborations de théories dont on n’est jamais sûr qu’elles ne seront pas contredites par les découvertes suivantes et
remplacées par d’autres théories. Ce constat va de pair avec l’incertitude de l’avenir face à laquelle Claude Allègre recommande les deux seules attitudes raisonnables possibles : la
prévention et l’adaptation.
A partir des résultats scientifiques actuels l’auteur fait état des pistes de recherches d’aujourd’hui. Il explique à quelles inventions ces pistes pourraient conduire si elles aboutissaient.
Ses connaissances scientifiques pluridisciplinaires lui permettent d’aborder tous les domaines promis à de grands développements. Bien évidemment le problème de la morale se pose
immanquablement quand on aborde certains de ces domaines. Il en va ainsi par exemple de ce que l’on appelle les OAM, les organismes atomiquement
modifiés :
« On pourrait, atome par atome, modifier le vivant et intervenir dans le cerveau ».
Claude Allègre se défend d’être un scientiste à tous crins. Pour lui la recherche et la commercialisation ne doivent pas obéir aux mêmes règles, ce qui me semble bien candide :
« Je crois que dans ce secteur [celui des OAM], comme dans celui des biotechnologies, la société a besoin d’être
vigilante, mais en distinguant, comme pour les OGM deux étapes : celle de la recherche, celle de la commercialisation, entre lesquelles il faut introduire une barrière
légale.»
Claude Allègre n’est toutefois pas très à l’aise à propos de l’eugénisme qui sera « un sujet majeur pour le XXIe siècle et pas seulement un
sujet philosophique » :
« Les progrès de la biologie rendront demain tout possible »
Il se pose tout de même la question de la liberté individuelle, qui n’est pas un mince problème. Son attitude prudente ne peut que recueillir l’assentiment du lecteur qui a un tant soit peu
réfléchi. Il est d’autant plus surprenant dans ces conditions qu’il considère que :
« Le XXe siècle a été celui de la libération de la femme avec l’invention de la pilule contraceptive et l’autorisation de l’interruption volontaire de
grossesse ».
Indépendamment de toute croyance religieuse, et même de toute morale, cette affirmation est pour le moins péremptoire, c’est-à-dire peu scientifique, même s’il est indubitable
que cette invention malthusienne et cette légalisation mortifère ont bouleversé les mœurs contemporaines occidentales de manière profonde, et irréversible, du moins tant que les hommes et les
femmes de ces pays riches ne se seront pas rendus compte qu’elles équivalent à un véritable suicide collectif.
Claude Allègre n’en est pas à une contradiction près puisqu’il se rend bien compte que la science devenue folle pourrait accoucher d’« un monde
terrifiant » :
« Faut-il pour autant interdire le progrès ? Certes non. Ce serait céder à la peur aveugle. Mais, d’un autre côté, il n’y aura progrès que si l’homme en
reste l’objectif. Le scientifique doit donc demeurer vigilant sur les conséquences de son travail ! « Science sans conscience… », disait déjà Rabelais.»
Rabelais ? Encore un représentant de cette Eglise catholique qu’Allègre décrie si volontiers … mais à laquelle il est difficile d’échapper totalement. D’autant plus qu’à la
différence des autres églises chrétiennes Elle est moins attachée à la lettre qu’à l’esprit – l’Ecriture est ainsi interprétée par le Magistère et la Tradition – et que l’Infaillibilité dont Elle
dit que son chef est doté ne s’exerce que dans le domaine spirituel, et encore dans des conditions bien définies et restreintes.
Quand Claude Allègre se comporte en scientifique il est évidemment beaucoup plus crédible. Il l’est quand il dit, par exemple :
« Je crois, j’espère, que les abus de la modélisation sur ordinateur, ayant pour ambition de remplacer l’étude de la réalité, vont
cesser. »
Ou quand il dit :
« Au lieu de se mobiliser autour de prédictions aléatoires sur le climat, nous ferions mieux de nous concentrer sur les problèmes futurs de l’énergie dont
l’échéance est hélas inéluctable ».
Le socialiste qui sommeille en lui se réveille évidemment quand il appelle de ses vœux davantage de régulation dans le domaine des communications par exemple, comme il a applaudi à la mise sous
plus grande tutelle du marché, le privant par là-même de ses vertus.
Il est décidément difficile de ne pas confondre régulation, imposée par une autorité autoproclamée et arbitraire, et règles librement consenties et évolutives qu’un marché véritablement libre
élabore au fil du temps pour assurer son bon fonctionnement, pour le plus grand bénéfice de tous ses acteurs.
Tout au long de ce livre Claude Allègre nous fait subir en quelque sorte une douche écossaise, ce qui rend la lecture de son livre irritante et passionnante à la fois. Tantôt ses propres préjugés
ressurgissent en ordre de bataille, tantôt il fait montre d’un bon sens et d’une modération du meilleur aloi. Exemple de cette dernière attitude, celle qu’il adopte pour ce qui concerne
l’écologie :
« L’homme ne doit pas endommager la nature, mais la protection de la nature ne doit pas se faire au détriment de l’homme et de la société. »
Autre exemple de cette attitude, cette préconisation adressée aux scientifiques :
« Les scientifiques doivent accepter d’établir des limites, des frontières, à leurs investigations, même si, techniquement, ils ont les moyens de les
poursuivre. Ils doivent expliquer sans relâche. Les partisans du progrès doivent comprendre qu’il y a chez l’homme un besoin de transcendance dont le fait religieux est une manifestation
claire. »
Claude Allègre rappelle aussi cette vérité oubliée par les pseudo-scientifiques :
« La science, par définition, est antidémocratique, la démocratie tue l’innovation ! Ce n’est pas la majorité qui décide de la vérité scientifique, pas
plus au temps de Galilée ou d’Einstein et des Curie qu’aujourd’hui. Le consensus n’a de valeur qu’après une génération, comme l’exprime très bien Max Planck. »
On l’aura compris, le dernier livre de Claude Allègre ne peut laisser indifférent. Il a le mérite d’exposer les véritables enjeux auxquels les hommes seront confrontés, parfois bien avant la fin
du siècle, et les voies de recherche que la science pourrait emprunter pour en relever les défis.
Dans un langage accessible au grand public Claude Allègre apporte ainsi sa pierre à l’édifice de la compréhension du monde que les hommes sont en train de se construire au XXIe siècle et où la
science jouera certainement un rôle déterminant comme lors des siècles précédents.
Francis Richard
Entretien de Claude Allègre sur Radio Classique :
Nous en sommes au
529e jour de privation de liberté pour Max Göldi et Rachid Hamdani (de droite à
gauche), les deux otages suisses en Libye