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24 novembre 2018 6 24 /11 /novembre /2018 23:55
Phénoménologie de la chambre à gaz, de Didier Durmarque

... je suis de la génération qui fait de la Shoah un problème pour la raison et de la raison. Comment un principe [pour la philosophie] peut-il être à la fois un problème? Il faut se tourner vers la chambre à gaz et vers une phénoménologie ontologique de la chambre à gaz pour répondre à ce questionnement, écrit Didier Durmarque.

 

Avant d'y répondre, il faut avoir présent à l'esprit les deux herméneutiques:

 

La première se centre principalement sur une histoire de la Shoah comme événement

 

- La seconde se centre essentiellement sur une conception de la Shoah comme rationalisation, optimisation des moyens indépendamment des fins au détriment du rationnel, de la question du sens...

 

(c'est celle que privilégie l'auteur)

 

La destruction des Juifs d'Europe n'a en effet été rendue possible qu'à partir de structures rationnelles: droit, bureaucratie, économie, technique etc. C'est en cela que la Shoah est un condensé, une quintessence de la modernité.

 

Il s'agit cependant d'unir ces deux visions, l'une historique, l'autre philosophique, et, par une approche phénoménologique, de mettre la chambre à gaz au centre du dispositif, selon l'expression de Jean-Claude Milner, parce que la chambre à gaz n'est pas un objet comme un autre:

 

Il est remarquable que le négationnisme touche principalement la question de la chambre à gaz...

 

 

I Phénoménologie ontologique de la chambre à gaz

 

Dans cette partie, la recherche de Didier Durmarque aboutit à dire que la chambre à gaz est:

 

- une technique du point de vue des bourreaux: elle se déploie à partir d'une technique organisationnelle en amont qui la rend possible

 

- une boîte noire du point de vue des victimes: monde clos, systèmes sans fenêtres, atopie, achronie

 

- un objet phénoménologique distinct du camp d'extermination

 

- la solution finale à la question juive et tzigane: la Shoah et le Porajmos en disent l'essentiel du point de vue ontique, sans exprimer encore son essence

 

 

II La chambre à gaz comme ontologie phénoménologique

 

Didier Durmarque distingue trois révolutions industrielles, qui se caractérisent:

 

- la première par la supériorité ontologique de l'objet fini

 

- la deuxième par la proximité du possible perpétuel de la destruction de l'homme par l'homme

 

- la troisième par le fait que l'homme travaille constamment à sa destruction

 

Aujourd'hui donc l'essence de la technique tend à transformer le monde en un système qui se présente comme un réseau mondial de marchandises, où le monde se présente comme un dispositif indéfiniment livrable:

 

Avec l'abandon du politique au profit de l'organisation du travail, du renversement ontologique de la valeur de l'objet au détriment de l'être de l'homme, le totalitarisme devient technique.

 

Et c'est un totalitarisme plus redoutable que les précédents, parce que le technicisme [...] dissout l'action humaine qui se mue en élément machinique: la machine administrative décide, les individus devenus rouages agissent sans se poser de questions. Décisions et actions sont complètement disjointes:

 

Le monde du travail, entièrement déterminé par la loi des choses, reproduit à la lettre [...] les mécanismes d'obéissance et de déresponsabilisation à l'oeuvre dans la structure pyramidale qui, de l'agent administratif au bourreau, rend possible Shoah et Porajmos et transforme le "plus jamais ça", stéréotype mémoriel creux en possibilité réelle, menace perpétuelle.

 

Certes la technique a une fonction instrumentale et un apparaître élémentaire, mais dans la dimension systématique, autarcique de la technique se joue une dimension, métempirique, qui relève absolument et exclusivement de la question de l'Être.

 

En conséquence, avec pour fil conducteur, L'obsolescence, le livre de Günther Anders, l'auteur souligne que:

 

- La question de l'Être n'est ni religieuse ni métaphysique, mais résolument une question technique

 

- Le technicisme est la réponse à la question de l'Être, autrement dit sa solution finale, sa dissolution qui rend impossible un autre mode du rapport à la question de l'Être

 

- La chambre à gaz n'est pas un objet technique comme un autre:

  • elle est un objet dont l'essence cache son expérience
  • elle est la seule expérience de l'Être qui constitue [...] une sortie de l'Être

 

- La technique est solution métaphysique à la question de l'Être, solution qui est dissolution de celui qui pose la question de l'être, mort de l'homme, idolâtrie, adoration des images, des étoiles-choses, des stars-objets

 

 

III La chambre à gaz comme nouveau Sinaï

 

Après avoir rappelé que l'acte philosophique se fonde sur l'opposition irréductible et principielle entre logos et Révélation et que la métaphysique est le discours qui arrache l'idée de Dieu à la Révélation, l'auteur montre:

 

- que la séparation entre philosophie et parole juive est la séparation entre l'infini du sens et le sens de l'infini

 

- mais qu'elles se rencontrent à partir de l'Être, à partir du néant, à partir du temps, à partir de la question de la technique

 

- et qu'elles se rejoignent sur l'idée de la vérité si la première renonce à une pensée systématique de la totalité

 

Que s'est-il passé au mont Sinaï il y a 1450 ou 1430 ans avant notre ère? La donation des dix commandements, qui sont en fait de l'ordre de l'être de la parole, comme le dit Marc-Alain Ouaknin, c'est-à-dire une donation d'Être.

 

La chambre à gaz a été définie comme un nouveau Sinaï, non pas un Sinaï qui annule l'autre, mais un Sinaï qui le menace et cherche à le dissoudre: elle est danger de l'Être.

 

 

Conclusion

 

Il faudrait revoir notre rapport à la raison: elle s'est pervertie en rationalité au service d'elle-même, au détriment de la raison comme raisonnable, et de la raison comme relationnel.

 

La chambre à gaz est la solution technique à la question de l'Être, solution qui est dissolution ontologique, immonde, incarnation négative, sublime de l'ignoble, Être en souffrance.

 

Alors que la métaphysique et le discours religieux avaient été une réponse à la question de l'Être, la technique s'impose, sans le dire et en mé-disant la sphère du verbe, comme une solution au problème de l'Être.

 

Parce que la raison d'être de la technique est la technique, l'essence de la technique a pris la place de l'homme comme fin en soi...

 

Sous la plume de Didier Durmarque, l'expression Deus ex machina prend alors tout son sens:

 

Dire que l'essence de la technique n'est pas technique, c'est dire que l'essence de la technique est divine...

 

 

Tout cela m'apparaît bien pessimiste, bien catastrophiste. C'est d'ailleurs prêter à la technique une essence qui me semble plus humaine que divine... et, en tout cas, à laquelle s'oppose ma résilience intrinsèque d'être humain, et d'ingénieur, rendu fort grâce au logos et...  à la Révélation.

 

Si, par aventure, la technique, un jour, dominait vraiment  les hommes - ce qu'à Dieu ne plaise -, ce serait parce qu'ils le voudraient bien... Mais il ne faut évidemment pas l'exclure quand on voit, dans nos pays, leur soumission à l'État-providence, forme déguisée, mais bien réelle, d'une oligarchie.

 

Francis Richard

 

Phénoménologie de la chambre à gaz, Didier Durmarque, 168 pages, L'Âge d'Homme

 

Livres précédents:

Enseigner la Shoah, UPRR (2016)

Philosophie de la Shoah, L'Âge d'Homme (2014)

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  • Francis Richard
  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
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