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8 mai 2023 1 08 /05 /mai /2023 18:30
La femme traversante, de Chuang Hua

Comme le dit Amy Ling dans sa postface, ce livre est un récit éclaté et le lecteur doit se laisser entraîner par le courant. Peu à peu, à grands traits, il se dessine.

 

Car il n'y a pas de chronologie dans cette histoire où se mêlent rêves et réalités, laideurs et beautés, présent et passé, souvenirs et fantasmes. De quoi se perdre...

 

La femme traversante, c'est Jane Quatre. Les membres de chaque fratrie de cette famille chinoise portent son numéro d'apparition: ils sont sept dans la sienne.

 

Le titre original, en anglais, est Crossings, c'est-à-dire traversées. Amy Ling, qui a étudié le récit sous toutes les coutures, en dénombre sept, transocéaniques.

 

Sa famille vit exilée en Amérique et elle, en France, où elle a une aventure avec un Français, un journaliste. Son histoire aurait pu s'intituler La femme ballottée.

 

Jane Quatre est à la fois une femme libre et une femme traditionnelle, américaine et chinoise: elle a compris un jour, en Amérique, qu'elle avait la Chine en elle.

 

Dyadya, son père, a réussi dans la finance et aimerait qu'elle fasse de même. Comme tous ses enfants, Jane lui appartient et devrait épouser ceux qu'il lui présente.   

 

Mais Jane Quatre est une indocile. Son petit frère James Cinq l'est tout autant qu'elle, qui, contre le gré paternel, a épousé une barbare, c'est-à-dire une Blanche.

 

Jane Quatre reste traditionnelle puisqu'au contraire de son père qui finit par accepter la barbare, elle persiste à l'ignorer et à ne pas lui trouver de place dans sa vie.

 

Au cours du récit elle convient qu'il lui est difficile, même s'il le faut, d'avoir deux pays dans son coeur. Mais, finalement, elle prouve que ce n'est pas impossible.

 

Le récit commence par la rencontre de Jane et de son futur amant français, qui écrit des critiques de films. Il se termine avec son retour au pays: la boucle est bouclée.

 

Francis Richard

 

La femme traversante, Chuang Hua, 240 pages, Zoé (traduit de l'anglais par Serge Chauvin)

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2 avril 2023 7 02 /04 /avril /2023 17:25
La guerre, aussi bien demain que dans cinq ans!, de Marianne Laufer

Dans ce volume sont réunis deux manuscrits de Marianne Laufer: son Tagebuch, qu'elle a tenu, gymnasienne vaudoise, à l'été 1936, en Allemagne, et ses Souvenirs familiaux qu'elle a rédigés en 1999 et qui couvrent la période qui va de sa naissance, le 25 juillet 1919, jusqu'au mois d'août 1939.

 

Le titre que l'éditeur a donné à l'ensemble de ces deux documents, révélateurs d'une époque, est extrait, et c'est prémonitoire, de ce qu'elle écrit dans son journal à la date du 26 août 1936: La guerre, j'ai l'impression, peut aussi bien venir demain que dans cinq ans, mais je suis sûr qu'elle viendra. 

 

Marianne Laufer est allée en Allemagne du 23 juillet 1936 jusqu'au 18 septembre 1936, à Francfort-sur-le-Main. Le but de ce voyage est de parfaire ses connaissances dans la langue allemande en séjournant dans la famille Holz et de visiter la ville et ses environs au sens très large avec leur fille Mariele.

 

C'est l'été de ses dix-sept ans et des Jeux olympiques de Berlin. Dans ce contexte, les visites faites à pied, à vélo ou en auto sont un témoignage historique où se juxtaposent occupations ordinaires de jeunes filles, tricotage ou jeux de carte, à des événements extraordinaires, lourds de conséquences.

 

Dans ses souvenirs, elle revient sur ce séjour marquant, qu'elle situe dans un contexte plus large: il y a eu un avant et un après son été 1936. Elle y reprend un passage de son journal, qui a revêtu une grande importance pour elle et qui ne l'est pas moins pour le lecteur d'aujourd'hui en quête de réponses.

 

Le 10 août elle a une conversation avec Mme Holz sur le régime allemand. Si celle-ci ne veut pas discréditer son pays, elle ne cache pas son désaccord avec ce mouvement antisémite et antichrétien. Les Allemands ayant, par le Traité de Versailles, été traités indignement, ils ont accueilli l'homme

 

qui offre de redonner à l'Allemagne sa place légitime parmi les nations en se servant de la jeunesse. 

 

Puis elle évoque trois souvenirs qui manquent dans son Tagebuch:

- Dans un tram, elle doit, sans explication, se lever de sa place assise: En fait je n'avais pas encore réalisé qu'avec mes cheveux noirs et mon nez arqué je n'avais pas l'air particulièrement aryen!

- Dans un bureau de poste, où Mariele l'accompagne, elle doit tout de suite sortir: La raison était la même. On ne m'a pas brutalisée, mais il fallait obtempérer.

- À la maison, une fine amie des Holz a fait en vain le tour des consulats pour obtenir un visa d'émigration: En partant, Mme Holz lui donne un panier de denrées alimentaires. Comme Juive1, elle est sans ressources. Et tout cela se passait en 1936 déjà!

 

Elle conclut:

Pourquoi n'en ai-je pas parlé dans mon Tagebuch ? Je ne sais plus. Sans doute avais-je déjà déjà appris la prudence.

 

Francis Richard

 

1 - Dans son manuscrit, Marianne Laufer n'a pas mis de majuscule.

 

La guerre, aussi bien demain que dans cinq ans!,  Marianne Laufer, 112 pages, Éditions d'en bas

 

NB

 

Ce document, qui fait partie de la collection Ethno-Doc des Éditions d'en bas, comprend des illustrations: aquarelles, reproduction du Tagebuch, photographies des Holz, cartes postales et photographies des Laufer.

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13 mars 2023 1 13 /03 /mars /2023 19:55
Un amour anglais, de Jean-François Duval

Chris, dix-huit ans, est venu en Angletterre pour parfaire son anglais. Lui, Simon et Tim, après une virée en Écosse en avril 1968, reviennent pour leurs cours à Cambridge:

 

La radio jouait "Lady Madonna" des Beatles et "Guitar Man" d'Elvis.

 

Simon est au volant. La Mini Cooper quitte la route. Chris est hospitalisé. Mais il n'est pas mort. Ou alors, s'il l'est, il a désormais une nouvelle vie qui s'ouvre devant lui.

 

Comme étudiant, Chris occupe une chambre chez les Smith, où il écoute sur sa radio portative l'émission Top of the pops, tout en lisant Justine en traduction anglaise.

 

Mike, un des amis qu'il s'est fait, joue de la guitare et pense que la musique peut être une grande arme. Depuis le début des sixties, pour Chris et toute une jeunesse:

 

La vraie force révolutionnaire, bouleversante, celle qui, à l'âge de quatorze, quinze ans bousculait tout, c'était le rock.

 

Harry, un colossal suisse-alémanique, occupe une autre chambre des Smith. Un soir, il propose à Chris un rendez-vous devant le Kenko, avec une amie et une copine à elle.

 

Chris fait la connaissance de Barbara, l'amie de Harry, de sa copine, Maybelene, jolie fille, bien habillée, qu'il avait repérée sans savoir que c'était lui qu'elle attendait.

 

Chris a le plaisir de quitter les Smith qui n'ont pas apprécié qu'ils aient reçu Barbara et Maybelene pendant une demi-heure après minuit dans leur chambre respective:

 

Je n'avais pas seulement changé de landlord et de landlady. Dès le surlendemain, lundi, neuf heures du mat, je suivais les mêmes cours que Maybelene, assise tout au fond de la salle.

 

Commence pour Chris l'histoire d'Un amour anglais avec Maybelene, qui aurait été autre sans l'usage de l'anglais, qui créait entre eux une relation tout à fait spéciale :

 

Cette langue nous inventait en même temps qu'elle inventait notre relation.

 

Dans ce roman d'une époque révolue, Jean-François Duval fait un usage idiomatique et savoureux de l'anglais dans les conversations animées entre Chris et Maybelene.

 

Cet anglais parvient aux oreilles du lecteur, qui croit entendre, en fond sonore, pour rythmer le récit de cet amour éphémère, des groupes chanter le rock, en 45 ou 33 tours...  

 

Francis Richard

 

Un amour anglais, Jean-François Duval, 256 pages, Zoé

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24 janvier 2023 2 24 /01 /janvier /2023 23:55
Bambine, d'Alice Ceresa

Connaissez-vous Alice Ceresa (1923-2001)? Cette auteure suisse-italienne a publié une trilogie sur la vie féminine. Bambine en est un des volumes, paru en Italie en 1990 et traduit pour la première fois en français chez Zoé, il y a trente ans, sous le titre Scènes d'intérieur avec fillettes.

 

Est-ce un roman? Oui puisqu'il s'agit d'une oeuvre de fiction. Non parce qu'il n'y a pas à proprement parler d'histoire. Deux soeurs en sont les protagonistes, mais on ne sait pas leurs prénoms, non plus que ceux de leurs parents, et elles n'apparaissent que dans des scènes significatives.

 

Ces scènes, prises dans l'enfance jusqu'à la puberté, constituent, plutôt qu'un roman, une sorte de documentaire 1 sur la vie féminine à une époque indéterminée du XXe siècle, mais qui doit correspondre vraisemblablement à celle vécue par l'auteure, d'où son intérêt anthropologique. 

 

Ce qui frappe en effet le lecteur, c'est la distanciation avec laquelle l'auteure parle de ces deux fillettes, qui ont un an d'écart et qui sont deux facettes de l'enfance féminine de ce temps-là. Elle se garde de juger, de revendiquer; elle expose des faits qui se suffisent à eux-mêmes.

 

Un de ces faits, observés dans le petit noyau familial, c'est la position du père qui dit être le seigneur et maître de la maison, ce qui n'en fait pas un monstre, alors que la mère ne dit rien mais s'exprime peut-être totalement dans ses gestes, ce qui n'en fait pas pour autant une sainte.

 

Cohabitent deux groupes séparés au sein de ce noyau: les parents d'un côté, les enfants de l'autre, ce qui se concrétise par deux chambres distinctes, la chambre matrimoniale étant un lieu interdit aux fillettes (ce qui le rend attractif) et transgressé différemment par l'une et par l'autre 

 

Pendant ces années de l'enfance, l'aînée, tout comme la cadette, prétend ne pas avoir nourri d'intérêts ou de pensées potentiellement liés ne serait-ce que lointainement à la question du sexe: À cela nous pouvons sans autre nous tenir, étant donné surtout l'impossibilité de faire autrement.

 

À la puberté, elles restent telles quelles, à tout le moins en ce qui concerne leur intelligence des choses en particulier et en général, si elles accueillent et suivent avec beaucoup plus d'intérêt les transformations inaugurales de leur apparence: on peut ici difficilement leur donner tort.

 

Les deux soeurs n'y réagissent pas de même et se querellent à propos d'habillement ou de coiffure. Le changement d'attitude du père à l'intérieur et celle de la gent féminine à l'extérieur les angoissent. La figure du père leur dictera une attitude différente à l'égard de la gent masculine...

 

Francis Richard

 

1 - L'auteure emploie le terme de conversation.

 

Bambine, Alice Ceresa, 160 pages, Éditions La Baconnière (traduit de l'italien par Adrien Pasquali, traduction révisée par Renato Weber)

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14 janvier 2023 6 14 /01 /janvier /2023 10:25
Le Retour du Major Davel, de Michel Bühler

Il y a trente-cinq ans, Michel Bühler, seul sur scène, rendait hommage au Major Davel. Le texte de cette performance de deux heures a été réédité en novembre 2022, au moment même où son auteur nous quittait 1.

 

Le Retour du Major Davel est composé de proses, de poèmes et de chansons, où le défunt revient parmi les vivants pour raconter pourquoi et comment il a fini par perdre la tête sur l'échafaud de Vidy le 24 avril 1723.

 

Ce récit parle aussi du Major Davel à la troisième personne et des hommes de son temps dans le Pays de Vaud, sous l'occupation bernoise, où les mots de Liberté et d'Indépendance ne font plus partie du vocabulaire.

 

Il ne s'agit pas pour le Major Davel de donner des leçons, mais il rappelle que les Bernois étaient secondés

 

Par des gens de chez nous, des nobles et des notables,

Qui ramassaient les miettes qui tombaient de leur table,

Qui trahissaient les leurs et sans aucune honte,

Mettez-vous à leur place, ils y trouvaient leur compte!

 

Quant au menu peuple, il était soumis:

 

De révolte, pas de trace

Chez ceux qui sont tondus,

Chez ceux qui forment la masse

Des vaincus, des fourbus.

Ceux qui travaillent sans trêve,

Soumis, silencieux,

Ils n'ont même plus de rêves,

Tout est donc pour le mieux.

 

Jean Daniel Abraham Davel a été mercenaire au service des Bernois, des Français. Il a souvent pensé à la Belle Inconnue qui lui avait prédit un destin extraordinaire: Vous ferez de grandes choses dans votre vie.

 

Privilégié - il est devenu Notaire, Major de quatre paroisses de Lavaux -, il aurait pu couler une vie tranquille et s'enrichir, mais 

 

C'est bien là le drame, ou la noblesse de certains hommes: ils ne peuvent pas se contenter de leur seul confort, de leur seul bonheur.

 

Faut-il obéir aux lois quand elles s'opposent aux lois immuables écrites dans son coeur? Il faut, selon un juriste lausannois, quoi qu'il en coûte, désobéir aux premières pour ne donner aucune atteinte aux dernières.

 

C'est ce qui décide le Major Davel à aller à Lausanne à la tête de ses six cents hommes, de première classe. Il ne s'agit pas pour lui de verser une seule goutte de sang mais d'expliquer son projet à ses compatriotes.

 

Il s'agit de profiter de l'apathie des occupants et de se baisser pour prendre le pouvoir:

 

Jamais une occasion de rentrer dans l'Histoire

N'aura été plus belle, jamais la Liberté

N'a été plus facile à cueillir.

 

Ses pareils ne l'entendent pas ainsi, endorment sa méfiance et profitent qu'il soit seul pour le faire arrêter par deux cents hommes et, après, se vanter auprès des Excellences de Berne d'avoir étouffé dans l'oeuf une révolte.

 

Cet hommage rendu à Davel, dont la commémoration de l'exécution, il y a trois cents ans, approche, est révélateur de l'homme Michel Bühler, qui aimait son pays et savait trouver les mots pour le dire, par la voix d'un héros.

 

Francis Richard

 

1 - Michel Bühler est décédé le 8 novembre 2022.

 

Le Retour du Major Davel, Michel Bühler, 96 pages, Bernard Campiche Editeur

 

Livres précédents:

La chanson est une clé à molette (2011)

Retour à Cormont (2018)

 

Une des chansons du Retour du Major Davel:

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4 janvier 2023 3 04 /01 /janvier /2023 12:30
La Vieille Maison, d'Oscar Peer

Pour moi il ne s'agit pas d'avoir un logis, je pourrais même vivre dans un arbre ou dans une grotte; mais tu sais, c'est que je ne voudrais pas perdre cette maison. Le reste n'est pas important. C'est curieux, jusqu'à maintenant, c'était une maison comme toutes les autres, mais maintenant que je dois m'en aller, elle devient de plus en plus belle. J'ai grandi ici, c'est comme une partie de moi-même. Et si mon frère revenait un jour, j'aimerais qu'il puisse y entrer.

 

Chasper Fluri vient de perdre son père, Gisep. Il apprend le jour même de son enterrement que celui-ci avait des dettes envers la commune et... envers son président, Lemm, le bistrotier du village.

 

Sans respect pour le deuil de Chasper, dernier occupant de la maison, Lemm se présente chez lui ce jour-là, avec deux acolytes pour l'enjoindre de vendre sa maison afin d'acquitter ces dettes.

 

Chasper ne veut pas vendre. Il sait que Lemm est intéressé par l'argent et que ce n'est pas pure générosité qu'il veut effacer l'ardoise de Gisep, mais bien parce qu'il est sans vergogne.

 

La maison, du milieu du XVIIe, est, moitié en pierre, moitié en bois: La pierre et le bois ont résisté au temps, bien que le temps soit toujours là, fouillant tout autour, des ses mains silencieuses.

 

Il n'est donc pas étonnant que La Vieille Maison suscite la convoitise de Lemm. Chasper veut la garder, car elle est plus que matérielle; elle représente pour lui quelque chose d'essentiel:

 

L'être de chacun est plus ou moins lié à son avoir. (Philippe Nemo, La philosophie de l'impôt)

 

L'héritage, ce sont aussi des souvenirs bons ou mauvais, liés à la maison, ou des personnes, connues pendant tout le temps qu'il l'a habitée, qui émergent du passé et lui rappellent qui il est.  

 

Alors il essaie, tout au long du récit, d'emprunter l'argent qui lui permettrait de rembourser les dettes à la commune plutôt que d'empocher le vil prix que Lemm lui propose pour la maison.

 

C'est dans de telles circonstances que se révèlent les vrais amis. Il y a ceux qui pourraient mais ne veulent pas, ceux qui ne peuvent mais voudraient bien. Il y a ceux qui rient de le voir s'agiter...

 

L'épilogue est l'aboutissement de cette quête: il ne faut pas être surpris quand on a abusé d'un moment de faiblesse de quelqu'un, si celui-ci, quand il retrouve ses esprits, en tire la conclusion...

 

Francis Richard

 

La Vieille Maison, d'Oscar Peer, 208 pages, Zoé (traduit du romanche par Walter Rosseli)

 

Livre précédent:

Coupe sombre (réédition de 2020)

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17 septembre 2022 6 17 /09 /septembre /2022 19:00
Les Larmes de ma mère, de Michel Layaz

Le narrateur égrène des souvenirs d'enfance à partir d'objets qui ressemblent à une loterie, une loterie étrange, la loterie de la vie. Mais l'inventaire à la Prévert de ces objets, qui sont autant de petits chapitres du récit, n'est guère exhaustif.

 

C'est égal. Il y a déjà de quoi restituer des pans entier de son enfance singulière. Car le narrateur est le petit dernier d'une fratrie de trois garçons. Bien qu'il soit l'objet de toutes les attentions de sa mère, il n'est pas sûr que ce soit un avantage.

 

Parmi ces objets il en est un qui se détache des autres. Il s'agit d'une photographie, laquelle donne son titre au recueil, Les Larmes de ma mère 1,  qualifiées de flux effrayant, et qui en est en quelque sorte le refrain, entonné cinq fois en sous-titre:

 

Sur la photographie où on la voit elle et moi, quelques minutes après la naissance, on distingue clairement - malgré le rouge déjà repassé sur les lèvres, malgré le fond de teint déjà re-plaqué sur les joues - on distingue clairement ses yeux mouillés.

 

La plupart des anecdotes montrent qu'il n'est pas traité comme ses deux aînés, aussi bien par son père, qui l'emmène seul avec lui, que par sa mère, qui semble n'avoir jamais admis qu'elle ait eu encore un fils au lieu de la petite princesse attendue.

 

Le narrateur termine chaque séquence consacrée à un objet par une adresse à son amante où il tire la leçon du souvenir remonté à la surface de son esprit. Celle-ci ne sera jamais mère, laissera cela aux femmes malheureuses, et lui dira in fine:

 

Avec moi, les larmes du fils n'existeront pas.

 

Francis Richard

 

1 - Paru en 2003, ce roman a obtenu le prix Michel-Dentan et celui des auditeurs de la RTS.

 

Les larmes de ma mère, Michel Layaz, 176 pages, Zoé

 

Livres précédemment chroniqués:

 

Louis Soutter, probablement (2016)

Sans Silke (2019)

Les vies de Chevrolet (2021)

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27 octobre 2021 3 27 /10 /octobre /2021 18:00
Contre-pouvoir, d'Yves Velan

Dans sa préface, Daniel de Roulet met dans son contexte ce texte du trublion Yves Velan (1925-2017), publié initialement en 1978 aux éditions Bertil Galland.

 

Cette mise en contexte est nécessaire, car l'écrivain adressait Contre-pouvoir au Groupe d'Olten, une association dissidente de la Société suisse des écrivains (SSE).

 

En 1971, le Groupe d'Olten avait rompu avec la SSE, fondée en 1912. Ces dissidents, engagés à gauche, avaient pour objectif, une société socialiste et démocratique...

 

Les deux associations concurrentes, jusqu'à un certain point, finiront par se réconcilier en 2002 et c'est ainsi que naîtra l'association des Autrices et auteurs de Suisse.

 

Yves Velan égrène ses idées après des détours, qui sont sa manière de raisonner avant que d'énoncer, et celle d'un spécialiste de rien mais curieux de tout, incitant au débat. 

 

Cette lettre au groupe est motivée par la publication, en 1975, du Rapport Clottu, par lequel l'État donnerait de l'argent à la culture, sans vraiment définir ce qu'elle est:

 

On constate dès l'abord qu'elle [la définition de la culture dans le rapport] est la plus large possible; si large même qu'on ne voit plus la différence nette entre culture et société. 

 

Au passage, remarquons qu'Yves Velan, sans refuser l'aubaine, relève la contradiction qui existe dans le fait de recevoir de l'argent du Pouvoir et d'en être un contre-pouvoir.

 

Velan s'interroge sur la position du Groupe d'Olten au sujet de la culture, qui semble, refusant l'élitisme, vouloir faire une différence minimale [...] entre le texte et l'existence...

 

À ne plus vouloir faire de différences, à vouloir les abolir toutes, il n'y a plus de littérature, il n'y a que la communication. Il n'y a plus de culture, il n'y a que la société...

 

Si le raisonnement est poussé jusqu'au bout, à quoi bon apprendre à écrire? Sans compter qu'écrire n'est qu'une condition nécessaire mais pas suffisante pour être littéraire...

 

À quoi cela aboutit-il? À la société de consommation qui, selon l'ancien popiste, serait le stade suprême du capitalisme (ce qui est une vision fausse et convenue d'icelui):

 

Le langage modélisé. Le règne de la série. Le manque et le présent perpétuels. La non-subjectivité. L'empire du Même. Goulag mou.

 

Après avoir vécu les derniers mois, c'est plutôt l'étatisme qui semble avoir atteint son stade suprême avec de telles caractéristiques; il était déjà plus qu'en germe en 1978:

 

Puisque pour le Pouvoir le littéraire est soumission, séduction, instrumentalité, série, il est pour nous rupture de la série, arrêt, obstacle.

 

Que faire? Là Yves Velan revient au fond: La littérature populaire ne consiste pas à écrire pour tout le monde [...] mais à hausser tout le monde à l'écriture lue ou pratiquée.

 

À l'école tout se joue. Velan explicite l'action à y mener: Par culture, j'entends la plus traditionnelle: littérature, latin, grec, histoire, histoire de l'art, tout ce qui est vertical.

 

Cela commence dès les premières années: Ignoti nulla cupido, disait Ovide dans L'Art d'aimer: On ne désire pas ce qu'on ne connaît pas. Velan commente: une sûre sagesse.

 

Faute d'insuffler ce désir, le Rapport Clottu appliqué ne fera de la culture qu'un îlot: Au mieux nourrira-t-on plus d'artistes ou, ici et là, abaissera-t-on le prix des places.

 

Et le Groupe d'Olten, puisque cette lettre lui est destiné? Que peut-il faire? Puisqu'il s'agit d'un groupe, il devrait avoir une production collective, faire une publication régulière:

 

Dans le cas où la princesse paierait; voire même où elle ne paierait pas...

 

Francis Richard

 

PS

Le volume comprend en outre:

- Discours à l'occasion de la remise du Grand Prix C.F. Ramuz, le 24 novembre 1990

- Discours à l'occasion de la remise du Prix de l'État de Neuchâtel, le 19 mars 1993

- Postface de Jean Kaempfer

 

Contre-pouvoir, Yves Velan, 96 pages, éditions d'en bas

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27 juin 2021 7 27 /06 /juin /2021 18:45
L'Analphabète, d'Agota Kristof

Cinq ans après être arrivée en Suisse, je parle le français, mais ne le lis pas. Je suis redevenue une analphabète. Moi, qui savais lire à l'âge de quatre ans.

 

À quatre ans, Agota Kristof (1935-2011) lit effectivement tout ce qui lui tombe sous la main, et, quand elle est punie, son père, instituteur, lui donne un livre d'images à lire au fond de la classe...

 

Avant d'écrire, elle invente et raconte des histoires avec beaucoup d'aplomb, surtout lorsqu'il s'agit d'âneries, auxquelles son petit frère Tila croit, tandis que son grand frère, et complice, Yano, non.

 

Elle commence à écrire quand, à quatorze ans, elle est séparée de ses parents et de ses frères et qu'elle entre dans un internat dans une ville inconnue. Pour tenir le coup, elle tient une sorte de journal:

 

J'invente une écriture [...] secrète pour que personne ne puisse le lire. J'y note mes malheurs, mon chagrin, ma tristesse, tout ce qui me fait pleurer en silence le soir dans mon lit.

 

Elle continue de lire, si elle a de quoi, en cachette, à la lumière du réverbère, après l'extinction des feux à dix heures du soir. Puis, pendant qu'elle s'endort en larmes, des phrases naissent dans la nuit:

 

Elles tournent autour de moi, chuchotent, prennent un rythme, des rimes, elles chantent, elles deviennent poèmes.

 

Son père en prison, sa mère travaillant où elle peut, elle n'a pas de quoi réparer ses chaussures. Alors elle écrit et joue des sketchs avec des amies, à l'école puis à l'internat, pour gagner quelque argent.

 

Pour Agota, il n'y avait qu'une langue, le hongrois. Mais, quand elle avait neuf ans, sa famille s'installa dans une ville frontière où au moins le quart de la population parlait la langue allemande.

 

À cette première langue ennemie, celle des militaires autrichiens d'occupation, s'en ajoute bientôt une autre, le russe, que d'autres militaires d'occupation imposent, se heurtant à une résistance passive.

 

Quand, à 21 ans, Agota Kristof choisit l'exil avec son premier mari et arrive en Suisse, elle affronte une autre langue inconnue, le français qu'elle écrit pendant des décennies sans la connaître toujours:

 

C'est pourquoi j'appelle la langue française une langue ennemie, elle aussi. Il y a encore une autre raison, et c'est la plus grave: cette langue est en train de tuer ma langue maternelle.

 

En Hongrie, elle laisse son journal à l'écriture secrète et ses premiers poèmes, ses frères et ses parents: Mais surtout [...], ce jour de novembre 1956, j'ai perdu définitivement mon appartenance à un peuple.

 

Si elle était restée au pays, que serait-elle devenue? Aurait-elle été plus heureuse? Sa vie aurait été différente, mais ce dont elle est sûre, c'est qu'elle aurait écrit, n'importe où, dans n'importe quelle langue.

 

Comment devient-on écrivain? Elle le sait très bien, pour avoir été atteinte par cette maladie de l'écriture, aussi inguérissable que celle de la lecture, et n'avoir jamais perdu la foi dans ce qu'elle écrivait:

 

Il faut tout d'abord écrire, naturellement. Ensuite, il faut continuer à écrire. Même quand cela n'intéresse personne. Même quand on a l'impression que cela n'intéressera jamais personne. Même quand les manuscrits s'accumulent dans les tiroirs et qu'on les oublie, tout en en écrivant d'autres.

 

Là où elle fait preuve d'une patience et d'une obstination plus méritoires que d'écrire dans sa langue maternelle, c'est en écrivant dans une langue qui lui a été imposée par le sort, le hasard, les circonstances:

 

Écrire en français, j'y suis obligée. C'est un défi.

Le défi d'une analphabète.

 

Francis Richard

 

L'Analphabète, Agota Kristof, 80 pages, Zoé (première édition en 2004)

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29 décembre 2020 2 29 /12 /décembre /2020 18:55
Jacques Laurent, vingt ans après

Jacques Laurent, par chagrin d'amour - la mort de sa femme Elisabeth était survenue quelques mois plus tôt -, s'est donné la mort le 29 décembre 2000, il y a tout juste vingt ans aujourd'hui.

 

Lors des obsèques de Bertrand Poirot-Delpech, le 17 novembre 2006, à l'occasion de son discours d’hommage, Hélène Carrère d’Encausse, fait cette allusion sans ambiguïté à cette mort volontaire:

 

Nous nous sommes trouvés tous deux, seuls, un jour d’hiver auprès de Jacques Laurent, qui avait décidé d’en finir avec la vie. Arrivés trop tard pour l’en empêcher, nous sommes restés plusieurs heures à son chevet, assurant une veillée funèbre fraternelle pour tenter de compenser la solitude et le désespoir qui avaient conduit notre confrère à la mort.

 

Quand j'ai parlé sur ce blog de La société des écrivains suicidés, j'ignorais encore cet ultime secret, pour reprendre l'expression de son ami Christophe Mercier, sinon je l'aurais ajouté à ma liste.

 

Pour rendre hommage à cet écrivain que j'aime et qui, après Georges Bernanos, m'aura donné définitivement le goût d'écrire, je reproduis ci-dessous le long article que j'ai consacré, en janvier 1972, dans une revue étudiante de Neuchâtel, à son roman Les Bêtises.

 

Je croyais alors que le monde était divisé en deux: les hommes de gauche et les hommes de droite. Je sais maintenant qu'il y a d'un côté les collectivistes, maîtres et esclaves, et de l'autre les hommes libres, dont Jacques Laurent faisait partie.

 

Quand j'ai écrit cet article, j'avais vingt ans et je pensais bêtement qu'un jour je serais écrivain à mon tour...

 

Francis Richard

 

 

LES BÊTISES de Jacques Laurent

 

En primant "Les Bêtises"1 de Jacques Laurent, les jurés du Goncourt ont montré qu'ils pouvaient aussi couronner le talent. Reconnaissons qu'ils avaient une sérieuse excuse. Ne fallait-il pas à tout prix sauver leur mauvaise réputation? C'est sans doute pourquoi ils ont consacré le livre, qui, pour la presse en général, constituait l'événement littéraire de la fin de l'année 71.

 

Mieux, malgré qu'ils en aient, ils ont récompensé un écrivain de droite. Par égard pour la littérature, paraît-il. Merci pour elle. Nous en prenons acte, mesurant à sa juste valeur le mérite qu'il y avait à primer l'oeuvre d'un homme de droite et de la pire espèce. N'avait-il pas traîné ses guêtres à Vichy, choisissant la Résistance qu'il ne fallait pas? N'avait-il pas écrit, en son temps, un pamphlet contre Jean-Paul Sartre, ce monstre sacré dont les yeux reflètent si bien sa balance entre l'être et le néant? Au moment des "événements" d'Algérie, n'avait-il pas partie liée avec les "factieux" de l'OAS et particulièrement avec le capitaine Sergent? Enfin, n'avait-il pas commis le sacrilège de porter la main, armée d'une plume acérée, sur l'évangile gaulliste selon saint Mauriac?

 

 

JACQUES LAURENT

 

On le voit, Jacques Laurent est un abominable monsieur. Mais ce n'est pas tout. Il n'est pas seulement cet homme d'action, ce pamphlétaire, que d'aucuns ne sauraient voir sans frémir. Car ce petit homme frêle est en plus un spécialiste de livres en tous genres, un dialoguiste et scénariste de films savoureux, qui se dissimule derrière de nombreux pseudonymes, dont Cecil Saint-Laurent et Albéric Varenne, pour ne citer que les plus connus.

 

Sous son vrai nom, il a très peu publié depuis "Les Corps tranquilles", c'est-à-dire depuis un quart de siècle. Certains le considéraient même comme perdu pour la littérature parce qu'il avait trempé dans trop d'oeuvres mineures et qu'il éparpillait son talent. En fait sa prodigieuse fécondité confinant au génie et ses records de vente le faisaient jalouser. Son intelligence, son insolence, son cynisme frisaient la provocation dans un monde abêti, mou, utopiste. Et puis il avait le grand tort d'être de droite et de ne pas s'en cacher, le comble de l'insolence.

 

 

UNE CHARADE ROMANESQUE

 

"Les Bêtises" s'articulent comme une charade démesurée, une charade romanesque, divisée en quatre parties et dont le tout est une personne bien humaine, celle qui écrit. Mon premier est un roman de jeunesse, inachevé, "Les Bêtises de Cambrai", comme les bonbons. Mon second est une gentille introspection, où le rêve et la réalité se mêlent confusément et qui donne l'"Examen" de la genèse de mon premier. Mon troisième est un journal, l'écriture - et l'alcool parfois - devenant le "Vin quotidien" de mon tout. Mon quatrième est une analyse serrée, philosophique, où mon tout est à la recherche de son "Fin Fond". Qui est mon tout? Une personne que l'on a connue on ne peut plus profondément après avoir longtemps habité ce gros volume.

 

Avoir adopté quatre genres littéraires pour ne parler que d'une seule personne peut paraître compliqué. Cette construction a heurté certains critiques qui y ont vu une faiblesse et qui se sont étonnés: un grand livre ne doit-il pas être simple, subordonné à une idée, à une passion, à la cohésion d'une vie épique, fût-ce sous l'abondance comme l'écrit Pierre-Henri Simon? Ils sont tout surpris que ce compliqué ne recèle pas un fond misérable et mince. La complication n'est en fait qu'apparente. Paul Morand dit qu'"il y a de l'ordre en cette folie". Il a raison. En effet la vie d'un homme est folle. Vouloir en saisir les détours et ce de la manière la plus exhaustive possible - le dessein du livre - exigeait d'adopter cette folie, de l'épouser, d'en faire ressortir la complexité par des éclairages différents. Disons tout de suite que Jacques Laurent a réussi à tenir ce pari ambitieux.

 

 

LA BÉQUILLE DE L'ÉCRITURE

 

Il n'entre évidemment pas dans notre intention d'analyser à fond cette oeuvre passionnante. Il faudrait pour cela écrire un nouveau livre et avoir le talent de Jacques Laurent. Notre propos est de vous y faire goûter, de vous mettre en appétit, de vous faire sucer une bêtise avant que vous ne vous offriez la boîte.

 

Gustin-Gilles est la personne qui n'aura presque plus de secrets pour vous. Il se révélera à vous par l'écriture. Il ne sait pas s'il écrit pour exister ou s'il existe pour écrire; s'il écrit pour lui-même ou pour les autres. Mais il écrit. Sur lui-même. Il a besoin de la "béquille de l'écriture" pour marcher dans la vie quand elle ne se confond pas avec le bonheur ou l'action.

 

Son style change quand il a changé d'âge et quand il a changé de lecture. La vie est ainsi: changeante, mouvante, contradictoire, et Gustin-Gilles n'échappe pas au lot des contradictions.

 

Jeune de vingt ans, il écrit un roman qu'il n'achèvera pas. L'écriture est désinvolte, le ton, celui de "la litote sarcastique". Un bon jeune homme, nourri de littérature et pétri par ses lectures, en garnison sur la ligne de démarcation, essaye de faire coller son univers livresque avec la réalité, sa réalité. Sans succès. Inférieur aux événements, il les imagine et devient un aimable imposteur. Pour lui n'existe pas d'autre solution que celle de l'imposture pour atteindre à l'exceptionnel, pour arriver à se ressembler, pour faire du hasard sa chance et ne plus très bien savoir la part de complaisance qu'il met dans ce hasard.

 

 

LA DÉCADENCE

 

Sept ans se sont écoulés depuis que Gustin-Gilles s'est mis à écrire un roman. Il décide alors de se pencher sur ce roman inachevé, de retrouver les circonstances diverses qui lui ont fait écrire ce livre. Cette fois l'écriture devient attentive, encore que désordonnée. Notre héros sait très bien que son roman est une transposition de sa vie, de ce qu'il aurait voulu être. L'imposteur, c'est lui quand il traverse, en touriste, ses années vingt sous les étendards divers de l'Occupation: la Résistance, les Chantiers de Jeunesse, l'exil en Suisse, Vichy ou le Maquis. Son examen prend vite des allures d'autobiographie romancée.

 

À la suite de Drieu, de Céline et d'autres hommes du XXe siècle, il s'est trouvé en face d'un fait écrasant: la décadence. Pour ce jeune homme qui s'est juré que l'exceptionnel serait toujours son alcool, "l'imposture est la seule réponse à la décadence". Les valeurs traditionnelles s'écroulent, sa morale se réduit à une esthétique. Ce qui est dangereux. D'autre part aucune cause ne lui paraît suffisamment juste pour le mobiliser. Cette idée se renforcera du souvenir lancinant des sombres jours qui ont marqué la Libération, et qui ont achevé de discréditer le monde des adultes aux yeux de la jeunesse française.

 

D'ailleurs pour cet épris d'exceptionnel appartenir à un parti n'est pas intéressant si l'on ne peut en être le chef: "Militant, non! Mercenaire, oui, pour agir et le raconter ensuite". Il est bientôt mûr pour aller jouer les paras en Indochine. Il ne lui reste plus qu'à se rendre compte d'une chose essentielle, "il est intelligent et même juste d'être un imposteur mais cela ne conduit pas loin", à se débarrasser de son refus du monde des grandes personnes d'où est né son choix de l'imposture et qui était en réalité un refus de la mort, du vieillissement.

 

 

AU DEVANT DE LA MORT

 

Il court en Indochine au devant de la mort. La guerre seule peut le soulager de "la peur de disparaître stupidement". Si une balle le frappe, il sait qu'il est venu la risquer. Il préfère ce genre de trépas à la mort passive, que l'on reçoit honteusement, rongé par un cancer ou épinglé par un infarctus. Dans l'action il apprécie surtout "la limpidité magnifique" dont il a rêvé sous l'Occupation, sans jamais se résoudre à y plonger tout-à-fait.

 

Avant de se donner corps et âme au monde, de s'inscrire dans le club des grandes personnes, il vit un sursis. Il quitte l'Orient "parce qu'il est bête": "Les règles de Mao sont aussi niaises que celles d'un dépliant pour boy-scouts, et les façades d'Angkor ont éternisé une autre manière d'être sot". En bon occidental, il apprécie l'intelligence de l'art roman.

 

Sur le chemin qui le ramène à Paris, il écrit le journal de ses aventures qui le mènent au Ritz après avoir couché dans le désert. Il n'arrête ce journal qu'après sa dernière folie: Gabrièle, la femme qui occupe le plus de pages dans ce livre, alors qu'il n'a vraiment aimé que Françoise et que pour elle seule son amour se situait au-delà de la jalousie: mais il est "échec".

 

 

LE PESSIMISME

 

N'ayant jamais complètement quitté sa plume, Gustin-Gilles la reprend vers cinquante ans pour écrire à nouveau sur lui-même. Il étudie les trois premières parties de son oeuvre intime, il se penche sur son passé avec le recul que ne permettait pas le microscope du journal. Il fait abstraction de son caractère pour s'élever au niveau des idées générales. Il se fait philosophe, un philosophe qui refuse la psychanalyse et les généralisations stupides. Il tente d'isoler la part irréductible de son être, le Fin Fond, qui lui permet d'être lui et de ne pas être un autre. Se basant sur l'observation du bipède, il donne un commentaire original du séjour humain sur terre: une série de programmations.

 

Mais l'âge du philosophe est aussi celui de l'irrémédiable vieillissement et c'est bien fâcheux. Il comprend qu'il ne pourra plus que se répéter, retoucher ce qu'il a déjà vécu et tracé. Et le livre finit sur des pages d'un pessimisme solide, que laissait supposer la vision d'un homme programmé: "Un crime enténèbre notre époque; celui de l'abolition de l'espoir". L'incertitude est morte. Une triste certitude: tout homme est condamné à mort et peut se dire: "j'habite chez mon assassin". Le lecteur verra tout de même que l'incertitude rassurante finira par triompher à la fin du livre.

 

 

LE FOISONNEMENT

 

Pendant cet itinéraire jalonné d'épisodes sentimentaux et érotiques - Jacques Laurent est un fin connaisseur - on s'est nourri copieusement. Si on trouve navrantes les conclusions auxquelles aboutit l'auteur ou son héros désabusé, on peut se consoler en se régalant de ce vibrant éloge que l'intelligence s'adresse indirectement à elle-même. Je pense aux admirables pages sur l'écriture et à ce foisonnement d'où jaillit la vie. La réflexion de Gustin-Gilles, nous l'avons vue s'attarder sur la politique, sur la philosophie, sur une certaine manière de vivre et de contester la société qui n'appartient qu'à l'anarchisme de droite. Mais au passage nous avons savouré l'expression du dégoût prononcé de Gustin-Gilles pour les bananes, de son horreur de la description, contractée lors d'une dictée de classe, ou de ses insomnies. Car il y a beaucoup de choses dans ces "Bêtises", au titre bien paradoxal. Ce qui rend l'analyse si difficile.

 

 

CORRESPONDANCES

 

Chez Jacques Laurent, les écrivains, les pensées, les idées se répondent. Doué d'une sensibilité baudelairienne dès qu'il s'agit de littérature, il sait entrer en correspondance avec les plus grands écrivains. En écrivant la fin de "Lamiel", le roman inachevé de Stendhal, il nous avait déjà montré qu'il pouvait se mettre à écrire dans les styles qui lui plaisaient. Dans les "Bêtises", Stendhal, Giraudoux, Nerval, Maine de Biran, Amiel, Barrès et bien d'autres se sont mis d'accord pour écrire ensemble sous la dictée de Jacques Laurent.

 

"Les Bêtises de Cambrai" nous ont fait penser au "Hussard Bleu" de Nimier. Le dégoût pour la ville de Gustin-Gilles et la peur de l'Appartement se prononcent façon Céline. Lequel aurait renoncé à ses points de suspension. Les pages sur Venise sont évidemment à rapprocher de celles écrites par Morand. Etc. Nous pourrions multiplier les évocations plus ou moins furtives et retrouver le Drieu guerrier, Bachelard le philosophe et même - pourquoi pas? - le Jacques Laurent des "Corps tranquilles" en se souvenant du gouvernement intérieur de Toussaint Rose, dont s'est emparé Gilles-Gustin, comme de la crainte de la maladie que partage Anne Coquet. Mais nous tenons bien plutôt à souligner que notre prodigieux créateur, maître de sa plume, sait être à travers toutes ces correspondances un nouveau Laurent, héritier de la meilleure tradition littéraire française et fils spirituel de nos plus grands écrivains dont il est naturel qu'il ait gardé certains traits héréditaires. J.L. a enfin trouvé sa mesure, celle de l'écrivain le plus doué de sa génération.

 

 

LES HUSSARDS

 

Dans "Des Français", Roger Peyrefitte déplorait que ceux que l'on a appelé les "Hussards" s'occupassent d'autre chose que de se faire un nom dans les Lettres. Nous sommes heureux que la dernière année lui ait apporté un démenti, qu'il espérait sans doute. Car avec Jacques Laurent se poursuit le retour en force des "Hussards", amorcé fin 70 par Antoine Blondin, avec "Monsieur Jadis", et par Michel Déon, avec "Les Poneys sauvages". J'espère pour ma part qu'ils n'ont pas décidé déjà de "mourir en triomphe".

 

Francis RICHARD

 

1 Ed. Grasset, 1971.

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7 novembre 2020 6 07 /11 /novembre /2020 19:50
Comme l'eau et le feu - Lettres à ma mère (1970-1983), de Pierrette Micheloud

Nos caractères (signe d'eau, signe de feu) sont difficiles à s'entendre, ce n'est pas de notre faute. Et nous nous ressemblons tant sur d'autres choses, quoi qu'il en soit, je peux te dire, malgré les apparences, que je t'ai toujours aimée autant que ma vie, et plus.

 

Ce passage d'une lettre de Pierrette Micheloud à sa mère, datée du 19 avril 1980, est révélateur de cette correspondance où, par exemple, la fille demande à sa mère de mieux se défendre contre une voisine qui lui empoisonne l'existence parce qu'elle ne supporte aucun bruit.

 

Dans cette correspondance, la poète se révèle sans doute autant que dans son oeuvre. D'ailleurs, à ce sujet elle souffre que certains de ses livres ne soient pas publiés par des éditeurs, alors que, consciente de sa valeur, elle est, plus que d'autres, une poète qui vend des recueils.

 

Heureusement, elle peut compter sur le soutien de ses deux admiratrices chéries que sont sa mère Blanche et sa soeur Edmée auxquelles elle adresse parfois une lettre commune. Ce n'est pas de la rancoeur qu'elle éprouve mais un sentiment profond d'injustice, ce qu'elle ne supporte pas:

 

Tu dis que c'est injuste que je ne sois pas connue, bien sûr, mais n'est-ce pas encore plus injuste que j'aie reçu le don de poésie, alors que tant d'autres ne l'ont pas? La terre est un monde d'injustice puisque nous en sommes au b-a ba de la conscience.

(2 mai 1978)

 

Cette hors-la-loi comme elle se présente - elle est franc-maçonne, hostile à la procréation, homosexuelle - a pourtant des règles. Ainsi, à plusieurs reprises, se plaint-elle qu'on lui envoie des courriers insuffisamment affranchis. Ce n'est pas pour la surtaxe à payer mais pour le principe.

 

Le 17 janvier 1978, elle fait part à sa mère de sa lecture d'un livre d'Annie Lebrun, intitulé Lâchez tout!, qu'elle lui enverra pour la faire rire et qui lui a été donné à la Librairie des Femmes, inaugurée à Paris le 30 mai 1974 et où elle est venue revendre des exemplaires de ses livres:

 

Elle assomme les néo-féministes, Benoîte Groult, Marguerite Duras, Simone de Beauvoir, etc. Elles en prennent pour leur rhume! et je suis assez d'accord avec elle, ces femmes-là font beaucoup de tort aux femmes, et il y a une phrase qui m'emballe: "D'apparaître aujourd'hui sous une débauche de fanfreluches organiques, la féminité reste tout aussi bêtement mystérieuse, la maternité tout aussi bêtement triomphante, le désir féminin tout aussi dérisoirement maquillé..."

 

Pierrette Micheloud a ses têtes de Turc, tels Maurice Chappaz ou Henri Guillemin. À propos de celui-ci, elle écrit à sa mère le 23 avril 1981 avoir beaucoup aimé qu'un lecteur, Robert Junod, dans la Gazette de Lausanne du 13 avril, lui ait rivé son clou, au sujet de ce qu'il dit de Péguy:

 

Ce type m'est insupportable. Il ne cherche que l'anecdote, comme tous les gens bêtes et superficiels.

 

Le texte de Robert Junod figure parmi les dix-sept annexes aux lettres, compléments précieux qui les éclairent. Comme la poète, j'aime beaucoup - et Proust aurait aimé -, ce que dit Junod d'un Guillemin osant dire de Péguy qu'il a raté sa vie et accumuler des chefs-d'oeuvre:

 

Henri Guillemin commet l'erreur, dans ses biographies d'écrivains, de chercher à connaître l'homme sans se soucier d'abord de comprendre l'oeuvre et de l'apprécier en artiste. Erreur double, car c'est l'oeuvre avant tout qui importe; et parce que, de plus, la méconnaître empêche vraiment de connaître l'homme.


Alors pour au moins un peu connaître la femme, ou la reconnaître, pourquoi ne pas reproduire le début d'un poème de Pierrette Micheloud, tiré du recueil En Amont de l'Oubli, Paris, L'Harmattan, 1993, et qui figure en troisième de couverture de cette édition, fruit d'un travail remarquable:

 

D'un espace à l'autre du souffle

Il n'en faut pas davantage

Pour nous faire passer

Du côté de l'absence.

 

Francis Richard

 

Comme l'eau et le feu - Lettres à ma mère (1970-1983), Pierrette Micheloud, 200 pages, Éditions de l'Aire, édition établie, présentée et annotée par Catherine Dubuis (à paraître)

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4 novembre 2020 3 04 /11 /novembre /2020 22:20
Vert et florissant..., de Pavel Vilikovský

Dans ce livre Vert et florissant... 1, un vieux narrateur, anonyme (c'est indispensable), raconte à un interlocuteur son métier, qui est l'un des plus vieux métiers du monde.

 

Ce métier est celui d'espion auquel il a été initié par le grand K. u K. 2,  qui lui intime - c'est le cas de le dire - l'ordre de l'espionner sous l'apparence du colonel Alfredl.

 

Dans ce monologue, le narrateur relate à la fois ses relations sensuelles et ambiguës avec ce colonel, et tout ce qui caractérise ce qu'il appelle l'homme de notre métier.

 

Ainsi ce dernier doit avoir l'imagination comme évanouie [ni morte, ni vive]... pour pouvoir la ressusciter au moment opportun, mais sans qu'elle le gêne dans l'action.

 

S'il a un faible pour la bonne chère, cela n'est pas du tout rédhibitoire, au contraire: C'est assez répandu dans notre métier, où la bonne chère fait partie du déguisement.

 

Comme l'homme de notre métier vit dans une tension permanente, il a besoin d'être soulagé. Aussi, de temps en temps, une petite exacerbation des passions est-elle bienvenue.

 

L'homme de notre métier aime le danger. Mais quel est pour lui le danger véritable ? Il a le plus souvent - vous l'avez certainement remarqué - un petit cul avec une fente au milieu...

 

Parmi les moments importants du métier, il y a la communication humaine nommée interrogatoire où l'attitude à adopter par l'interrogé ou l'interrogateur n'est pas la même:

 

- En tant qu'interrogé, la règle fondamentale est la suivante: satisfaire les désirs de l'enquêteur.

 

- En tant qu'interrogateur, rien de tel que la bonne vieille question, pour laquelle il suffit d'avoir un poing solide et la botte bien ferrée...

 

Dans ce métier de l'ombre, il faut assumer toutes sortes d'apparences et de déguisements. C'est ainsi que déguisé en touriste tchèque il s'est rendu pour une mission en Slovaquie:

 

Dans leur majorité les touristes tchèques étaient des idéalistes convaincus qu'ils allaient propager la culture et la civilisation auprès du peuple attardé de Slovaquie.

 

Cette remarque prend tout son sel sous la plume de Pavel Vilikovský (1941-2020) qui est un écrivain slovaque et dont le héros termine son long périple dans son pays.

 

Il y passe neuf mois en compagnie d'une vachère slovaque dans les ruines d'un vieux château. Ce n'est pourtant pas le type de femme que l'on emporte sur une île déserte:

 

Un homme de notre métier doit être à tout moment disposé à sacrifier, au nom d'une idée supérieure, le simple bonheur humain; et même le sien s'il le faut...

 

L'homme de notre métier peut être vert, voire cru, et florissant. Son récit est souvent ironique, parfois cynique, comporte des scènes burlesques. C'est sa vie et elle n'est pas grise:

 

Un homme, un vrai, ne cherche pas la vérité. Il la crée simplement... il  la fait prévaloir, il l'impose à la réalité.

 

Francis Richard

 

1- Toute théorie est grise, mais vert et florissant l'arbre de la vie - Johann Wolfgang Goethe

2- K. u K. : kaiserlich und königlich, impérial et royal

 

N.B.

 

Ce livre a paru en slovaque en 1989, sous le titre Večne je zelený… ; en première édition française, en 2005, chez L'Engouletemps.

 

Vert et florissant..., Pavel Vilikovský, 208 pages, La Baconnière (sortie le 5 novembre 2020), traduit du slovaque par Peter Brabenec

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1 juillet 2020 3 01 /07 /juillet /2020 18:45
Lettres à la Lune, de Fatoumata Kebe

Rien de ce qui est lunaire ne m'est étranger.

 

Telle pourrait être la devise de Fatoumata Kebe, 35 ans, astronome qui a consacré ses études et sa vie à la Lune. Car la Lune n'est pas seulement pour elle un satellite ou un astre familier: c'est une présence, un oeil qui nous regarde la nuit et s'invite à nos fenêtres.

 

Après avoir, dans La Lune est un roman, confronté les approches scientifiques, astronomiques et physiques aux mythes qui les avaient précédées, elle adopte dans Lettres à la Lune une autre approche en offrant au lecteur un voyage dans la littérature sur la Lune.

 

C'est un voyage dans le temps et dans l'espace, à travers différentes époques et régions du monde, à partir de romans, de poèmes, de chansons folkloriques et de légendes. A notre époque même, elle reste une source majeure de créativité, inspirante et porteuse de rêves.

 

Fatoumata Kebe commence par des récits mythiques qui disent la création du monde et qu'elle a compilés, sans prétendre à l'exhaustivité, tels qu'ils nous sont parvenus depuis la Côte d'Ivoire, le Zambèze, l'Afrique de l'Ouest, l'Inde, la Grèce, le Japon ou les Incas.

 

La raison le dispute à l'imagination chez les auteurs d'autres récits. Les spéculations [y] vont bon train et cela donne des textes plus ou moins fantaisistes, plus ou moins réalistes, et même des textes où les habitants de la Lune sont imaginés similaires à ceux de la Terre. 

 

D'autres récits, parmi lesquels l'auteure opère un nouveau choix de textes, personnifient la Lune: c'est une muse et confidente, une amoureuse, une directrice de conscience. D'autres présentent la face obscure qu'on lui prête ou la reconnaissent comme maîtresse du temps.

 

Fatoumata Kebe cite des textes de près d'une cinquantaine d'auteurs. Dans ses belles notes liminaires, elle fait montre de son amour des lettres et des langues, de sa curiosité, qui ne se limite donc pas à la science mais se prolonge dans l'inépuisable imaginaire lunaire.  

 

Francis Richard

 

Lettres à la Lune, Fatoumata Kebe, 240 pages, Slatkine & Cie (sortie le 2 juillet 2020)

 

Livre précédent:

La Lune est un roman (2019)

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  • : Le blog de Francis Richard
  • : Ce blog se veut catholique, national et libéral. Catholique, il ne s'attaque pas aux autres religions, mais défend la mienne. National, il défend les singularités bienfaisantes de mon pays d'origine, la France, et celles de mon pays d'adoption, la Suisse, et celles des autres pays. Libéral, il souligne qu'il n'est pas possible d'être un homme (ou une femme) digne de ce nom en dehors de l'exercice de libertés.
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  • De formation scientifique (EPFL), économique et financière (Paris IX Dauphine), j'ai travaillé dans l'industrie, le conseil aux entreprises et les ressources humaines, et m'intéresse aux arts et lettres.
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