Jacques Laurent, par chagrin d'amour - la mort de sa femme Elisabeth était survenue quelques mois plus tôt -, s'est donné la mort le 29 décembre 2000, il y a tout juste vingt ans aujourd'hui.
Lors des obsèques de Bertrand Poirot-Delpech, le 17 novembre 2006, à l'occasion de son discours d’hommage, Hélène Carrère d’Encausse, fait cette allusion sans ambiguïté à cette mort volontaire:
Nous nous sommes trouvés tous deux, seuls, un jour d’hiver auprès de Jacques Laurent, qui avait décidé d’en finir avec la vie. Arrivés trop tard pour l’en empêcher, nous sommes restés plusieurs heures à son chevet, assurant une veillée funèbre fraternelle pour tenter de compenser la solitude et le désespoir qui avaient conduit notre confrère à la mort.
Quand j'ai parlé sur ce blog de La société des écrivains suicidés, j'ignorais encore cet ultime secret, pour reprendre l'expression de son ami Christophe Mercier, sinon je l'aurais ajouté à ma liste.
Pour rendre hommage à cet écrivain que j'aime et qui, après Georges Bernanos, m'aura donné définitivement le goût d'écrire, je reproduis ci-dessous le long article que j'ai consacré, en janvier 1972, dans une revue étudiante de Neuchâtel, à son roman Les Bêtises.
Je croyais alors que le monde était divisé en deux: les hommes de gauche et les hommes de droite. Je sais maintenant qu'il y a d'un côté les collectivistes, maîtres et esclaves, et de l'autre les hommes libres, dont Jacques Laurent faisait partie.
Quand j'ai écrit cet article, j'avais vingt ans et je pensais bêtement qu'un jour je serais écrivain à mon tour...
Francis Richard
LES BÊTISES de Jacques Laurent
En primant "Les Bêtises"1 de Jacques Laurent, les jurés du Goncourt ont montré qu'ils pouvaient aussi couronner le talent. Reconnaissons qu'ils avaient une sérieuse excuse. Ne fallait-il pas à tout prix sauver leur mauvaise réputation? C'est sans doute pourquoi ils ont consacré le livre, qui, pour la presse en général, constituait l'événement littéraire de la fin de l'année 71.
Mieux, malgré qu'ils en aient, ils ont récompensé un écrivain de droite. Par égard pour la littérature, paraît-il. Merci pour elle. Nous en prenons acte, mesurant à sa juste valeur le mérite qu'il y avait à primer l'oeuvre d'un homme de droite et de la pire espèce. N'avait-il pas traîné ses guêtres à Vichy, choisissant la Résistance qu'il ne fallait pas? N'avait-il pas écrit, en son temps, un pamphlet contre Jean-Paul Sartre, ce monstre sacré dont les yeux reflètent si bien sa balance entre l'être et le néant? Au moment des "événements" d'Algérie, n'avait-il pas partie liée avec les "factieux" de l'OAS et particulièrement avec le capitaine Sergent? Enfin, n'avait-il pas commis le sacrilège de porter la main, armée d'une plume acérée, sur l'évangile gaulliste selon saint Mauriac?
JACQUES LAURENT
On le voit, Jacques Laurent est un abominable monsieur. Mais ce n'est pas tout. Il n'est pas seulement cet homme d'action, ce pamphlétaire, que d'aucuns ne sauraient voir sans frémir. Car ce petit homme frêle est en plus un spécialiste de livres en tous genres, un dialoguiste et scénariste de films savoureux, qui se dissimule derrière de nombreux pseudonymes, dont Cecil Saint-Laurent et Albéric Varenne, pour ne citer que les plus connus.
Sous son vrai nom, il a très peu publié depuis "Les Corps tranquilles", c'est-à-dire depuis un quart de siècle. Certains le considéraient même comme perdu pour la littérature parce qu'il avait trempé dans trop d'oeuvres mineures et qu'il éparpillait son talent. En fait sa prodigieuse fécondité confinant au génie et ses records de vente le faisaient jalouser. Son intelligence, son insolence, son cynisme frisaient la provocation dans un monde abêti, mou, utopiste. Et puis il avait le grand tort d'être de droite et de ne pas s'en cacher, le comble de l'insolence.
UNE CHARADE ROMANESQUE
"Les Bêtises" s'articulent comme une charade démesurée, une charade romanesque, divisée en quatre parties et dont le tout est une personne bien humaine, celle qui écrit. Mon premier est un roman de jeunesse, inachevé, "Les Bêtises de Cambrai", comme les bonbons. Mon second est une gentille introspection, où le rêve et la réalité se mêlent confusément et qui donne l'"Examen" de la genèse de mon premier. Mon troisième est un journal, l'écriture - et l'alcool parfois - devenant le "Vin quotidien" de mon tout. Mon quatrième est une analyse serrée, philosophique, où mon tout est à la recherche de son "Fin Fond". Qui est mon tout? Une personne que l'on a connue on ne peut plus profondément après avoir longtemps habité ce gros volume.
Avoir adopté quatre genres littéraires pour ne parler que d'une seule personne peut paraître compliqué. Cette construction a heurté certains critiques qui y ont vu une faiblesse et qui se sont étonnés: un grand livre ne doit-il pas être simple, subordonné à une idée, à une passion, à la cohésion d'une vie épique, fût-ce sous l'abondance comme l'écrit Pierre-Henri Simon? Ils sont tout surpris que ce compliqué ne recèle pas un fond misérable et mince. La complication n'est en fait qu'apparente. Paul Morand dit qu'"il y a de l'ordre en cette folie". Il a raison. En effet la vie d'un homme est folle. Vouloir en saisir les détours et ce de la manière la plus exhaustive possible - le dessein du livre - exigeait d'adopter cette folie, de l'épouser, d'en faire ressortir la complexité par des éclairages différents. Disons tout de suite que Jacques Laurent a réussi à tenir ce pari ambitieux.
LA BÉQUILLE DE L'ÉCRITURE
Il n'entre évidemment pas dans notre intention d'analyser à fond cette oeuvre passionnante. Il faudrait pour cela écrire un nouveau livre et avoir le talent de Jacques Laurent. Notre propos est de vous y faire goûter, de vous mettre en appétit, de vous faire sucer une bêtise avant que vous ne vous offriez la boîte.
Gustin-Gilles est la personne qui n'aura presque plus de secrets pour vous. Il se révélera à vous par l'écriture. Il ne sait pas s'il écrit pour exister ou s'il existe pour écrire; s'il écrit pour lui-même ou pour les autres. Mais il écrit. Sur lui-même. Il a besoin de la "béquille de l'écriture" pour marcher dans la vie quand elle ne se confond pas avec le bonheur ou l'action.
Son style change quand il a changé d'âge et quand il a changé de lecture. La vie est ainsi: changeante, mouvante, contradictoire, et Gustin-Gilles n'échappe pas au lot des contradictions.
Jeune de vingt ans, il écrit un roman qu'il n'achèvera pas. L'écriture est désinvolte, le ton, celui de "la litote sarcastique". Un bon jeune homme, nourri de littérature et pétri par ses lectures, en garnison sur la ligne de démarcation, essaye de faire coller son univers livresque avec la réalité, sa réalité. Sans succès. Inférieur aux événements, il les imagine et devient un aimable imposteur. Pour lui n'existe pas d'autre solution que celle de l'imposture pour atteindre à l'exceptionnel, pour arriver à se ressembler, pour faire du hasard sa chance et ne plus très bien savoir la part de complaisance qu'il met dans ce hasard.
LA DÉCADENCE
Sept ans se sont écoulés depuis que Gustin-Gilles s'est mis à écrire un roman. Il décide alors de se pencher sur ce roman inachevé, de retrouver les circonstances diverses qui lui ont fait écrire ce livre. Cette fois l'écriture devient attentive, encore que désordonnée. Notre héros sait très bien que son roman est une transposition de sa vie, de ce qu'il aurait voulu être. L'imposteur, c'est lui quand il traverse, en touriste, ses années vingt sous les étendards divers de l'Occupation: la Résistance, les Chantiers de Jeunesse, l'exil en Suisse, Vichy ou le Maquis. Son examen prend vite des allures d'autobiographie romancée.
À la suite de Drieu, de Céline et d'autres hommes du XXe siècle, il s'est trouvé en face d'un fait écrasant: la décadence. Pour ce jeune homme qui s'est juré que l'exceptionnel serait toujours son alcool, "l'imposture est la seule réponse à la décadence". Les valeurs traditionnelles s'écroulent, sa morale se réduit à une esthétique. Ce qui est dangereux. D'autre part aucune cause ne lui paraît suffisamment juste pour le mobiliser. Cette idée se renforcera du souvenir lancinant des sombres jours qui ont marqué la Libération, et qui ont achevé de discréditer le monde des adultes aux yeux de la jeunesse française.
D'ailleurs pour cet épris d'exceptionnel appartenir à un parti n'est pas intéressant si l'on ne peut en être le chef: "Militant, non! Mercenaire, oui, pour agir et le raconter ensuite". Il est bientôt mûr pour aller jouer les paras en Indochine. Il ne lui reste plus qu'à se rendre compte d'une chose essentielle, "il est intelligent et même juste d'être un imposteur mais cela ne conduit pas loin", à se débarrasser de son refus du monde des grandes personnes d'où est né son choix de l'imposture et qui était en réalité un refus de la mort, du vieillissement.
AU DEVANT DE LA MORT
Il court en Indochine au devant de la mort. La guerre seule peut le soulager de "la peur de disparaître stupidement". Si une balle le frappe, il sait qu'il est venu la risquer. Il préfère ce genre de trépas à la mort passive, que l'on reçoit honteusement, rongé par un cancer ou épinglé par un infarctus. Dans l'action il apprécie surtout "la limpidité magnifique" dont il a rêvé sous l'Occupation, sans jamais se résoudre à y plonger tout-à-fait.
Avant de se donner corps et âme au monde, de s'inscrire dans le club des grandes personnes, il vit un sursis. Il quitte l'Orient "parce qu'il est bête": "Les règles de Mao sont aussi niaises que celles d'un dépliant pour boy-scouts, et les façades d'Angkor ont éternisé une autre manière d'être sot". En bon occidental, il apprécie l'intelligence de l'art roman.
Sur le chemin qui le ramène à Paris, il écrit le journal de ses aventures qui le mènent au Ritz après avoir couché dans le désert. Il n'arrête ce journal qu'après sa dernière folie: Gabrièle, la femme qui occupe le plus de pages dans ce livre, alors qu'il n'a vraiment aimé que Françoise et que pour elle seule son amour se situait au-delà de la jalousie: mais il est "échec".
LE PESSIMISME
N'ayant jamais complètement quitté sa plume, Gustin-Gilles la reprend vers cinquante ans pour écrire à nouveau sur lui-même. Il étudie les trois premières parties de son oeuvre intime, il se penche sur son passé avec le recul que ne permettait pas le microscope du journal. Il fait abstraction de son caractère pour s'élever au niveau des idées générales. Il se fait philosophe, un philosophe qui refuse la psychanalyse et les généralisations stupides. Il tente d'isoler la part irréductible de son être, le Fin Fond, qui lui permet d'être lui et de ne pas être un autre. Se basant sur l'observation du bipède, il donne un commentaire original du séjour humain sur terre: une série de programmations.
Mais l'âge du philosophe est aussi celui de l'irrémédiable vieillissement et c'est bien fâcheux. Il comprend qu'il ne pourra plus que se répéter, retoucher ce qu'il a déjà vécu et tracé. Et le livre finit sur des pages d'un pessimisme solide, que laissait supposer la vision d'un homme programmé: "Un crime enténèbre notre époque; celui de l'abolition de l'espoir". L'incertitude est morte. Une triste certitude: tout homme est condamné à mort et peut se dire: "j'habite chez mon assassin". Le lecteur verra tout de même que l'incertitude rassurante finira par triompher à la fin du livre.
LE FOISONNEMENT
Pendant cet itinéraire jalonné d'épisodes sentimentaux et érotiques - Jacques Laurent est un fin connaisseur - on s'est nourri copieusement. Si on trouve navrantes les conclusions auxquelles aboutit l'auteur ou son héros désabusé, on peut se consoler en se régalant de ce vibrant éloge que l'intelligence s'adresse indirectement à elle-même. Je pense aux admirables pages sur l'écriture et à ce foisonnement d'où jaillit la vie. La réflexion de Gustin-Gilles, nous l'avons vue s'attarder sur la politique, sur la philosophie, sur une certaine manière de vivre et de contester la société qui n'appartient qu'à l'anarchisme de droite. Mais au passage nous avons savouré l'expression du dégoût prononcé de Gustin-Gilles pour les bananes, de son horreur de la description, contractée lors d'une dictée de classe, ou de ses insomnies. Car il y a beaucoup de choses dans ces "Bêtises", au titre bien paradoxal. Ce qui rend l'analyse si difficile.
CORRESPONDANCES
Chez Jacques Laurent, les écrivains, les pensées, les idées se répondent. Doué d'une sensibilité baudelairienne dès qu'il s'agit de littérature, il sait entrer en correspondance avec les plus grands écrivains. En écrivant la fin de "Lamiel", le roman inachevé de Stendhal, il nous avait déjà montré qu'il pouvait se mettre à écrire dans les styles qui lui plaisaient. Dans les "Bêtises", Stendhal, Giraudoux, Nerval, Maine de Biran, Amiel, Barrès et bien d'autres se sont mis d'accord pour écrire ensemble sous la dictée de Jacques Laurent.
"Les Bêtises de Cambrai" nous ont fait penser au "Hussard Bleu" de Nimier. Le dégoût pour la ville de Gustin-Gilles et la peur de l'Appartement se prononcent façon Céline. Lequel aurait renoncé à ses points de suspension. Les pages sur Venise sont évidemment à rapprocher de celles écrites par Morand. Etc. Nous pourrions multiplier les évocations plus ou moins furtives et retrouver le Drieu guerrier, Bachelard le philosophe et même - pourquoi pas? - le Jacques Laurent des "Corps tranquilles" en se souvenant du gouvernement intérieur de Toussaint Rose, dont s'est emparé Gilles-Gustin, comme de la crainte de la maladie que partage Anne Coquet. Mais nous tenons bien plutôt à souligner que notre prodigieux créateur, maître de sa plume, sait être à travers toutes ces correspondances un nouveau Laurent, héritier de la meilleure tradition littéraire française et fils spirituel de nos plus grands écrivains dont il est naturel qu'il ait gardé certains traits héréditaires. J.L. a enfin trouvé sa mesure, celle de l'écrivain le plus doué de sa génération.
LES HUSSARDS
Dans "Des Français", Roger Peyrefitte déplorait que ceux que l'on a appelé les "Hussards" s'occupassent d'autre chose que de se faire un nom dans les Lettres. Nous sommes heureux que la dernière année lui ait apporté un démenti, qu'il espérait sans doute. Car avec Jacques Laurent se poursuit le retour en force des "Hussards", amorcé fin 70 par Antoine Blondin, avec "Monsieur Jadis", et par Michel Déon, avec "Les Poneys sauvages". J'espère pour ma part qu'ils n'ont pas décidé déjà de "mourir en triomphe".
Francis RICHARD
1 Ed. Grasset, 1971.