Cinq ans après être arrivée en Suisse, je parle le français, mais ne le lis pas. Je suis redevenue une analphabète. Moi, qui savais lire à l'âge de quatre ans.
À quatre ans, Agota Kristof (1935-2011) lit effectivement tout ce qui lui tombe sous la main, et, quand elle est punie, son père, instituteur, lui donne un livre d'images à lire au fond de la classe...
Avant d'écrire, elle invente et raconte des histoires avec beaucoup d'aplomb, surtout lorsqu'il s'agit d'âneries, auxquelles son petit frère Tila croit, tandis que son grand frère, et complice, Yano, non.
Elle commence à écrire quand, à quatorze ans, elle est séparée de ses parents et de ses frères et qu'elle entre dans un internat dans une ville inconnue. Pour tenir le coup, elle tient une sorte de journal:
J'invente une écriture [...] secrète pour que personne ne puisse le lire. J'y note mes malheurs, mon chagrin, ma tristesse, tout ce qui me fait pleurer en silence le soir dans mon lit.
Elle continue de lire, si elle a de quoi, en cachette, à la lumière du réverbère, après l'extinction des feux à dix heures du soir. Puis, pendant qu'elle s'endort en larmes, des phrases naissent dans la nuit:
Elles tournent autour de moi, chuchotent, prennent un rythme, des rimes, elles chantent, elles deviennent poèmes.
Son père en prison, sa mère travaillant où elle peut, elle n'a pas de quoi réparer ses chaussures. Alors elle écrit et joue des sketchs avec des amies, à l'école puis à l'internat, pour gagner quelque argent.
Pour Agota, il n'y avait qu'une langue, le hongrois. Mais, quand elle avait neuf ans, sa famille s'installa dans une ville frontière où au moins le quart de la population parlait la langue allemande.
À cette première langue ennemie, celle des militaires autrichiens d'occupation, s'en ajoute bientôt une autre, le russe, que d'autres militaires d'occupation imposent, se heurtant à une résistance passive.
Quand, à 21 ans, Agota Kristof choisit l'exil avec son premier mari et arrive en Suisse, elle affronte une autre langue inconnue, le français qu'elle écrit pendant des décennies sans la connaître toujours:
C'est pourquoi j'appelle la langue française une langue ennemie, elle aussi. Il y a encore une autre raison, et c'est la plus grave: cette langue est en train de tuer ma langue maternelle.
En Hongrie, elle laisse son journal à l'écriture secrète et ses premiers poèmes, ses frères et ses parents: Mais surtout [...], ce jour de novembre 1956, j'ai perdu définitivement mon appartenance à un peuple.
Si elle était restée au pays, que serait-elle devenue? Aurait-elle été plus heureuse? Sa vie aurait été différente, mais ce dont elle est sûre, c'est qu'elle aurait écrit, n'importe où, dans n'importe quelle langue.
Comment devient-on écrivain? Elle le sait très bien, pour avoir été atteinte par cette maladie de l'écriture, aussi inguérissable que celle de la lecture, et n'avoir jamais perdu la foi dans ce qu'elle écrivait:
Il faut tout d'abord écrire, naturellement. Ensuite, il faut continuer à écrire. Même quand cela n'intéresse personne. Même quand on a l'impression que cela n'intéressera jamais personne. Même quand les manuscrits s'accumulent dans les tiroirs et qu'on les oublie, tout en en écrivant d'autres.
Là où elle fait preuve d'une patience et d'une obstination plus méritoires que d'écrire dans sa langue maternelle, c'est en écrivant dans une langue qui lui a été imposée par le sort, le hasard, les circonstances:
Écrire en français, j'y suis obligée. C'est un défi.
Le défi d'une analphabète.
Francis Richard
L'Analphabète, Agota Kristof, 80 pages, Zoé (première édition en 2004)