Le 6 mars 2023, Muriel Pic recevait le Prix de Poésie 2022 Pierrette Micheloud, attribué par la Fondation éponyme, au Cercle littéraire à Lausanne, pour son recueil, L'argument du rêve.
Une photographie n'est rien d'autre que le résultat d'une technique qui saisit le spectateur comme elle saisit un visage, grâce à un déclic mécanique. L'étonnement qui en résulte est certes spectaculaire, mais si pauvre en comparaison de ce qui est le but de l'art véritable: faire rêver le public.
Ainsi s'exprime la lauréate dans son discours de réception. Au risque de lui déplaire, il faut nuancer, dire qu'une photographie peut également faire rêver, à condition, toutefois, qu'elle ne soit pas simple technique, comme, pour écrire, un stylo ou un clavier peuvent l'être.
Si Muriel Pic parle de photographie, c'est que L'argument du rêve est, selon ses dires, un livre qui travaille avec des archives photographiques inédites, le montage entre les textes et les images ne s'accomplissant qu'avec la complicité de ceux qui fabriquent le livre.
Dans son éloge de la lauréate, Jean-Pierre Valotton, membre du Conseil de fondation, dit d'ailleurs, à raison, que texte et images s'interrogent mutuellement, en donnant au lecteur des clefs ou en prolongeant le rêve. Baudelaire aurait peut-être dit qu'ils se répondent.
L''expression de lyrisme documentaire pour caractériser l'oeuvre semble tout-à-fait appropriée et les Crédits à l'état de veille qui figurent à la fin de l'ouvrage témoignent que le lecteur, s'il opère dans son esprit leur fusion avec le texte, aura bien rempli sa partition.
Dans Infralyrique, qui est une manière d'introduction à son livre, Muriel Pic dit de quel argument il s'agit: la faculté d'imaginer d'autres réalités engage nos actions, nous engage à l'endroit du bonheur. Je rêve, donc je suis. Certes, mais elle ne rêve pas ex nihilo:
Je suis partie d'expériences qui m'ont désorientée, troublée: la visite d'un mémorial près d'une falaise au Japon, quelques heures sur une plage naturiste à Berlin, une traversée entre Patmos et Lesbos, l'île sacrée de l'Apocalypse et l'île du camp de Moira.
L'argument est puissant puisque le lecteur est emporté dans les rêves, prémonitoires, de la Japonaise Sei Shōnagon (966-1013) à Okinawa, de l'Allemande Annette von Droste-Hülstoff (1797-1948) à Orplid et de l'Américain Robert Lax (1915-2000) à Patmos.
Okinawa, théâtre d'une bataille en 1945:
Il était une fois un archipel
les îles Ryūkyū dites Okinawa
jadis micronésiennes et chinoises
site exemplaire de la longévité.
Il était une fois une île
flottant dans un océan de paix
désormais territoire japonais
une île annexée, sacrifiée.
Il était une fois une île
une zone stratégique du Pacifique
recolonisée demain
une île d'épaves et de soldats américains.
Orplid, où vit une collectivité naturiste et idéaliste dans les années 1920-1930:
C'est une île libre en tout cas
parce qu'elle n'existe pas!
Le nom d'une utopie
avec laquelle jamais on ne finit
le titre d'un poème d'Eduard Mörike
aux vers sans désobéissance
qu'il faut impérativement bricoler.
La plage ensoleillée s'embrase
la brume les fesses humides
la montée des eaux anciennes
rajeunit autour de la taille.
C'est une journée à Orplid
l'île de la nudité partagée.
Désirs et regards circulent
ventre rose, peau, plis et reins.
Il ne la devinait pas
elle ne savait rien
ni le creux ni la tache
ni la forme du sein.
Patmos, où les vagues humaines se succèdent:
Nous sommes les chaussures des survivants
nous avons vu les routes, les heures
dans chaque pied l'épine de l'humanité.
Nous sommes les chaussures des survivants
nous avons l'eau, le sel, la boue piétinée.
C'est la ballade des sans semelles
elle fait claquer les lacets et serre les gosiers
comme Villon à une date supposée.
Nous sommes les chaussures des survivants...
Frères humains, devant nous fuyez!
Le mot de la fin se trouve un peu avant la fin de l'Infralyrique, c'est-à-dire au début:
Le poème est un moment critique: il donne forme à une inquiétude.
Francis Richard
L'argument du rêve, Muriel Pic, 176 pages, Héros-Limite