Bonjour tristesse de Françoise Sagan est sorti en librairie le 15 avril 1954, il y a quelque 60 ans. L'auteur n'a encore que dix-huit ans. Elle a pris un pseudo proustien - le prince de Sagan est un personnage de La recherche -, ce qui est un de ces mots de passe que j'aime.
Comme l'atteste ci-dessus la couverture d'une réédition du livre par René Julliard en 1956, le succès a été immédiat et on en est alors déjà au 650e mille...
Le titre est tiré d'un poème de Paul Eluard, mis en exergue, extrait du recueil La vie immédiate (1932):
Adieu tristesse
Bonjour tristesse
Tu es inscrite dans les lignes du plafond
Tu es inscrite dans les yeux que j'aime
Tu n'es pas tout à fait la misère
Car les lèvres les plus pauvres te dénoncent
Par un sourire
Bonjour tristesse
Amour des corps aimables
Puissance de l'amour
Dont l'immobilité surgit
Comme un monstre sans corps
Tête désappointée
Tristesse beau visage.
Un an plus tôt, une collection de livres bon marché a fait son apparition, Le livre de poche. C'est dans cette collection, 15 ans plus tard, en 1969, que je lis ce roman qui porte le n°772 (voir la couverture de mon exemplaire ci-dessous) et qui enchante mes dix-huit ans tout neufs, les surprend par son ton désinvolte, insolent et faussement insouciant, et son style sans détours, élégant.
Cécile a dix-sept ans, comme l'auteur au moment où elle écrit ce texte. Depuis sa sortie de pension - j'ai failli écrire prison -, deux ans plus tôt, elle vit avec son publicitaire de père, Raymond, quarante ans, veuf depuis quinze, impénitent chasseur de jeunes femmes. Avec lui elle se découvre très rapidement une grande complicité: ils aiment tous deux les amusements et les futilités...
La dernière des conquêtes du père de Cécile s'appelle Elsa Mackenbourg, vingt-cinq ans:
C'était une grande fille rousse, mi-créature, mi-mondaine, qui faisait de la figuration dans les studios et les bars des Champs-Elysées.
Tous les trois sont partis passer l'été dans une grande villa blanche, juchée sur un promontoire, dominant la Méditerranée, louée pour deux mois.
Le sixième jour, Cécile fait la rencontre de Cyril, vingt-cinq ans, dont le voilier a échoué dans leur crique et qui lui propose de lui apprendre à naviguer... Le soir même, son père lui annonce la venue prochaine, dans une semaine, d'Anne Larsen, une amie de sa mère qui s'était occupée d'elle à sa sortie de pension et qui avait accepté de venir, fatiguée qu'elle était par ses collections de couture:
A quarante-deux ans, c'était une femme très séduisante, très recherchée, avec un beau visage orgueilleux et las, indifférent.
Autant dire que les vacances tranquilles seront terminées:
Nous avions tous les éléments d'un drame: un séducteur, une demi-mondaine et une femme de tête.
Et le drame se produit. Anne parvient à ses fins, c'est-à-dire à séduire Raymond, et Elsa fait ses valises.
Quelque temps plus tard Anne et Raymond annoncent qu'ils vont se marier à l'automne:
Anne était très bien, je ne lui connaissais nulle mesquinerie. Elle me guiderait, me déchargerait de ma vie, m'indiquerait en toutes circonstances la route à suivre. Je deviendrais accomplie, mon père le deviendrait avec moi.
Cependant Cécile va mal prendre qu'Anne veuille l'empêcher de revoir Cyril parce qu'elle les a surpris allongés l'un contre l'autre dans le bois de pins, où ils ne faisaient pourtant que s'embrasser.
Anne va changer la vie non seulement de Raymond, mais aussi celle de Cécile:
Elle avait voulu mon père, elle l'avait, elle allait peu à peu faire de nous le mari et la fille d'Anne Larsen. C'est-à-dire des êtres policés, bien élevés et heureux.
Il faut absolument empêcher cela. Et, naïf que je suis alors, et que je suis resté, malgré les ans, dans ma vie personnelle, j'admire, en lisant à l'époque ce roman, la manipulation à laquelle se livre Cécile pour retourner la situation.
En effet par ses manoeuvres elle va redonner à son père du désir pour Elsa en demandant à cette dernière et à Cyril de simuler qu'ils filent ensemble le parfait amour. Et elle y parvient, au-delà de toutes espérances.
Le drame se mue en tragédie, qui n'était pas prévue au programme. Anne a surpris Elsa et Raymond échangeant un baiser. Elle est partie au volant de sa voiture et meurt dans un accident, tandis que, au même moment, Raymond et Cécile écrivent ensemble une lettre pour lui demander pardon:
Par sa mort - une fois de plus - Anne se distinguait de nous. Si nous nous étions suicidés - en admettant que nous en ayons eu le courage - mon père et moi, c'eût été d'une balle dans la tête, en laissant une notice explicative destinée à troubler à jamais le sang et le sommeil des responsables. Mais Anne nous avait fait ce cadeau somptueux de nous laisser une énorme chance de croire à un accident: un endroit dangereux, l'instabilité de la voiture.
Un sentiment inconnu gagne alors Cécile, un sentiment si complet , si égoïste [qu'elle en a] presque honte. Ce sentiment dont l'ennui, la douceur [l']obsèdent porte le beau nom grave de tristesse, qui la sépare d'Elsa et de Raymond et à laquelle elle finit par dire bonjour, comme Eluard dans son poème.
Ce roman, lu à l'âge qu'avait l'auteur quand il a paru, a eu de l'importance dans ma formation littéraire et dans ma formation d'homme tout court. Et c'est pourquoi j'ai eu à coeur de le relire après tant d'années, pour retrouver mes sensations d'antan...
Si la société des écrivains suicidés, chez qui j'ai fréquenté, a pu me fasciner, et me fascine encore, à la suite de la lecture de ce livre je peux dire que je lui ai toujours préféré le somptueux cadeau que m'ont fait, ainsi qu'à d'autres, ces écrivains, restés du coup éternellement jeunes, que sont Albert Camus et Roger Nimier, en tirant leur révérence dans un accident de la route...
Francis Richard