Eté 1967, j'ai seize ans et je lis Le Hussard Bleu de Roger Nimier. Un peu moins de cinq ans après qu'il a trouvé la mort dans un accident de voiture, le 28 septembre 1962.
Ce livre m'ouvre l'esprit. La littérature n'est pas obligatoirement ennuyeuse, comme on me l'apprend à l'école. Il est même possible de s'amuser en lisant, en écrivant.
J'apprends aussi que, dans la vie, il n'y a pas les bons d'un côté et les méchants de l'autre, que les histoires officielles sont sujettes à caution et qu'il est possible d'être à la fois un grand écrivain et un grand impertinent.
Après cette découverte, je lis l'année suivante L'étrangère, livre posthume du même auteur, qui vient de paraître chez Gallimard. J'aime décidément le ton de Roger qui tranche avec celui des autres écrivains. Et l'histoire que raconte ce roman ressemble à celle que je viens de vivre personnellement. Alors, sur cette lancée, je lis avec bonheur tous les livres de Nimier, parus puis à paraître.
Les Editions de l'Herne viennent de publier quatre nouvelles de Roger Nimier non encore recueillies, que je ne connaissais pas. Une d'entre elles a été publiée dans Elle, une autre dans La Parisienne, une autre encore dans Match, celle-là juste après sa mort. La quatrième, inédite, a été retrouvée sous forme de manuscrit. Tous ces textes ont été écrits au milieu du XXe siècle, autour de mon année de naissance, à partir de 1947 jusqu'à 1956 peut-être.
Dans Bal chez le gouverneur, qui donne son titre au recueil, l'histoire commence justement par un bal chez le gouverneur d'Alger, un jour de septembre 195., en son palais tout blanc. Une jeune fille, Nicole, aux cheveux noirs, à la robe rouge, intrigue un jeune homme de bonne famille du lieu, Félix, que Roger décrit en ces termes:
"Il avait eu cinq chagrins d'amour; c'est un bon chiffre qui était entièrement à son honneur. Il se jugeait équilibré. De nos jours, ce mot veut tout dire, à croire que la bourgeoisie française est composée d'acrobates."
Félix aimerait bien plaire à Nicole mais elle le trouve très ennuyeux. C'est à l'amie de Nicole, Juliette, chez qui elle travaille, qu'il plaît. Un jour il croise cette dernière. Ils boivent un verre ensemble, dînent ensemble. Il la raccompagne en voiture. Ils ont un accident. Juliette meurt. Il a une jambe cassée et le bassin fêlé.
Nicole rend régulièrement visite à Félix à l'hôpital. Etendu pendant de longs mois, celui-ci lit beaucoup. En est-il plus intelligent? Non, mais son esprit s'aère et prend sans doute suffisamment de forces pour que Nicole et lui finissent par se marier.
Une forte tête est une fable, écrite en hommage à Marcel Aymé. Gaston-Ferdinand Martin, cet obstiné, a deux têtes : une pour la charcuterie et une pour la politique. Sa femme, Julie, aimerait bien qu'il lui en pousse une autre, pour résoudre son problème de chair.
Sous la pression amicale de ses amis, après avoir été "frappé au coeur par une créature avec deux cuisses, une démarche onduleuse et du gaillard d'avant", Gaston-Ferdinand fait un effort aux effets inespérés:
"Il se résolut un matin. D'un seul coup il lui poussa une troisième tête, qu'il réserva à la chose impudique. De ce jour, Martin fut beaucoup plus à l'aise. Il devint tout à fait cochon et eut jusqu'à sept liaisons à la fois."
Encouragé par ces premiers succès, Martin ne s'en tient pas là, multiplie les têtes et les aventures, mais continue à délaisser sa femme. Inspirée par son ange gardien, Julie coupe un grand nombre de ses têtes pendant une nuit. Le lendemain matin Gaston-Ferdinand se sent tout chose: il a l'impression de perdre la tête...
Comme il reste à Martin un nombre impair de têtes, à force de vouloir les égaliser lui-même, il finit par ne lui en rester plus qu'une. Que, dans le noir, la nuit suivante, sa femme coupe, ne sachant pas ce qu'elle fait et que c'est la dernière. La morale la plus sévère l'emporte finalement chez leur descendant, car toutes les têtes ont été coupées, allusion à peine voilée aux excès de l'Epuration dénoncés par Marcel Aymé.
Le clavier de l'Underwood se passe dans les bureaux du journal Le bon petit Français du soir, au bon vieux temps des machines à écrire (j'ai eu un Remington pour mon brevet, une Hermès pour mon bac et une Olivetti pour mon diplôme d'ingénieur...).
La narratrice se voit restituer son ancienne Remington et destituer de sa toute nouvelle Underwood au profit d'une simple dactylo, prénommée Marie-Chantal. Elle le prend mal, se plaint au Directeur, qui, après enquête, lui rend justice. Mais la Marie-Chantal n'est pas la fautive... Le responsable est son petit chef, aux oreilles sensibles, qui doit son ascension au népotisme.
Quant à la narratrice, elle est récompensée par une promotion, qui va lui permettre de jouer à son tour au petit chef:
"Désormais il n'était plus d'Underwood, de placard de fer, de classeurs, qui me seraient refusés.
Tout était clair dans les cieux. Je devenais la première des secrétaires du Bon petit Français du soir. Je régnais sur un vaste peuple - huissiers, dactylos, garçons d'ascenseur -
toujours prêt à l'insolence et qu'il faut tenir serré."
A et E est un conte. Un garçon de 7 ans doit s'occuper de son petit frère A et de sa petite soeur E. Comme ils sont insupportables et l'empêchent de créer à loisir, il les confie à un établissement sur la porte duquel est inscrit CAISSE D'EPARGNE.
Au bout de sept à huit cent mille ans il se rend compte que c'est Noël:
"Le sens de la famille lui revint avec l'idée des cadeaux, qui faisait partie de sa nature, car il était enfant fort bon et tout penché sur ses cahiers."
Pour lui, un an seulement s'est écoulé. Il n'a que huit ans. Il retrouve la maison où il a laissé A et E. Entre-temps, ils sont devenus Adam et Eve et leurs descendants sont au nombre de deux milliards et demi.
Comme il n'était pas possible de conserver tous les héritiers de A et E dans les coffres de la maison, devenue CAISSE D'EPARGNE ET DE PREVOYANCE, ils ont été placés sur "une boule assez ingénieuse de 40 000 km de circonférence"...
Ces textes de Roger Nimier sont courts et facétieux. Ils ne devraient donc pas user la patience du lecteur, mais plutôt,
j'espère, lui donner envie de lire ses romans, ses autres nouvelles, ses essais et ses critiques de livres. Oeuvres diverses d'une tout autre envergure.
Francis Richard
Bal chez le gouverneur, Roger Nimier, 96 pages, Editions de L'Herne