Jean Ziegler, dans l'introduction à son livre intitulé Destruction massive - Géopolitique de la faim, paru au Seuil il y a deux mois ici, affirme que "toutes les cinq secondes un enfant de moins de dix ans meurt de faim".
L'auteur sert régulièrement cette statistique morbide depuis des années... Elle est différente de celles d'autres auteurs qui ont écrit sur la faim dans le monde.
Comme le dit en effet Jean-Philippe Feldman dans La famine menace-t-elle l'humanité, paru l'an passé aux éditions Jean-Claude Lattès ici :
"En réalité, les chiffres changent du tout au tout, d'abord parce que cette comptabilité funèbre est invérifiable en pratique et qu'elle ne peut faire l'objet que d'estimations, ensuite parce qu'ils sont fondés sur des paramètres différents."
Il est un point sur lequel Jean Ziegler et Jean-Philippe Feldman sont d'accord. La Terre pourrait nourrir beaucoup plus d'habitants qu'elle n'en compte aujourd'hui. Jean Ziegler se risque à dire :
"L’agriculture mondiale d’aujourd’hui serait en mesure de nourrir 12 milliards d’êtres humains, soit près du double de la population mondiale."
Jean-Philippe Feldman n'avance pas de chiffres à ce sujet. Il remarque seulement que la thèse de Malthus, selon laquelle la progression de la population était géométrique et celle des ressources arithmétique, a été largement infirmée par les faits :
"L'expérience prouve que [...] si la population augmente brusquement à la suite de l'amélioration des conditions économiques et sanitaires, elle se modère graduellement, de telle manière que la croissance démographique n'est ni constante, ni inexorable."
Quant à la progression des ressources elle n'est pas plus arithmétique :
"Depuis 1961, grâce aux avancées techniques, la production agricole a plus que doublé dans le monde et plus que triplé dans les pays en voie de développement."
Jean-Philippe Feldman rappelle opportunément que :
"Les "ressources" ne sont pas données par la nature, mais par les hommes, plus encore par leur capacité à la domestiquer, à s'y substituer, voire à s'en passer."
Les deux auteurs diffèrent sur les raisons de la sous-alimentation et de la famine.
Jean Ziegler accuse les spéculateurs, le dumping agricole - qui résulte des subventions accordées aux agriculteurs occidentaux - et la dette extérieure des pays du Sud.
Jean-Philippe Feldman est d'accord avec Jean Ziegler sur un point :
"Les pays en voie de développement sont d'autant moins compétitifs que les agriculteurs européens et américains bénéficient de subventions considérables."
Mais il pointe du doigt les aides publiques accordées - qui n'ont d'ailleurs pas empêché les dettes extérieures, au contraire :
"Les tombereaux d'aides publiques accordées depuis des décennies n'ont pourtant eu d'autres effets que la spoliation des contribuables occidentaux, le confort des fonctionnaires internationaux et l'enrichissement de dictateurs sans scrupules."
Si Jean Ziegler s'en prend aux spéculateurs, Jean-Philippe Feldman s'en prend aux anticapitalistes que sont les écologistes politiques, qui croient en la bureaucratie, en l'interventionnisme et en la planification agricole, pour résoudre la crise alimentaire. Ils ne comprennent pas les mécanismes de régulation spontanée du marché, du fonctionnement des entreprises et de l'innovation technologique :
"Une concurrence accrue sur un marché entraîne logiquement une baisse des prix, un progrès technologique et une amélioration de la qualité."
Le marché ne peut évidemment pas fonctionner sans l'exercice du premier des droits de l'homme, le droit de propriété, qui comporte, comme tout droit, des obligations. Ce sont au contraire les biens communs qui conduisent à la tragédie :
"Par intérêt, les propriétaires privés sont incités à une gestion sage dans la mesure où ils en perçoivent les bénéfices et où, dans le cas contraire, ils en supportent les coûts."
Cinquante ans après la révolution soviétique, en 1967 - je me souviens -, les lopins de terre des paysans, qui représentaient 5% des terres, représentaient 30% de la production agricole de l'URSS...
Le marché oblige les individus à s'adapter, à se montrer innovants. Pour ce faire les autorités ne doivent pas entraver leurs actions et leurs interactions, les empêcher de prendre des risques :
"Les risques et les incertitudes sont inhérents à la nature humaine. La découverte scientifique est un processus d'essais et d'erreurs, de conjectures et de réfutations. Le progrès ne peut surgir si les contraintes publiques n'autorisent que les essais exempts d'erreurs."
C'est pourquoi le principe de précaution est nuisible :
"Imaginer qu'il suffise de s'abstenir d'agir pour éviter toute prise de risque est d'autant plus naïf que le fait même de ne pas agir conduit à prendre d'autres risques."
Aux adeptes de la décroissance et aux écologistes politiques Jean-Philippe Feldman répond que :
"Seuls les pays développés sont en mesure de résoudre les problèmes d'environnement et de pauvreté, puisque c'est la création de richesses supplémentaires qui permet leur affectation à la résolution de ces problèmes."
Tant il est vrai aussi que :
"C'est la prospérité qui provoque une demande de qualité environnementale et qui conditionne sa satisfaction."
Si Jean Ziegler voit la solution à la crise alimentaire dans une révolte improbable contre "l'ordre cannibal", qui serait menée conjointement par les paysans des pays du Sud et par les forces vives des sociétés civiles à l'intérieur des démocraties européennes, Jean-Philippe Feldman pense que la liberté n'est pas le problème mais la solution :
"La libre entreprise n'est pas la cause de la faim dans le monde, des excès du productivisme agricole ou des atteintes portées à l'environnement, elle est le seul moyen d'y faire face."
Francis Richard
Jean-Philippe Feldman, interrogé par Emmanuel Martin pour Un monde libre ici, parle brièvement de son livre :