La France venait d'être libérée quand mon père fut enfermé. En octobre 1946, sa famille l'a banni au pensionnat de Sorèze, derrière de hauts murs dans la Montagne Noire, à l'âge de huit ans.
Ainsi commence le livre, écrit en 2023-2024, que Frédéric Beigbeder a consacré à son père, né en 1938 et décédé en 2023.
L'auteur en veut à ses grands-parents de l'avoir banni à Sorèze, cette abbaye-école, qu'il a visitée, ce qui l'a mis en colère contre eux:
Cette incarcération l'a cadenassé pour toujours.
Ce n'est qu'après avoir vu dans son cercueil un homme responsable, apaisé qu'il a pu enfin faire plus ample connaissance avec lui.
Jean-Michel Beigbeder est enterré le 3 octobre 2023 au cimetière de Guéthary, où se trouve déjà la tombe de Paul-Jean Toulet 1.
Après sa mort, l'auteur entreprend de reconstituer la vie de son père, pleine de zones d'ombre et de mensonges, de déni et de silences:
Jamais je n'aurais osé écrire ce livre de son vivant.
Il revient au commencement, à Sorèze, parce que c'est en ce lieu que, conditionné à la survie en milieu hostile, son caractère s'est fermé:
Jean-Michel est devenu un humain claquemuré.
En 1950, Jean-Michel est envoyé en Suisse dans un internat, à Fribourg, la villa Saint-Jean, où les religieux n'étaient pas plus tendres.
Après, Jean-Michel est allé au lycée Louis Barthou de Pau où il a fait la connaissance salutaire de l'abbé Sahuc, ancien missionnaire en Asie.
En 1956, il abandonne subitement ses études littéraires, entreprises pour préparer Normale Sup, une maîtrise de droit et Sciences-Po Paris.
Il fait en effet un tour du monde, seul, à dix-huit ans, et s'évade à bord d'un paquebot pour le Nouveau Monde, où sa famille a des contacts.
Après une traversée des États-Unis, il se rend en Extrême-Orient, en Inde où il est battu et rançonné, enfin à Marseille, en passager clandestin...
Après sa mort, l'auteur découvre des secrets de son père en utilisant le mot de passe trouvé dans son portefeuille lui donnant accès à son ordinateur...
De même accède-t-il aux archives de son père, qui contiennent deux écrits pendant ses études américaines, de 1960 et 1962, lesquels révèlent:
Un jeune homme désespéré.
Jean-Michel entre, en 1963, à Zurich, chez Spencer Stuart, un cabinet de chasseur de tête, métier où il excellera et qui est décrit par le menu.
Jean-Michel le dirigera pendant 21 ans avant de le racheter à son fondateur, puis de vendre ses parts pour racheter un concurrent, Korn Ferry.
Il créera son cabinet en 1986, Beigbeder, Caude & Partners. Les Échos l'étiquetteront pour la vie: Beigbeder, le pape des chasseurs de tête.
Un des intérêts de cette biographie se trouve justement dans la description très documentée de cette activité qui s'apparente à l'espionnage:
Personne ne le savait dans la famille, mais mon père ne s'appelait pas seulement Jean-Michel Beigbeder. Il possédait aussi deux passeports américains 2 au nom de "William Harben Carthew".
L'auteur assure qu'il ne fantasme pas quand il fait de son père un espion, qui n'avait certes pas le permis de tuer mais a dû rendre des services.
Pour ce récit, il s'appuie sur ce qu'il a écrit lors d'un voyage que lui et son frère ont fait, en 1976, avec Beigbeder-Bond, ce célibataire et séducteur.
Il s'appuie également sur le carnet d'adresses de son père qui en dit long sur ses nombreuses relations et qui semble contredire le titre.
Pourtant, à la fin du livre, il persiste et signe: Mon père fut l'homme le plus seul du monde, ajoutant toutefois, comme pour corriger ses dires:
Au ciel, il ne sera plus jamais seul. Je suis heureux pour lui et triste pour moi parce qu'à partir de ce jour, l'homme seul, c'est moi.
Il tient enfin à modérer sa colère envers ses grands-parents. Le lecteur intéressé par cette vie hors normes comprendra pourquoi in fine:
On a le droit d'exiler ses enfants en pension, à condition d'avoir auparavant sauvé une jeune fille en chemisier à pois blancs.
Francis Richard
1 - Voir mon article du 1er janvier 2010.
2 - L'un d'eux est reproduit sur le bandeau du livre.
Un homme seul, Frédéric Beigbeder, 224 pages, Grasset
Livres précédemment chroniqués:
Un roman français (2009)
Oona et Salinger (2014)
Une vie sans fin (2018)