Maintenant qu'Alexandre
Soljenitsyne a rejoint l'Eternel, tout le monde, ou presque, chante ses louanges et j'en suis ravi, d'autant plus ravi que, depuis 35 ans, je suis un fidèle lecteur de l'écrivain russe
et que je suis rarement en désaccord avec ses conclusions, si je ne suis pas toujours en accord parfait avec toutes ses analyses, que je suis enclin, sinon
à réfuter, du moins à nuancer.
De cet engouement général je suis d'autant plus ravi que certaines louanges viennent de la part de personnes qui ont parfois dit beaucoup de mal de lui de son
vivant, même récemment, et n'osent pas, par manque de courage intrinsèque, émettre une fausse note dans le concert laudateur actuel. Par charité chrétienne je ne donnerai pas de
noms.
Cela dit, je constate que l'on identifie surtout Soljenitsyne à cette seule oeuvre majeure qu'est L'Archipel du Goulag. Ce qui me gêne un peu, parce qu'il ne faudrait pas,
me semble-t-il, occulter le reste. Certes je ne dénie pas l'importance de ce livre monumental. Il est à la fois une somme de faits et de témoignages qui pourraient
nourrir utilement l'acte d'accusation du communisme - dont le procès reste à organiser - et un pavé littéraire qui a provoqué un terrible tremblement de terre, à sa
publication, grâce au talent et à la situation particulière de l'écrivain.
Avant Soljenitsyne, et même encore pendant un temps, les bons apôtres des média de l'époque refusaient d'ouvrir les yeux sur la réalité de l'univers concentrationnaire soviétique, dont
les nazis s'étaient d'ailleurs inspirés abondamment, comme les historiens le découvrent aujourd'hui. Il y avait pourtant de nombreux documents et témoignages accablants, depuis des décennies, sur
ce réel cauchemar, mais ceux qui les apportaient étaient systématiquement décrédibilisés, et diffamés, poursuivis parfois, et réduits au silence toujours.
Ce qui a changé avec Soljenitsyne, c'est qu'il a eu le prix Nobel de littérature en 1970, qui est une consécration de la bien-pensance, et qu'il n'a pas fui son pays. Il parlait de
l'intérieur. Il était en outre un témoin qui avait souffert dans sa chair et dans son âme de ce régime abominable, auquel il avait cru au début, n'en ayant pas connu d'autres. Régime que
d'aucuns osent encore défendre en prétendant qu'il en existe, ou peut en exister, des versions à visage humain.
Soljenitsyne n'est pas seulement un dissident engagé comme L'Archipel pourrait le laisser supposer, il est aussi un immense écrivain, que j'ai aimé tout soudain avec notamment
la lecture de ces deux livres, pleins d'humanité et de spiritualité, que sont Le pavillon des cancéreux et Le premier cercle. Je suis particulièrement attaché à ce
dernier livre, sans doute parce que j'ai eu la chance de rencontrer celui qui a servi de modèle à l'un des protagonistes, qui répond au nom de Sologdine.
Dans son appartement de Sèvres, près de Paris, j'ai en effet rencontré Dimitri Panine, après le bannissement de Soljenitsyne, le lendemain de l'arrivée de ce dernier à Francfort, en février
1974, où les deux amis de captivité avaient pu se retrouver en toute liberté après des années de séparation. Le Nouvelliste du Valais m'avait en effet demandé de m'entretenir
avec lui pour ses lecteurs.
L'oeuvre de Soljenitsyne est immense, comme son talent, et je reconnais humblement ne pas avoir encore tout lu de La roue rouge par exemple. Mais j'ai lu avec beaucoup
d'attention Comment réaménager notre Russie ?, Le problème russe à la fin du XXe siècle ou La Russie sous l'avalanche. Il me semble que les prémices de
ces réflexions de l'écrivain russe sur son pays se trouvaient déjà dans le discours de Harvard sur Le déclin du courage. Il ne voulait surtout pas que son pays emprunte le même chemin
dévoyé que l'Occident.
Dans ce discours, prononcé il y a trente ans tout juste à Harvard, Soljenitsyne attribue à plusieurs causes le déclin du courage, qui l'a frappé quand il est arrivé en Occident, en le regardant
avec "un regard étranger". La cause première, selon lui, est le bien-être : "Même la biologie sait cela : il n'est pas bon pour un être vivant d'être habitué à un trop grand
bien-être". Je ne suis pas sûr que le bien-être dont nous jouissons soit trop grand, même s'il est infiniment plus grand que celui d'autres régions du globe. Je reste persuadé que le
bien-être n'est pas la cause de ce déclin, mais l'éducation, de même que l'exemple, que l'on donne à ceux qui nous suivent.
Soljenitsyne s'en prend également au juridisme - "le droit est trop froid et trop formel pour exercer sur la société une influence bénéfique". Là encore l'éducation doit apprendre aux
petits d'hommes quels sont leurs devoirs, qui vont de pairs avec leurs droits, et que l'on a tendance à négliger au profit de ces derniers. L'exercice des libertés n'est concevable que
lorsque l'on appris à être responsables.
Soljenitsyne s'en prend à "la bienveillante conception humaniste selon laquelle l'homme, maître du monde, ne porte en lui aucun germe de mal, et tout ce que notre existence offre
de vicié est simplement le fruit de systèmes sociaux erronés qu'il importe d'amender". Il est un peu trop facile de rejeter sur la société les maux dont on est responsable et que l'on porte
en soi. Seule l'éducation, encore une fois, peut apprendre à s'améliorer et à se montrer dignes d'être des hommes.
Je terminerai par ce passage qui se trouve à la fin du discours de Harvard et qui ne laisse pas de nourrir mes réflexions depuis lors : "Si l'homme, comme le déclare l'humanisme,
n'était né que pour le bonheur, il ne serait pas né non plus pour la mort. Mais corporellement voué à la mort, sa tâche sur cette terre n'en devient que plus spirituelle : non pas un gorgement de
quotidienneté, non pas la recherche des meilleurs moyens d'acquisition, puis de joyeuse dépense des biens matériels, mais l'accomplissement d'un dur et permanent devoir, en sorte que tout le
chemin de notre vie devient l'expérience d'une élévation avant tout spirituelle : quitter cette vie en créatures plus hautes que nous n'y étions entrés".
Francis Richard