Ce livre porte un sous-titre qui peut être dissuasif : « Cours familier d'anthropologie ». Il pourrait laisser croire qu'il s'agit d'un livre savant au sens d'incompréhensible, alors qu'il n'en est rien. Il est bien savant, rassurez-vous, mais il reste tout à fait accessible au commun des mortels dont je fais partie.
Avec ce livre Chantal Delsol veut apporter une contribution originale. Elle veut parler de l'homme à un moment où peu de gens veulent encore dire quelque chose à son sujet. Elle le fait
très bien parce qu'elle réussit à esquisser « la figure humaine universelle », comme elle s'en est donnée le but.
Tout commence pour elle par ce qui distingue l'homme des animaux. L'homme a conscience qu'il est mortel. Chantal Delsol estime comme hypothèse la plus probable que l'homme
descend des grands singes. Un de ces grands singes serait devenu un homme à partir du moment où il aurait enterré les siens.
Il n'est pas besoin de suivre Chantal Delsol sur ce terrain-là, celui de l'évolution, pour admettre que cet acte d'enterrer les siens signifie bien que l'homme « se sait mortel, s'en étonne
et s'en désole ». Cela a, en tout cas, une conséquence : par là même il se différencie des autres animaux.
Pour l'homme les explications de la mort sont multiples. Les religions considèrent que la mort est un passage obligé qui conduit à l'éternité. A propos de la mort les sagesses parlent d'illusion.
Les idéologies gomment la mort qui n'existe pas au regard de la masse qui, elle, serait immortelle. La technique fait miroiter une immortalité biologique qui peut-être « conserverait la vie,
mais en perdrait la fleur ».
Toute société est destinée à durer : « Mortels par nature et par définition, les humains deviennent immortels de façon symbolique, en se perpétuant par la génération ».
Mais « à quel prix faut-il durer ? ». Suivant les époques les Européens répondront différemment à cette question.
« Le danger mortel et l'espérance du « salut » représentent les arguments décisifs des régimes autoritaires anciens et modernes » : « durer n'a pas de prix ».
« Chez Augustin s'efface (...) la prévalence du salut et de l'immortalité de la cité, parce que mesurée dès lors au salut dans sa dimension transcendante » : « durer a un
prix, d'autres valeurs sont plus importantes ». Aujourd'hui cette dernière conviction est de retour, mais sans le christianisme...
Or, « pour durer, il faut qu'une société moderne (ou qui ne se perpétue pas par le seul instinct) sache pourquoi elle dure. Autrement dit, plus les conséquences de l'instinct sont
contrôlées, plus le sens est nécessaire. La contraception, qui peut donner à une société les moyens de se suicider, serait en quelque sorte compensée par la religion qui lui offre des raisons de
vivre ».
La différenciation entre le bien et le mal est universelle s'il existe
des divergences dans le contenu précis : « Mais sur l'essentiel il existe une communauté de pensée, même sans influences réciproques ». Ce que l'auteur désigne
par l'intuition universelle de la norme. Pour y parvenir il convient d'introduire la notion de séparation.
La séparation peut être comprise dans des sens opposés. Les êtres sortent du chaos en se séparant de l'être et c'est le sens bénéfique de la séparation. A contrario le mal est ce qui sépare les
hommes. Le bien est ce qui les réunit. Et, pour couronner le tout, la créature, qui ne serait pas libre autrement, est un mélange de bien et de mal. Quelles que soient les explications
culturelles que l'on se donne sur l'origine du mal.
Parmi les exemples de délabrement moral Chantal Delsol donne celui du principe de séparation dans le nazisme et du retour au chaos dans les idéologies égalitaires, qui aboutissent aujourd'hui au
relativisme - « toutes les croyances et tous les comportements se valent » - lequel se caractérise par la négation de toute différence.
L'homme est un héritier : de la culture, de la civilisation et du hasard (ou de la bonne fortune). Il n'y peut rien, mais il ne serait rien non plus « sans cette appartenance
imposée » : « L'héritage ne rendra pas l'homme immortel. Il lui conférera son humanité ».
« Alors que la culture savante s'enracine dans les sciences et les philosophies, l'art de vivre trouve sa source dans les religions et les sagesses. (...) Les sociétés modernes accordent un
prix immense à la culture savante et ne se soucient guère de l'art de vivre, comme si la connaissance pouvait remplacer le souci des êtres et le discernement devant les
situations ».
« La transmission est l'inculcation, à un être LIBRE, de croyances INCERTAINES. Cette double indétermination en fait un acte tout autre que la production, où les éléments premiers sont bruts
et manipulables, et où la volonté du créateur est sûre d'elle-même et univoque. L'existence de l'aléatoire, à la fois dans la personne de l'éduqué et dans les visées de l'éducateur, livre cette
activité au doute et à l'imperfection. La conséquence de la transmission dès lors n'est plus résultat, mais fruit, n'est plus production, mais fécondité ».
Malheureusement la transmission a été corrompue par l'autorité excessive du père et la culture a été dépravée par le désespoir, né de la révélation des horreurs que l'homme était capable de
commettre : « Le renoncement si fréquent de la transmission suit aujourd'hui une sorte d'abandon culturel, qui s'exprime par le dédain et le ricanement ». Mais « aucune
société humaine ne saurait, quelles que soient ses raisons, passer outre la transmission ».
A sa naissance et à sa mort l'homme est seul. Durant son existence, l'homme
n'est pas tout seul, mais il est distinct. La distance qui le sépare des autres, il a besoin de la combler en tissant des liens : « Le lien n'est pas voué à se dissoudre, pour
laisser enfin les deux parties réunies en une seule. Il est voué à une existence permanente, entre deux parties demeurées distantes l'une de l'autre, et différentes ».
Les liens se tissent au travers des dons et des contre-dons : « Obligé est celui qui reçoit le don et se voit redevable du contre-don. Une partie de soi ne lui appartient plus, mais
appartient virtuellement à l'autre. Il ne se possède pas soi-même entièrement. D'où cette sensation de moindre-être et d'infériorité face à son créancier ».
L'esprit de commerce aurait dû « (engager) vers la douceur et (écarter) les sociétés du fanatisme ». Seulement « la guerre appartient au monde de la gratuité et le commerce au
monde de l'intérêt ». La dette se substitue alors au don pour créer le lien : « cette intime correspondance du lien avec la dette incite l'individu contemporain à refuser le lien,
pour ne pas être engagé dans la dette ».
« Dans le don, on a fini par ne plus voir que l'inégalité, parce que l'inégalité est devenue l'obsession de nos sociétés. Celui qui donne possède plus. Et inversement. Scandale. La situation
de parfaite égalité est inaccessible, comme on a fini par se l'avouer après un siècle de communisme. Mais au moins faudrait-il passer l'inégalité sous silence, en remplaçant le don visible par la
redistribution anonyme. » C'est ainsi que le dû remplace le don et que le lien est rompu.
Trois passions sont représentatives de notre époque : l'indépendance personnelle, l'égalité et la matière. Toutes trois engendrent « l'esseulement général » dont l'homme
contemporain souffre. Il aimerait bien nouer des liens, mais cela demande un effort. Or le dû justement permet de ne plus faire d'effort et, au final, par refus de l'effort, l'homme ne
cherche plus son accomplissement, qui lui est pourtant intrinsèque.
L'indépendance personnelle se retrouve dans les relations civiles. Elles n'ont jamais été aussi médiocres. Chantal Delsol rappelle que les mauvais comportements ne sont pas affaire de milieu,
mais d'éducation. Laquelle ne se donne pas à coups d'allocations. L'éducation n'est pas affaire matérielle. L'égalité se retrouve dans le refus de la différence, à moins qu'elle ne
soit folklorique. Là encore le lien est remis en cause, « parce que le véritable lien ne va pas du même au même, mais du même à l'autre ».
Chantal Delsol termine son livre en parlant des deux pôles que constituent pour l'homme l'enracinement et l'émancipation : l'homme a besoin à la fois de l'un et de
l'autre. Et c'est tout le problème de sa condition. Il ne peut pas échapper complètement aux déterminations qui font de lui ce qu'il est. Il tente cependant de le faire pour échapper notamment à
la souffrance que représente pour lui la conscience qu'il doit lutter pour vivre.
Quand il s'émancipe, l'homme ne cherche rien d'autre qu'un nouvel enracinement : « L'émancipation est bien un arrachement, mais sans autre but que de rejoindre une autre appartenance,
jugée meilleure, plus convenable et plus juste ».
Avec les Lumières - celles de la faction qui l'a emporté lors de la Révolution
française ( voir mon article sur Les racines de la liberté, de Jacques de Saint Victor ) - il s'agit d' « abolir
l'enracinement au lieu d'en modifier les contours » : « La volonté de supprimer tout enracinement signe la présence d'une émancipation pervertie ».
Cette perversion se traduit ainsi : « Nous savons que la volonté d'émancipation peut tuer, mais ces assassinats nous indignent moins que d'autres, parce qu'ils obéissent au processus de
l'universel. Tandis que les massacres et destructions humaines perpétrés au nom de l'enracinement - les guerres patriotiques - nous plongent dans un état de fureur : leurs finalités sont
indignes, parce qu'elles font injure au progrès ».
Or « le progrès corrompt en même temps qu'il améliore. En tant que nouveauté, il apporte aussi des corruptions nouvelles, auxquelles on n'avait pas pensé : ce qu'une société raisonnable
peut tenter d'anticiper ; ce qu'elle peut au moins accepter de reconnaître, et de remettre en cause ».
« L'époque contemporaine, en Occident, a éloigné le plus possible les individus de leurs groupes identitaires, afin de les soustraire à des oppressions bien connues. Mais elle a remplacé les
appartenances particulières par une appartenance globale, laquelle s'avère peut-être plus oppressive, quoique à l'insu de tous ».
Aussi, à cette faction des Lumières qui l'a emporté, Chantal Delsol préfère-t-elle les Lumières d'un Vico : « Ce sont les hommes qui font l'histoire, dit Vico, et à ce titre ils la
connaissent, car on ne connaît bien que ce que l'on a fait ». Pour Vico, « les normes de chaque temps demeurent relatives, parce que relevant d'un jugement d'expérience, mais toujours
selon un ordre voulu par l'homme dans l'histoire, parce que l'homme est créature de Dieu ».
En définitive « l'homme possède à la fois des racines et des ailes. La grande erreur de notre temps est de ne pas l'avoir encore compris ».
Quand j'ai décidé de parler de ce livre j'ai eu deux tentations : celle de le résumer en quelques lignes et celle de le citer en abondance pour mettre en appétit. J'ai cédé à la seconde de
ces tentations, en multipliant les citations, pour bien montrer que ce livre était dense et que j'aurais bien du mal à ne pas le trahir si je le résumais sommairement.
En relisant ce que j'ai écrit ci-dessus je me rends compte que je n'ai pas développé tel ou tel point. Je ne pense pas que cela soit bien grave, si j'ai pu donner envie à l'internaute d'aller
voir lui-même dans le détail tout ce que ce livre essentiel peut lui révéler sur lui-même et sur l'époque dans laquelle il se meut.
L'internaute aura pu avoir confirmation de ce que je disais en préambule, via les citations que je fais : Chantal Delsol est une véritable pédagogue. Ce qui n'est guère étonnant puisque ce
livre serait un condensé de cours qu'elle donne à l'université.
Que l'on soit au diapason ou non avec ce que Chantal Delsol écrit, force est de constater que son livre amène à une réflexion profonde sur notre condition, qui ne s'avère pas aussi simple
que l'on pourrait le penser.
Francis Richard