Des hommes se sont battus pour que vive la France lors de la Deuxième Guerre mondiale, comme d'autres avant eux, sur d'autres théâtres d'opérations. Qui étaient ces hommes? Et pour quel pays se sont-ils battus?
Ces hommes n'étaient pas tous des Français de souche, mais ils aimaient la France, charnellement pourrait-on dire, et ils ont versé leur sang pour elle. N'était-ce pas la meilleure preuve d'amour qu'ils pouvaient donner?
Andreï Makine, né en Sibérie, a publié en 2006 un livre intitulé Cette France qu'on oublie d'aimer. C'est ce livre qui lui a permis de faire la connaissance d'un homme qui, lui, n'a pas oublié de l'aimer, malgré ses origines.
Les origines de Jean-Claude Servan-Schreiber - car il s'agit de lui - sont en effet juives allemandes. Ce qu'on
n'a pas manqué de lui jeter à la figure en de multiples occasions. Ce qui ne l'a pas empêché d'aimer tout simplement le pays qui a donné l'hospitalité aux siens, quitte à "se débarrasser de quelques oripeaux - confessionnels, coutumiers ou autres - qui rendent plus malaisée cette généreuse hospitalité".
Dans un livre publié en 1979, Le Huron de la famille, Jean-Claude Servan-Schreiber a raconté sa vie de réussite dans les affaires, mais ce n'est pas à cette vie-là qu'Andreï Makine s'est intéressé. Il est remonté dans le temps, à la Deuxième Guerre mondiale pendant laquelle le lieutenant Schreiber s'est illustré.
Pendant six années de guerre Jean-Claude Servan-Schreiber a mené une existence qui a fait l'admiration de l'auteur au point de lui demander d'en écrire les mémoires. Mais qui a envie de publier les mémoires d'un nonagénaire, alors que les Français d'aujourd'hui n'ont d'yeux que pour "des personnages qui plaisent car ils légitiment la médiocrité et le lamentable confort de la pensée tiède"?
Que leur importe ce qu'a bien pu faire un jeune soldat, encore gamin - il a vingt-deux ans -, souriant et sans peur quand il affronte les Allemands avec son char en 1940. Cet homme n'est pas beaucoup plus vieux - il a deux ans de plus - quand il transmet des armes à des résistants plus jeunes encore que lui et quand il est fait prisonnier dans le camp de concentration franquiste de Miranda del Ebro.
Alors qu'il n'a pas pu rester dans l'armée française en janvier 1941 en raison du statut des juifs, il parvient à se faire enrôler dans l'Armée d'Afrique qui débarque en Provence en 1944 et va libérer le sud de la France, la vallée du Rhône, Strasbourg, et pénétrer en Allemagne:
"C'est ce même soldat qui, en hiver 44, sous le sifflement de la mitraille, descendait de son char
et sauvait deux camarades grièvement blessés."...
Andreï Makine raconte les difficultés qu'il a rencontrées pour trouver un éditeur au livre de son héros et l'échec éditorial cuisant, au printemps 2010, de Tête haute: souvenirs, une fois paru. De fait, le lieutenant Schreiber avait peu de chance d'être entendu, "de dire ce que ses compagnons d'armes ont vécu et comment ils sont morts". Car sa France n'a plus rien à voir avec le pays tel qu'il est devenu.
Déjà, rentrant en France après six années de guerres, il avait senti qu'il faisait figure de "guerrier retardataire qui revient dans un temps de paix peuplé d'indifférents et d'oublieux":
"La guerre terminée, ses retrouvailles avec Paris ont été marquées par un intense sentiment de solitude: une nouvelle jeunesse à laquelle il n'appartenait plus, une nouvelle langue qu'il ignorait, une autre façon d'appréhender la vie - cette vision "existentialiste" - qui n'avait que faire de sa vie à lui, de ses engagements, de ses blessures, de la mort, souvent héroïque, de ses camarades."
Les héros d'alors? Sartre, Camus et Beauvoir, qui festoyaient pendant que d'autres allaient au casse-pipe et qui se permettaient, après guerre, de leur donner des leçons de morale.
Jean-Claude Servan-Schreiber aggrave son cas. A vingt-deux ans, le 17 juin 1940, sorti en claudiquant de l'hôpital où sa jambe blessée a été soignée, il a fait la découverte de Dieu dans la cathédrale de Bordeaux dont il a poussé la porte:
"Avec l'âge, il avait de plus en plus l'intuition d'une vérité suprême, bien plus ample que ses souvenirs de jeune soldat et bien plus simple que les doctrines qu'échafaudaient les philosophes de fiestas."
Pendant la guerre il aura rencontré trois femmes, une résistante, une allemande, une infirmière. Ce n'étaient pas des conquêtes qui se seraient ajoutées à un palmarès de séducteur:
"Ces amours-là étaient d'une tout autre nature: elles n'entraînaient pas les amants dans l'épaisseur des liens du désir, de la possession. Tout au contraire, elles libéraient..."
Le livre d'Andreï Makine est un cri. Andreï Makine trouve en effet profondément injuste que le pays du lieutenant Schreiber soit maintenant un pays oublié:
"Un pays qu'on n'entend plus à travers la logorrhée des "communicants", la morgue des "experts", les verdicts de la pensée autorisée. Un pays rendu invisible derrière les hologrammes des mascottes "pipolisées", frétillantes idoles d'un jour, clowns de la politicaillerie scénarisée."
Il y a pourtant une lueur d'espoir dans ce "pays mis en veilleuse mais dont la vitalité se devine encore dans les failles qui percent l'étouffoir":
"Un éditeur qui ose publier un livre imprudent, un journaliste qui, se rappelant la noblesse de son métier, se révolte et, traîné devant un tribunal, réussit à dominer ses inquisiteurs. Un vieil homme qui, négligeant la quiétude d'une confortable retraite, engage son dernier combat pour défendre l'honneur de ce pays oublié."
Francis Richard
Le pays du lieutenant Schreiber, Andreï Makine, 224 pages, Grasset