La Russie reste largement hermétique à l'esprit occidental. L'occidental a du mal à comprendre que des Russes éminents acceptent depuis le XIXe siècle les technologies occidentales, synonymes du bien-être qu'elles apportent, tout en s'affligeant de ce qu'ils considèrent comme ses conséquences, le matérialisme et le socialisme athée, qui portent atteinte à l'âme russe éternelle.
Si, au XVIe siècle, les guerres de religion entre catholiques et protestants en Occident y sont relativement connues, il n'en est pas de même du Raskol qui a secoué l'orthodoxie russe au cours de ce même XVIe siècle, divisée entre, d'une part, les raskolniki, c'est-à-dire les vieux-croyants, avec à leur tête Avvakum, et les sectateurs, et, de l'autre, les orthodoxes, partisans de Nikon, le patriarche réformateur, inspiré par la culture occidentale, grecque en particulier, donc étrangère, incompréhensible, illisible.
Or, dans son essai, Cezary Wodzinsky raconte que ce schisme - raskol signifie schisme - n'a pas eu seulement des conséquences religieuses mais également politiques.
"Le Raskol", selon Nicolas Berdiaev "fut une évasion de l'histoire, car l'histoire était dominée par le prince d'ici-bas, l'antéchrist qui s'était hissé à la tête de l'Eglise et de l'Etat."
Le synode orthodoxe, où les étrangers dominent, "condamne les raskolniki comme hérétiques" et les raskolniki "désignent comme Antéchrist tout d'abord le patriarche, puis bientôt le tsar".
Cette époque, autour de 1666 (dans l'Apocalypse, 1'000 est le "nombre d'années d'emprisonnement de Satan et 666, le chiffre de la Bête") est le "Temps des troubles", qui voit les raskolniki hérétiques persécutés se réfugier dans des sous-sols, avec, pour conséquence de ce renoncement au monde, des suicides collectifs et massifs, et l'apparition des usurpateurs du tsar, de l'imposture généralisée.
La création par Ivan le Terrible de l'opritchnina, corps d'élite à sa dévotion, renforçant son autocratie et la centralisation du pouvoir, a précédé cette période d'usurpation et en a préparé le terrain. La conséquence en sera l'effacement des "frontières qui établissent la différence entre comportement et anticomportement, ordre et anti-ordre":
"Le véritable Christ ne peut se manifester que comme faux Antéchrist, ce qui signifie en retour que le véritable Antéchrist vient au monde sous la forme d'un faux Christ dont l'effet (in)visible, aussi visible qu'invisible, est justement le Raskol, c'est-à-dire la situation où ni vrai ni faux ne sont reconnus à aucune des parties."
Depuis l'époque du Raskol, la Russie est en état de transe permanente:
"C'est-à-dire qu'elle est devenue un champ d'expérimentation dans l'histoire de la perte de capacité à distinguer le bien du mal. Qu'elle est une possibilité chronique de confusion entre salut et condamnation, grâce et péché, paradis et enfer, en bref entre Christ et Antéchrist..."
Et Dostoïevski dans tout ça? Eh bien son monde est "un essai de représentation de la Russie en transe", un monde sans issue, qui le mobilise. Car il est bien conscient qu'une restauration de l'ordre ancien est trop simpliste. La beauté sauvera-t-elle le monde? Non, car elle est à la fois diabolique et divine. Alors peut-être faut-il approfondir le gouffre:
"Plus on est au désespoir, plus grand est l'espoir de salut en raison du contraste "optique"."
D'où son eschatologie active puise-t-elle sa force?
"De son refus de la mort, sa vitalité anti-mort, à partir entre autres d'une vision qui d'une manière sans précédent fait du cimetière un lieu bouillonnant de vie."
Cette vision est celle de Nicolas Fiodorov, qui a mis au point "un projet de ressuscitation de tous les morts". La mort ne serait pas inéluctable. Elle pourrait être vaincue. Il serait possible de transformer le plus grand mal en plus grand bien.
Pour vaincre la mort, il ne manque pas d'imagination sur les moyens technologiques, un véritable visionnaire, et son eschatologie est celle d'un ingénieur, tandis que celle de Dostoïevski, séduit par celle de Fiodorov, est chaotique et fait appel à la grâce qui "n'est ni bonne ni mauvaise":
"Elle n'est pas non plus bonne-et-mauvaise, mais silencieuse. Et ...d'or."
Aussi les moyens de Fiodorov de parvenir à la ressucitation sont-ils différents de ceux de Dostoïveski:
"Les descriptions "maladroites" de la grâce chez Dostoïevski se transforment en projet d'ingénierie fantastique de ressuscitation de tous les morts. La grâce devient plastique, ouvrage et instrument nimbé de grâce dans les mains du fils de l'homme."
Friedrich Nietzsche recommandait de "philosopher au marteau". Au début du livre, l'auteur, encouragé par Dostoïevski propose d'empoigner une hache, pour démolir un certain ordre, "pour déterminer la possibilité d'une autre constellation composée à partir des fragments de la démolition".
A la fin du livre, l'auteur constate que Dostoïveski a bien fait usage de la hache dans son oeuvre, "recueil de crimes et de meurtres, de viols et de péchés en tous genres, de souffrances innocentes et de passions mortelles, d'actes de violence et de brutalité, de suicides par désespoir ou par idolâtrie, de projets déments ourdis pour l'extermination de l'humanité, et ainsi de suite". Ainsi a-t-il fait "des trous dans le monde" pour "que réapparaisse son "au-delà" à sa frontière mobile":
"Toucher la grâce à coups de hache, qui d'autre que Dostoïevski aurait l'audace d'une telle entreprise? Qui aurait pensé que de telles trouées feraient les ouvertures que la grâce se choisit pour se glisser dans le monde?"
Cezary Wodzinsky, lui, dans cet essai, avec sa hache, a fait des trous dans la surface de l'oeuvre de Dostoïevski pour se glisser dans son monde et lui donner un sens.
Francis Richard
Transe, Dostoïevski, Russie, ou la philosophie à la hache, Cezary Wodzinsky, 136 pages, L'Age d'Homme